Jacques Bernardin,  Numéro 5,  Tous capables ! Mais de quoi ?

Tous capables ! Du pari éthique à la loi d’orientation

Sujet de controverses lors du débat parlementaire, audace défendue au Sénat avant d’être ratifiée par l’Assemblée nationale[1]Chapitre Ier, Section 1 « Les principes de l’éducation », article 2 de la Loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République (JO N°0157 du 9 juillet 2013) , l’idée que « tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser » est désormais inscrite dans la loi de juillet 2013 en tant que principe de l’éducation.

« Tous capables ! » La formule portée par le GFEN[2]Mouvement pédagogique héritier de Langevin et de Wallon, présidents successifs de 1936 à 1962 fut d’abord un parti-pris éthico-politique et un défi pédagogique avant de trouver un étayage scientifique, puis de devenir un principe institutionnalisé.

Au regard des effets socialement sélectifs qui spécifient l’école française au fil des comparaisons internationales, chacun pressent l’exigence que cela fait porter sur l’École, la nécessité de pratiques en rupture avec les logiques du passé… Mais revenons sur les amonts historiques de cette conviction.

Tous capables ! Un pari sur l’humain à contre-courant de l’opinion commune

Croire aux possibilités d’évolution de ceux dont personne n’attend plus rien est un principe d’action pour l’Education Nouvelle, principe assis sur une conception dynamique et optimiste de l’humain.

Dans les années 60, l’ouverture du secondaire à tous les élèves révèle un phénomène jusqu’alors impensé : l’échec scolaire. Comment va-t-on alors l’ expliquer ? Par la théorie des dons, entendus comme aptitudes naturelles, dont chacun hérite par son patrimoine génétique.

Chacun à sa juste place, c’est l’idéal d’une société bien ordonnée, ainsi que certains l’expliquent. Pour Carrel (1935), « la répartition de la population d’un pays en différentes classes sociales n’est pas l’effet du hasard, ni de conventions sociales. Elle a une base biologique profonde. (…) Ceux qui sont aujourd’hui des prolétaires doivent leur situation à des défauts héréditaires de leur corps et de leur esprit »[3]Alexis Carrel (1935), L’Homme, cet inconnu, Plon. (Il a soutenu des thèses eugénistes et eu des liens avec Pétain).. Selon Herrnstein (1971), « il se peut que la tendance au chômage se transmette par les gênes familiaux, avec à peu près la même certitude que les caries dentaires »[4]1971, Herrnstein, psychologue américain. L’affaire est entendue : l’échec scolaire est dû au «caractère héréditaire des facultés intellectuelles »[5]Debray-Ritzen P. (1978), Lettre ouverte aux parents des petits écoliers, Paris, Albin Michel. Citations qui sont extraites de Schiff M. (1982), L’intelligence gaspillée. Inégalité sociale, injustice scolaire, Paris, Seuil..

Henri Wallon s’oppose à cette idée dès 1932 : « il n’y a pas d’organisme qui soit explicable sans le milieu dans lequel il se développe. Il n’y a pas d’aptitudes que l’on puisse définir sans un objet propre à ces aptitudes. L’enfant ne développe pas d’aptitudes en elles-mêmes. L’enfant, en réalité, dès le moment de sa naissance, s’adapte à son entourage »[6]Au congrès de la Ligue Internationale de l’Education Nouvelle de Nice. Cité dans GFEN (1974), L’échec scolaire : Doué ou non doué ? Op. cit. p. 106..

Lucien Sève soutient en 1964 que « Les ‘dons’ n’existent pas »[7]Lucien Sève, « Les « dons » n’existent pas », L’école et la Nation, octobre 1964, article repris et partiellement résumé dans l’ouvrage collectif Doué ou non doué : « la diversité des aptitudes intellectuelles n’est pas du tout la conséquence fatale de la diversité des données biologiques et, (…) bien que ces données biologiques aient naturellement une certaine incidence sur le développement psychique, ce sont les conditions sociales de ce développement qui décident de tout ».

Bourdieu et Passeron interrogent : qui a intérêt à parler de « dons » ? « La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons »[8]P. Bourdieu et J-C. Passeron (1964), Les Héritiers, Ed. de Minuit (cité p. 47 de l’ouvrage précédent)..

Contre la théorie du handicap socioculturel.

Pour Michel Brossard[9]Professeur en psychologie du développement à l’université de Bordeaux, l’idéologie des dons (sans cesse réactualisée)[10]Elèves « abstraits » ou « concrets » ; ayant des « talents », « aptitudes » ou « formes d’excellences » spécifiques… relève de la « préhistoire de la psychologie ». Pour autant, « on ne peut non plus évoquer le ‘milieu’ comme facteur explicatif ultime, ce qui serait en rester à une psychologie sommaire du conditionnement culturel, substituer un mot (milieu) à un autre (hérédité), remplacer un fatalisme de l’hérédité par une fatalité de l’héritage »[11]Michel Brossard (1974), « Diversité culturelle, inégalités de développement », in L’échec scolaire… Op. cit., p. 239..

C’est pourquoi l’idéologie du handicap socioculturel, ethnocentrique, est aussi une posture de domination. Cette approche défectologique qui renvoie la responsabilité des difficultés à l’enfant et/ou sa famille, fait l’économie d’un questionnement sur l’école, ses valeurs et ses pratiques.

“ Est-ce l’élève qui est handicapé ou l’école qui est handicapante ? ”

Est-ce l’élève qui est handicapé ou l’école qui est handicapante ? Pour la sociologie critique des années 70, le système éducatif transforme les injustices sociales en inégalités scolaires. Dans l’espace socio-familial, se construit un habitus qui constitue une grille d’appréhension du réel. Bourdieu parle de violence symbolique lorsque le système scolaire présuppose présent chez tous ce qui ne fait connivence que pour certains et « en ne donnant pas explicitement ce qu’il exige »[12]P. Bourdieu, J.-C. Passeron (1970), La Reproduction, Paris, Ed. de Minuit..

Il n’y a pas de fatalité de l’héritage…

… et la preuve en est faite lors de l’expérience initiée par Robert Gloton dans le XXème arrondissement de Paris, de 1962 à 1971 : alors que près de 60 % des élèves de CM2 redoublaient de un à trois ans, ils entrent alors tous en 6è sans redoubler, plus de 90 % réussissent le BEPC « à l’heure ». Les proviseurs de lycée reconnaissent que les élèves du groupe du 20ème – outre leur curiosité, leur goût d’apprendre et de comprendre – sont parmi les meilleurs en français et en mathématiques.

Une transformation des modalités d’apprentissage basée sur le double apport de Piaget et de Wallon pour la psychogenèse de la connaissance, de Bachelard pour la notion de rupture épistémologique, a permis l’engagement intellectuel de chacun et la compréhension partagée : démarche d’auto-socio-construction des savoirs, formalisée dans l’ouvrage collectif du GFEN : Quelles pratiques pour une autre école ?[13]GFEN (1982), Quelles pratiques pour une autre école ? Le savoir aussi, ça se construit ! Casterman.

L’appui des recherches

Génétique et neurosciences

Albert Jacquard[14]Albert Jacquard (1978), Éloge de la différence. La génétique et les hommes, Seuil ; (1982) Au péril de la Science, Seuil ; (1983) Moi et les Autres, Seuil… dénonce les raisonnements qui, au nom de la science soutiennent les thèses innéistes et fatalistes, et argumente sur ce qui fait « la spécificité de l’être humain (…) l’importance de son pouvoir d’auto création »[15]Albert Jacquard (1984), Inventer l’homme, éditions Complexe (coll. Le Genre humain), p. 167..

En 2009, Michel Duyme[16]Michel Duyme in GFEN (2009), Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, La Dispute., directeur de recherche au CNRS écrit : « Il est maintenant bien établi qu’un environnement enrichi facilite non seulement les apprentissages mais développe les interconnections synaptiques du système nerveux central. Les apprentissages transforment biologiquement le cerveau »[17]M. Duyme, C. Capron (2009), « Handicap, performances intellectuelles et inégalités scolaires », Ibidem, p. 45. La plasticité cérébrale finit d’invalider la théorie des dons. Conception dynamique du développement renvoyant à la centralité des expériences et des interactions du sujet avec son environnement.

Psychologie sociale

Concernant les interactions éducatives, les travaux de Rosenthal et Jacobson dans les années 70 sur l’effet Pygmalion[18]Robert A. Rosenthal et Lenore Jacobson (1971), Pygmalion à l’école. L’attente du maître et le développement intellectuel des élèves, Casterman. attestent de l’importance des attentes professorales à l’égard de celui qui apprend, attentes qui se traduisent par des modifications bien souvent inconscientes du comportement et de la conduite de classe, et participent à l’« autoréalisation des prophéties », confirmant en boucle le regard porté sur l’élève[19]David Trouilloud, Philippe Sarrazin (2003), « Les connaissance actuelles sur l’effet Pygmalion : processus, poids et modulateurs » (Note de synthèse), Revue Française de Pédagogie N°145, oct.-nov.-déc. 2003, p. 89-119.. Parmi les facteurs déterminant les attentes professorales, le plus influant  est… l’origine sociale des élèves. Les enseignants seraient-ils victimes d’un aveuglement sociologique ?

Sociologie

Le phénomène des attentes ne suffit pas, à lui seul, à expliquer la récurrence des difficultés des élèves de milieux populaires face aux apprentissages. Les travaux de l’équipe Escol sur le rapport au savoir et de Bernard Lahire sur la culture écrite apportent de nouveaux éclairages quant :

  • à la compréhension des cas atypiques qui échappent aux corrélations statistiques ;
  • aux caractéristiques différenciatrices du rapport des élèves à la scolarité et au savoir et les processus par lesquels se tissent les destins scolaires heureux ou malheureux ;
  • aux déplacements sur les plans langagier, cognitif et culturel qu’exigent les apprentissages scolaires, produits d’une culture écrite socio-historiquement constituée.

Démocratiser l’accès aux savoirs

L’égalité des chances renvoie à l’idée que les potentialités sont diverses, et qu’il appartient à l’école de les révéler, de repérer les talents et aptitudes et lever les obstacles à l’épanouissement de ces capacités natives pour sélectionner plus « justement » l’élite, au service d’une économie toujours plus compétitive. L’égalité des chances prépare à l’inégalité des destinées. Au mérite des uns fait écho la disqualification des autres, rendus comptables de n’avoir pas « saisi leur chance ». Renvoi à l’individu d’un échec alors intériorisé comme incapacité personnelle, masquant sa dimension ségrégative.

A cette égalité biaisée, s’oppose une visée élargie de la justice scolaire : viser la promotion de tous, former non seulement les futurs agents économiques mais d’abord et essentiellement l’homme et le citoyen. C’est alors missionner l’école pour faire avec les différences sans les penser comme des inégalités, pour enrayer les mécanismes de la reproduction ségrégative, pour faire œuvre de justice dans l’accès au savoir, à la culture.

Tous capables ! Les pratiques à l’épreuve…

La formule peut apparaître comme incantation magique faute d’interroger la nature des différences entre les individus (produits d’une histoire à la fois personnelle et sociale), et laisse en suspens l’interrogation : « capables »… oui, mais de quoi ?

“ Il faut donc penser le « tous capables » non pas comme donnée de nature mais comme conquête, acte de rupture avec les fatalités intériorisées, avec l’auto limitation des possibles… ”

Au vu de l’histoire, les hommes n’ont qu’une capacité native : celle de surmonter leurs handicaps, d’accroître leurs pouvoirs en surmontant les obstacles et en faisant reculer les limites de leur condition. Il faut donc penser le « tous capables » non pas comme donnée de nature mais comme conquête, acte de rupture avec les fatalités intériorisées, avec l’auto limitation des possibles …

Penser autrement les différences…

Identifier la nature des difficultés des élèves, c’est la première des difficultés… des enseignants, selon l’Inspection générale[20]Anne Armand, Béatrice Gille (2006), « La contribution de l’éducation prioritaire à l’égalité des chances des élèves », Rapport IGEN-IGAENR.. Rappelons les grands traits de ce qui «  fait différence ».

  • Pour les élèves scolairement fragiles : sens des savoirs étroitement instrumentalisé, au service d’exigences scolaro-centrées (contrôles, passages de classe) ou du futur professionnel ; extériorité des objets de savoir conçus comme vérités formelles et atemporelles (à recevoir, mémoriser, restituer) ; apprentissage conçu comme activité réceptive et réduite au « faire » ; forte dépendance à l’enseignant.
  • Pour les élèves en réussite ; savoirs investis pour leur valeur formative et émancipatrice, repères structurants face au chaos du monde, clés de compréhension élargissant les pouvoirs d’action ; apprentissage comme processus nécessitant l’engagement personnel, occasion d’exercer et de développer sa pensée, ses capacités de réflexion.

Apprendre ensemble, réussir tous .

La différenciation consiste souvent à simplifier, segmenter, guider et aider davantage, au risque d’affadir l’enjeu des tâches, de pulvériser l’unité de l’activité, de conforter la dépendance. Le résultat de ces aménagements : la paix dans la classe… mais une dispersion croissante des acquis.

A contrario, il nous faut conjuguer diversité des élèves et convergence des objectifs. Au regard des déplacements à faire opérer par les élèves les plus éloignés de l’univers scolaire, deux axes sont à investir : la nature des situations d’une part, la conduite des activités d’autre part.

La nature des situations.

La découverte des notions, la construction de concepts et des techniques intellectuelles méritent une attention accrue. Répondre à la question du sens oblige à « opérer une refondation épistémologique de la culture » dit Yves Chevallard[21]Yves Chevallard (2003), « Approche anthropologique du rapport au savoir et didactique des mathématiques », Rapport au savoir et didactique, Sylvette Maury et Michel Caillot (dir.), Ed. Fabert, p. 20., refondation qui consiste à appréhender les savoirs comme réponse à des problèmes, conquête de l’humanité sur la nature et l’ordre immuable des choses, pour prévoir et non subir… Les situations, adaptées à l’âge des élèves, ayant une épaisseur culturelle et conceptuelle permettent de « rejouer » ces épreuves du passé, à la hauteur des attentes que l’on soutient à leur égard. Ainsi que le soutient Catherine Tauveron en matière de rapport au langage et à la littérature, « plus nous croyons les enfants limités, plus nous les mettons en incapacité de pouvoir dépasser leurs limites »[22]Catherine Tauveron (2011), site du Café Pédagogique, avril 2011..

Conclusion

Se sentir réellement « capable » nécessite de l’avoir éprouvé et pas seulement de l’avoir entendu : c’est dire l’importance de vivre des défis, des expériences fortes pour s’en persuader intimement…

Le moteur du « Tous capables » : le sentiment de réussir ce dont on ne s’imaginait pas être capable. Chaque victoire sur soi en appelle d’autres, étapes graduées d’élargissement des possibilités, de transformation de l’horizon d’attentes. Encore faut-il accepter, une première fois, de se risquer…

Si l’enjeu est que chacun se « sente capable…», il est clair que c’est de la conjugaison des apports de tous que cela se nourrit et se renforce. Autrement dit, c’est à travers des apprentissages vécus comme conquêtes collectives que le « Tous capables » prend forme, aventure solidaire d’un collectif s’inscrivant – par ces conquêtes – dans la dynamique émancipatrice de l’humanité.

Jacques Bernardin
Président du GFEN

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