Pour en finir avec la sélection
Derrière un apparent consensus sur la nécessaire réussite de tous, c’est bien celle de chacun qui est à l’ordre du jour, sur fond de naturalisation du développement et de retour à l’idéologie des dons. Le mot d’ordre, c’est de mener chaque élève au plus loin de son excellence et de ses talents affirme[1]Jean Michel Blanquer, La République, 1er juin 2017 le ministre. L’évacuation de la question sociale, ou plutôt son essentialisation signent le refus de tout projet égalitaire.
Quand les différences deviennent des inégalités
Développement naturel des enfants, innéisme des talents et autres gouts ou intérêts… l’offensive idéologique n’est pas nouvelle car il s’agit bien de justifier l’injustifiable, en faisant admettre à des parents légitimement inquiets de l’avenir de leur enfant, à des enseignants massivement empêchés d’exercer leur métier, que les différences d’accès à la culture scolaire seraient naturelles, et que l’objectif alors serait de s’intéresser avec bienveillance à chacun pour évacuer le tous !
Cette essentialisation des différences entre élèves est ancienne, qu’elle réfère à la biologie ou au handicap socioculturel. Martelée comme une évidence, elle est de plus en plus partagée : 69,5% des enseignants imputent la difficulté scolaire à l’environnement des élèves, contre 16,7% qui l’imputent à l’école et 11,7% aux élèves[2]Stanislas Morel, La médicalisation de l’échec scolaire, La Dispute, 2014. Ainsi la réalité irréfutable de différences entre les individus, est pervertie dans l’évitement de la question de fond : de quoi sont faites ces différences dans l’accès aux savoirs scolaires ? Car lorsque elles se traduisent par l’échec massif des enfants issus des classes populaires, empêchés de devenir élèves, c’est bien la fonction de l’école qui est interrogée. Pour Jean-Paul Delahaye si les inégalités sociales pèsent encore autant sur le destin scolaire de la jeunesse de notre pays, c’est que l’échec scolaire des plus pauvres n’est pas un accident. Il est inhérent à un système qui a globalement conservé la structure et l’organisation adaptées à la mission qui lui a été assignée à l’origine : trier et sélectionner. L’échec scolaire des enfants des milieux populaires résulte pour partie de l’organisation de notre système scolaire[3]Jean-Paul Delahaye, Pour faire cesser le tri social : une scolarité obligatoire pensée pour tous les enfants, Carnets Rouges n° 5.
Dès 1964 Bourdieu et Passeron dénonçaient dans « Les héritiers » le rôle majeur de l’héritage culturel dans la scolarité, héritage fait de savoirs, savoirs faire, pratiques langagières[4]Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Editions de Minuit, 1964. Les élèves en connivence avec l’école sont ceux dont l’héritage culturel coïncide avec la culture scolaire. Et c’est à ceux-là que l’école s’adresse, présupposant que cette culture est universellement partagée. Cet élève connivent sait par exemple se repérer sur une page de manuel, a compris que pour entrer dans un texte il ne suffit pas d’en restituer la chronologie mais bien d’être en mesure de l’interpréter, de faire des liens avec d’autres textes, d’écrire dans les blancs de ce texte, c’est-à-dire d’entretenir un dialogue actif avec lui. Il sait que ses « erreurs » sont autant de tentatives nécessaires pour construire ses propres réponses, dans la confrontation à ses camarades, à des questionnements nouveaux. Il sait que le langage ne sert pas seulement à communiquer et à s’exprimer, mais aussi à questionner le monde et le découvrir intelligible. Il sait que pour apprendre, c’est-à-dire se déplacer d’un déjà là, il lui faut mettre son expérience à distance pour la penser, s’en émanciper, affronter des situations nouvelles. Cette posture n’est ni naturelle, ni spontanée mais une production sociale. Pour les élèves les moins connivents, l’école demeure le lieu de l’étrangeté en ne prenant pas en compte les différences de rapport à l’école, aux savoirs et aux apprentissages. En les naturalisant, le système les transforme en inégalités car elle n’enseigne pas explicitement ce qu’elle exige comme le dénonçait il y a plus de 40 ans déjà Pierre Bourdieu !
Dans un autre champ, Catherine Vidal[5]Catherine Vidal, La plasticité cérébral, clef de apprentissage, Carnets Rouges n°3, mai 2015 explique que les travaux en neurosciences invalident le déterminisme biologique. On ne peut séparer l’inné de l’acquis : l’inné apporte la capacité de câblage entre les neurones, l’acquis permet la réalisation effective de ce câblage. Le dilemme classique qui tend à opposer nature et culture est dépassé puisque l’interaction avec l’environnement est la condition indispensable au développement et au fonctionnement du cerveau. Ces travaux ouvrent d’énormes perspectives pour le système scolaire et confirment la justesse de la bataille idéologique menée par Lucien Sève remettant en cause l’idéologie des dons[6]Lucien Sève, Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme, Carnets Rouges n° 5 décembre 2015, qu’il qualifiait de préjugé barbare en affirmant que les destins scolaires ne sont pas une « fonction du cerveau ».
“ Evacuer la question sociale, promouvoir les talents, c’est fondamentalement faire le choix du maintien des inégalités. ”
Les effets de ces logiques fatalistes sont dévastateurs jusque dans l’image de soi. Mathias Millet et Jean-Claude Croizet[7]Mathias Millet, Jean-Claude Croizet : L’école des incapables ? La maternelle, un apprentissage de la domination, La Dispute, 2016, au terme d’une longue recherche ont pu mettre à jour comment les élèves, dès la maternelle font l’expérience d’une disqualification sociale et l’apprentissage de leur infériorité ou supériorité sociale par la personnalisation de leurs performances, dont ils seraient seuls responsables et qui les conduit très jeunes à construire une représentation de leur compétence ou de leur incompétence qui a des effets durables sur la manière dont ils s’inscrivent dans les apprentissages scolaires. L’effet Pygmalion est d’une redoutable efficacité !
Le choix du tri social
Evacuer la question sociale, promouvoir les talents, c’est fondamentalement faire le choix du maintien des inégalités. La rhétorique ministérielle est habile en la matière quand elle prétend apporter la solution par une adaptation « pragmatique » au contexte : promotion de « l’innovation » pour mettre un terme à la décomposition pédagogiste (Le Point 20/07/2016) ; prescription de « bonnes pratiques » (on connaît les solutions qui fonctionnent, il faut les appliquer sur le territoire sans faillir, Le Point, 20/07/2016), dans une approche simplificatrice de l’acte d’enseigner ; mépris pour des décennies de recherche en fustigeant les jargonneux et ridicules programmes de 2016 (interview SOS Education) au nom de LA science.
“ C’est donc bien dans une perspective d’égalité qu’il faut penser la transformation du système scolaire. Une égalité qui se construit. ”
L’affirmation selon laquelle « ça marche », « ça fonctionne » nécessite de s’interroger sur le « ça ». Car la plupart des prétendues solutions ont fait la preuve de leur inefficacité et de leur non pertinence et sont autant d’impasses si l’objectif est véritablement l’entrée de tous les élèves dans les apprentissages scolaires. Pour exemples : l’apprentissage de vocabulaire en maternelle (qui est nécessaire) ou la seule fréquentation de la langue sont très loin de suffire à l’appropriation du langage requis par l’école ; le redoublement a prouvé son inutilité voire sa contre productivité ; l’entraînement est inutile tant que les notions ne sont pas construites ; la réduction des effectifs n’a d’effets positifs que si elle s’accompagne d’un changement de pratiques ; l’apprentissage de la lecture ne peut se réduire à l’étude de sons ou l’identification de mots ; le pilotage par les résultats entraîne un morcellement des connaissances ; l’individualisation s’inscrit dans des logiques adaptatives qui, en différenciant les attentes selon les élèves auxquels on s’adresse, renforce les écarts ; l’histoire et la littérature ne sont pas réductibles à la chronologie ou l’énoncé de noms célèbres… Les fondamentaux tournent le dos à un projet culturel.
Les fondamentaux ? la démocratisation et l’émancipation
L’addition de solutions morcelées témoigne d’une bien pauvre ambition. D’autant plus lorsque ces solutions, non seulement ne permettent en rien la réduction des écarts, mais concourent à en surmultiplier les effets sélectifs.
C’est donc bien dans une perspective d’égalité qu’il faut penser la transformation du système scolaire. Une égalité qui se construit. Quelles en sont les conditions ?
■ Affirmer et faire vivre à tous les enfants leur capacité à apprendre et à progresser, car plus nous croyons les enfants limités, plus nous les mettons en incapacité de pouvoir dépasser leurs limites[8]Catherine Tauveron et l’interprétation, Le Café Pédagogique, avril 2011.. Et parce que ce tous capables lancé par le GFEN dans les années 1960, loin d’être un slogan, rend compte d’une histoire de l’humanité faite de dépassements d’obstacles. Il faut (…) penser le « tous capables » non pas comme donnée de nature mais comme conquête, acte de rupture avec les fatalités intériorisées, avec l’auto limitation des possibles…[9]Jacques Bernardin, intervention à l’ESPE de Rennes, mars 2014
■ Promouvoir une conception culturelle des apprentissages : l’école ne peut être réduite à l’obtention d’un emploi. Le lire/écrire/compter prépare à une hiérarchisation sociale, en réduisant ces apprentissages à une technicité qui ne rend pas compte de leur densité culturelle, en maintenant les inégalités liées à l’héritage culturel quand les enfants issus des classes populaires n’auront pour tout bagage que ce maigre viatique pour entrer dans un monde qui se complexifie. C’est dans la rencontre avec des œuvres artistiques, scientifiques, technologiques dont trop d’élèves ne soupçonnent pas l’existence, qu’ils pourront passer de logiques d’opinion, porteuses de violents affrontements sans issus à une logique de raison où ils seront capables de construire un point de vue raisonné, de ne plus être aliénés à une pensée libérale dominante qui écrase et mutile. L’approche épistémologique, montre d’une part que les savoirs ne sont pas des objets morts, et donne d’autre part sens aux apprentissages en ce qu’ils apparaissent comme des réponses que s’est donnée l’humanité pour résoudre des problèmes.
■ Elaborer dans des collectifs enseignants des modalités de transmission de savoirs, essentielles à la construction d’une pensée autonome, car toutes les pratiques ne se valent pas. L’approche dogmatique des connaissances assénées comme des vérités définitives sont de vrais empêchements à penser et s’émanciper. Elle conduit les élèves les moins connivents avec les pratiques scolaires à penser qu’il suffit d’acquérir des informations et des connaissances à mémoriser et restituer au contrôle, pour mieux les oublier ensuite.
■ Doter tous les élèves des outils cognitifs et langagiers requis pour qu’ils conquièrent une réelle autonomie intellectuelle : décrypter les pages d’un manuel ou d’un album de littérature ; mémoriser sans en rester à la seule restitution d’un cours ; clarifier les enjeux et le but d’une activité et anticiper les modalités de réalisation de la tâche prescrite ; s’entraîner aux techniques intellectuelles (réfléchir, catégoriser, observer, analyser…) ; s’exercer à des pratiques langagières qui entrainent à la réflexivité, sans laquelle les élèves seuls ne peuvent passer de l’action à la pensée. Pour apprendre à l’école, il faut apprendre l’école.[10]Elisabeth Bautier, Equipe ESCOL, Apprendre à l’école. Apprendre l’école. Des risques de construction d’inégalités dès la maternelle, Chronique Sociale, 2006
■ Créer dans l’ordinaire de la classe les conditions de la coopération, la solidarité, l’entraide dans un collectif d’apprentissage plutôt que de multiplier des dispositifs de différenciation qui consistent souvent à baisser les exigences pour les élèves qui rencontrent le plus de difficultés.
■ Créer des besoins plutôt que de s’adapter à ceux des élèves (car ce sont toujours les mêmes qui sont outillés pour en formuler). La pédagogie doit s’orienter non sur l’hier mais sur le demain du développement enfantin.[11]Lev Vygotski, Pensée et langage, Editions Sociales, 1985
“ C’est à l’école de « faire l’école » pour ne plus être ce lieu de l’entre-soi qui demeure étranger à trop d’enfants. ”
C’est à l’école de « faire l’école » pour ne plus être ce lieu de l’entre-soi qui demeure étranger à trop d’enfants. C’est à l’école de donner les clefs pour que tous les enfants puissent identifier les attendus scolaires, prennent le risque de se frotter à l’inconnu de savoirs nouveaux, en découvrent la saveur. L’émancipation intellectuelle est à ce prix. Et que peut-il y avoir de plus fondamental que cela ?
Christine Passerieux
Rédactrice de Carnets Rouges
Notes[+]
↑1 | Jean Michel Blanquer, La République, 1er juin 2017 |
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↑2 | Stanislas Morel, La médicalisation de l’échec scolaire, La Dispute, 2014 |
↑3 | Jean-Paul Delahaye, Pour faire cesser le tri social : une scolarité obligatoire pensée pour tous les enfants, Carnets Rouges n° 5 |
↑4 | Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Editions de Minuit, 1964 |
↑5 | Catherine Vidal, La plasticité cérébral, clef de apprentissage, Carnets Rouges n°3, mai 2015 |
↑6 | Lucien Sève, Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme, Carnets Rouges n° 5 décembre 2015 |
↑7 | Mathias Millet, Jean-Claude Croizet : L’école des incapables ? La maternelle, un apprentissage de la domination, La Dispute, 2016 |
↑8 | Catherine Tauveron et l’interprétation, Le Café Pédagogique, avril 2011. |
↑9 | Jacques Bernardin, intervention à l’ESPE de Rennes, mars 2014 |
↑10 | Elisabeth Bautier, Equipe ESCOL, Apprendre à l’école. Apprendre l’école. Des risques de construction d’inégalités dès la maternelle, Chronique Sociale, 2006 |
↑11 | Lev Vygotski, Pensée et langage, Editions Sociales, 1985 |