Anne Clerc-Georgy,  Des fondamentaux pour quelle école ?,  Numéro 12

Redéfinir les fondamentaux pour permettre à tous les élèves de s’approprier les outils requis par l’école : la question du langage.

Il est coutume de considérer que les apprentissages fondamentaux se réduisent à lire-écrire-compter. Or, ce n’est pas le cas. Si nous considérons que les fondamentaux sont le socle de la scolarité de l’élève, les apprentissages fondateurs de sa capacité à apprendre à l’école, force est de constater qu’une réflexion à propos de ce qui favorise la réussite scolaire est nécessaire et qu’une redéfinition de ces apprentissages est urgente. Il arrive souvent qu’un jeune élève mémorise et applique sagement un ensemble de procédures. Cet élève met en œuvre ces procédures sans avoir saisi les possibles de la pensée que la maîtrise de cet outil pouvait lui offrir. Et, ceci se reproduit dans de nombreuses disciplines, l’élève qui déchiffre n’est pas nécessairement lecteur, celui qui récite la comptine numérique n’a pas nécessairement construit le nombre. La réduction des fondamentaux à lire-écrire-compter génère de nombreux malentendus et favorise l’invisibilité des apprentissages réellement fondateurs de la scolarité.

De quelques apprentissages fondamentaux

Explorons ici, en guise d’exemple, la question de l’apprentissage du langage à l’école. Si tout le monde s’entend sur l’importance d’apprendre à parler la langue en vigueur, il est courant d’oublier que le langage de l’école, le langage pour apprendre est un autre apprentissage, un apprentissage fondateur de la scolarité des élèves. Si l’apprentissage de la langue vise le développement des capacités d’expression et de communication, le langage pour apprendre privilégie un rapport scriptural au langage. Ce rapport favorise la mise à distance des expériences et des objets du monde pour s’en ressaisir et en faire des objets de pensée et de questionnement. Ce langage particulier permet de se détacher des dimensions contextuelles et subjectives qui caractérisent l’expérience concrète pour en extraire des dimensions de généralité telles qu’elles apparaissent dans les savoirs partagés dans une culture donnée. Plus spécifiquement, l’usage et l’appropriation d’un langage pour apprendre vont favoriser d’autres apprentissages fondamentaux tels que présentés ci-après.

“ Ce langage particulier permet de se détacher des dimensions contextuelles et subjectives qui caractérisent l’expérience concrète pour en extraire des dimensions de généralité telles qu’elles apparaissent dans les savoirs partagés dans une culture donnée. ”

Tout d’abord, agir n’est pas apprendre, réussir n’est pas comprendre. Pour apprendre, les élèves doivent comprendre ce qui leur a permis de réussir ou pas une tâche, s’émanciper de cette tâche pour en retirer des éléments à généraliser, à retenir, à reproduire. Le langage est alors nécessaire pour rendre visible la pensée, pour mettre en mots les stratégies mises en œuvre, pour comparer ces stratégies avec d’autres et identifier celles qui seront les plus efficaces. Cependant, ce langage de la pensée ne se développe pas spontanément. C’est parce qu’il est parlé par l’enseignant, que ce dernier explicite à la fois sa propre pensée et celles de ses élèves que progressivement ces derniers pourront aussi mettre en mots leur propre pensée.

Ensuite, c’est en faisant usage avec l’enseignant des savoirs inscrits dans les différentes disciplines scolaires (système décimal, écriture, plans, outils de mesure du temps…) que les élèves vont pouvoir se les approprier et en faire plus tard un usage autonome. Ils deviendront alors des outils de leur pensée. C’est encore ici le langage qui permettra de rendre visible l’usage des savoirs, ce en quoi ils vont potentiellement augmenter le pouvoir de penser et d’agir des élèves. C’est aussi sous le guidage de l’enseignant que peut se faire l’appropriation de savoirs proto-didactiques requis par l’école, c’est-à-dire de savoirs qui rendent possible le travail scolaire, qui visent l’apprendre à apprendre. Il s’agit ici par exemple des habiletés d’énumération, de discrimination ou de catégorisation.

“ S’il est une dimension fondatrice de la réussite scolaire, c’est bien la capacité à s’imaginer capable d’apprendre, à se projeter comme maîtrisant des savoirs non encore acquis et à anticiper les stratégies à mettre en œuvre pour y parvenir. ”

Le langage à l’école favorise aussi un autre apprentissage fondamental : le changement de rapport au temps des élèves. En effet, durant les premières années de la scolarité, les enfants devront apprendre à se détacher de l’ici-et-maintenant pour revenir sur des actions passées et pour anticiper des actions à venir. Ce changement est fondateur de la capacité à agir par la pensée, à se projeter dans des actions futures, dans des apprentissages non encore effectués. S’il est une dimension fondatrice de la réussite scolaire, c’est bien la capacité à s’imaginer capable d’apprendre, à se projeter comme maîtrisant des savoirs non encore acquis et à anticiper les stratégies à mettre en œuvre pour y parvenir.

Par ailleurs, les enfants pour devenir élèves devront s’approprier la posture scolaire et développer leur capacité à changer de point de vue sur les objets pour progressivement adopter un point de vue scolaire, puis disciplinaire sur les objets du quotidien traités à l’école. La posture scolaire nécessite l’appropriation d’habiletés requises par l’apprentissage scolaire et souvent développées dans le jeu libre (se projeter volontairement dans des apprentissages imposés par l’école, développer ses capacités d’autorégulation, saisir l’intérêt des savoirs proposés…). Là encore, c’est dans les dialogues avec l’enseignant, souvent après les moments de jeu libre que ces modes de pensée propres à l’école sont rendus visibles, conscientisés et transférés du jeu aux activités scolaires. Ces habiletés sont liées à la capacité à se projeter dans des apprentissages, à apprendre ensemble selon un rythme, un programme et des modalités imposés.

Cette capacité à changer de point de vue sur les objets du quotidien participe du processus de disciplinarisation. Les savoirs traités dans les premiers degrés s’inscrivent progressivement et de plus en plus explicitement dans différents domaines disciplinaires (par exemple le fruit sera traité différemment dans une leçon visant des apprentissages langagiers, scientifiques, artistiques ou encore dans une leçon sur l’alimentation). Pour favoriser cette entrée dans les disciplines, c’est une autre fonction du langage qui est centrale. En effet, la précision du vocabulaire, les mots de la discipline, ainsi que l’explicitation des modes de pensée disciplinaires parlés par l’enseignant vont permettre aux élèves de progressivement saisir les caractéristiques, les façons d’agir, de parler et de penser propre à chaque discipline scolaire.

Enfin, le langage est l’outil privilégié pour apprendre ensemble, pour construire des connaissances collectivement. Un autre apprentissage fondamental relève de la capacité à agir dans des structures participatives, dans un cadre particulier de questionnement, à tirer parti d’un travail collectif où il s’agit de se mettre d’accord, de s’approprier collectivement des outils de pensée sous le guidage de l’enseignant. Il s’agit là encore de construire une conception du langage non seulement comme un outil d’expression ou de communication, mais comme un outil pour réfléchir, pour apprendre. Ceci passe notamment par le développement de la capacité des élèves à adopter et à faire usage de différents registres de pensée et de langage.

Des modalités de travail propices à ces apprentissages

Au nom notamment de la doxa pédagogique de la différenciation, les élèves sont le plus souvent livrés à eux-mêmes face à des tâches individuelles, sans le guidage de l’enseignant. Pour des raisons liées à la gestion de la classe et à la nécessité de garder des traces du travail de l’élève (évaluation, communication avec les parents) ce travail individuel prend de plus en plus souvent la forme de fiches. Or, dans ces situations de travail individualisé, les élèves « à risques » n’identifient pas toujours les enjeux de savoir présents dans la tâche ou les modes de pensée à mettre en œuvre et à généraliser.

De plus, dans les classes où le travail est organisé en ateliers, les élèves ne parlent pas ou peu et n’ont que très peu d’occasions de bénéficier du langage de l’enseignant, de mettre en mots leurs stratégies, de comprendre ce qui les a conduit à réussir ou pas une tâche, de changer de point de vue, de confronter leurs stratégies ou leurs compréhensions, d’entendre les mots du savoir, les modes de pensée requis par l’école…

Pour permettre à tous les élèves de s’approprier ces apprentissages fondamentaux, deux modes de travail semblent plus favorables que ceux décrits ci-dessus : le jeu libre et le collectif d’apprentissage.

Le jeu libre ou jeu de « faire semblant » dans lequel les enfants créent une situation imaginaire, jouent des rôles et suivent les règles déterminées par ces rôles. Cette forme de jeu est considérée comme l’activité maîtresse, c’est-à-dire l’activité la plus susceptible de provoquer des gains développementaux propres à cet âge, comme les capacités d’autorégulation, le langage oral, la conscience métalinguistique ou encore l’imagination. Les élèves qui ont développé la capacité à s’investir dans un jeu « mature » (jeu à plusieurs, d’au moins une heure, avec un scénario planifié) sont aussi ceux qui font le plus preuve d’autorégulation dans des situations d’apprentissage structuré. Durant le jeu, l’enseignant peut observer ce que les élèves réinvestissent des apprentissages, le développement de leur langage et la nature de leur compréhension de l’usage des savoirs travaillés dans les collectifs. De plus, durant le jeu, l’enseignant pourra identifier les sujets investis par les élèves pour construire des séquences d’apprentissage qui sont en résonance avec leurs intérêts. En effet, le jeune enfant n’est pas encore capable de s’investir dans des apprentissages déconnectés de ses intérêts. Ce qui faisait dire à Vygotski que l’enjeu de l’école maternelle est de faire se rejoindre les intérêts des élèves (ce qu’ils veulent faire) et les intentions du maître (les amener à vouloir faire ce que veut le maître). Les moments de jeu sont une source exceptionnelle d’information pour l’enseignant. Enfin, le jeu crée une zone de développement proximal, notamment parce que les élèves s’autorisent à prendre des risques, à explorer, transformer, éprouver les outils proposés lors des séances d’enseignement plus structuré. Ainsi, durant le jeu, l’enseignant peut observer les potentialités de ses élèves.

Par ailleurs, si l’enjeu des premiers degrés de la scolarité est de permettre à l’enfant de devenir élève, de s’approprier les règles de l’apprentissage scolaire (de l’apprendre ensemble) et des modes de pensée propres aux disciplines, le collectif d’apprentissage semble la modalité la plus favorable à ces apprentissages. Sous le guidage de l’enseignant, les élèves pourront progressivement faire usage des outils disciplinaires qu’ils devront s’approprier durant les prochaines années. Le collectif permet ainsi de rendre visible ces modes de pensée et donner accès aux élèves au sens des apprentissages scolaires, ce en quoi l’appropriation de ces savoirs pourra augmenter leurs capacités de penser et d’agir.

“ Une école qui veut donner à chaque élève une chance de réussir est une école qui se soucie de l’enseignement des fondamentaux, au sens d’apprentissages fondateurs de la scolarité, d’appropriation des outils requis par l’école. ”

Souvent les collectifs d’apprentissages n’en sont pas. Bien que les élèves soient réunis sous la direction de l’enseignant, les tâches qui leur sont proposées dans ces moments (calendrier du matin, devinette, consignes pour les ateliers…) sont souvent naturalisées et mises en œuvre comme un ensemble de procédures vides de sens. Les savoirs en jeu sont invisibles. Conduire un collectif qui apprend nécessite à la fois une grande maîtrise du savoir en jeu afin de rendre visible les modes de pensée à s’approprier et à la fois des capacités d’étayage et de gestion d’un groupe qui construit collectivement du savoir.

Une école qui veut donner à chaque élève une chance de réussir est une école qui se soucie de l’enseignement des fondamentaux, au sens d’apprentissages fondateurs de la scolarité, d’appropriation des outils requis par l’école. Ces apprentissages ne sont pas encore clairement définis. Il serait nécessaire de comprendre ce qu’ont acquis les élèves qui réussissent et de développer une didactique de ces apprentissages dans l’intention d’enseigner ces vrais fondamentaux à tous les élèves.

Anne Clerc-Georgy
Professeure HEP Vaud, Suisse