École et élitisme,  Numéro 24,  Romain Gény

Réforme du lycée : des inégalités sociales qui se maintiennent

Les réformes du lycée général et technologique (LEGT), du baccalauréat, et de l’accès à l’enseignement supérieur (Parcoursup), menées à marche forcée par JM. Blanquer et F. Vidal depuis 2017, sont en cohérence entre elles. Derrière les discours sur la « liberté » et le « projet », elles créent un système « bac-3 / bac+3 » potentiellement plus sélectif et plus inégalitaire.

Le système d’enseignement secondaire et supérieur a connu, depuis 2017, de profondes réformes : réformes du LEGT qui supprime les séries du baccalauréat général ; réforme du baccalauréat qui introduit une forte dose de contrôle continu et remodèle le calendrier de l’examen ; réforme de l’accès à l’enseignement supérieur, avec le dispositif Parcoursup qui introduit des pratiques de sélection pour l’entrée à l’Université. Ces réformes font système, au moins parce qu’elles sont marquées par une idéologie libérale assez claire : chaque élève, « libéré » du « carcan » des séries, fait des choix « libres » de parcours au lycée, et se voit ensuite sélectionné (ou pas) par les formations d’enseignement supérieur. La logique faisant des élèves des « entrepreneurs d’eux-mêmes » plus ou moins « méritants » dans la conduite de leur « projet d’orientation », logique qui travaille le système scolaire depuis un certain temps, trouve ici une concrétisation assez frappante.

S’il faudrait, donc, une analyse de la cohérence d’ensemble de ces réformes – déjà élaborée dans ces pages par Claire Guéville[1]Claire Guéville, « Réformes Blanquer, l’assaut contre l’école de la République », Carnets Rouges n°17, octobre 2019 – on voudrait cependant ici plus spécifiquement se focaliser sur la question des « parcours » au sein du lycée général. Nous voudrions montrer que, derrière la « diversité des parcours » et la « liberté de choix » tant mises en avant par le ministère, se cache probablement, au mieux, une simple recomposition des inégalités sociales au lycée.

Lycée général : une rupture radicale ?

La mesure la plus forte de la réforme du lycée général, entrée en vigueur à partir de la rentrée 2019, consiste en la suppression des séries d’enseignement et de baccalauréat (ES, L, S), qui sont remplacées par une libre combinaison de trois « spécialités » en classe de 1ère, dont deux sont conservées en terminale, parmi 11 spécialités disponibles (et même davantage si on distingue les différentes langues vivantes ou les différents enseignements artistiques). Sans surprise, cette mesure débouche sur une diversification spectaculaire des parcours suivis par les élèves : en lieu et place des trois séries générales, on dénombre pas moins de 426 « triplettes » différentes en 1ère, à la rentrée 2019 (406 l’année suivante), et 125 « doublettes » en terminale à la rentrée 2020[2]Les données chiffrées utilisées dans cet article proviennent de trois Notes d’information de la DEPP : notes n°19.48 (11/19), n°20.38 (11/20) et n°21.22 (05/21).

D’autres ruptures structurelles sont visibles. Par exemple, la combinaison « Maths / Physique-Chimie / SVT », en 1ère, n’accueille plus que 28,3 % des élèves en 2019, et 23,8 % en 2020, et l’ensemble des triplettes « scientifiques » (incluant « Sciences de l’ingénieur » ou « Numérique et Sciences Informatiques ») accueillent environ 38 % des élèves de 1ère en 2019, alors que la série S scolarisait à elle seule plus de la moitié des élèves du lycée général : cela dénoterait un certain « rééquilibrage » des parcours de formation, avec une moindre prédominance des sciences. L’enseignement de Sciences économiques et sociales (SES), qui n’était suivi que par environ un tiers des lycéens généraux (ceux de la série ES), est désormais choisi par 44 % des élèves de 1ère, dans des combinaisons qui, comme de nombreuses autres (associant des enseignements scientifiques, artistiques, littéraires, etc.), étaient auparavant impossibles dans le cadre des séries.

La fin du « carcan » des séries aurait donc « libéré » les parcours des élèves ? Il faut nettement nuancer cette première impression. Les « choix libres » des élèves sont en réalité très concentrés. A la rentrée 2020, parmi les 406 triplettes choisies en 1ère, 15 regroupent à elles seules plus de trois quarts des élèves (77,6%) ; parmi les 125 doublettes de terminale, 10 regroupent 80 % des élèves, et 15 regroupent environ 90 % des élèves. Et parmi ces combinaisons les plus fréquentes, et qui concentrent les choix d’une large majorité des élèves, peu frappent par leur originalité radicale par rapport aux anciennes séries. Si on se souvient qu’en incluant les différentes « spécialités » qui permettaient de renforcer telle discipline, les trois séries générales correspondaient à 12 parcours, l’ouverture des possibles entraînée par la réforme Blanquer doit être relativisée.

Réforme du lycée et inégalités : quels constats ?

Il est en fait surtout intéressant d’analyser les choix de spécialités et de combinaisons au prisme de l’origine sociale des élèves, car c’est ce qui permet d’évaluer l’effet de la réforme sur les inégalités sociales face au lycée. Notons d’abord que la réforme n’améliore visiblement pas l’inégale répartition sociale des élèves selon les voies de formation. Après comme avant, les élèves d’origine très favorisée représentent plus du tiers des élèves de la voie générale, où ils sont nettement surreprésentés, contre à peine 7 % de ceux de la voie professionnelle, et 16,5 % de la voie technologique. A l’inverse, les élèves d’origine défavorisée sont sous-représentés dans la voie générale, et surreprésentés dans la voie professionnelle[3]Voir DEPP, Repères et références statistiques, chapitre 4.3, tableau 2, éditions 2021 et 2019.

Regardons maintenant les choix de spécialités, prises isolément. On voit très vite que les élèves d’origine sociale très favorisée sont surreprésentés dans deux spécialités en particulier, mathématiques et physique-chimie (PC). A la rentrée 2019, en 1ère, par exemple, si 68 % de l’ensemble des élèves avaient choisi la spécialité maths, c’était le cas de 75 % des élèves d’origine très favorisée, et de seulement 62 % des élèves d’origine défavorisée. A la rentrée 2020, en terminale, les élèves très favorisés, qui représentent 38,8 % de l’ensemble des élèves, représentaient 45,4 % de ceux qui poursuivaient physique-chimie, contre respectivement 21,4 % et 17,7 % pour les élèves défavorisés. A l’inverse, des spécialités telles que « Langues, littérature et civilisation étrangère » (LLCE) ou « Humanités, littérature et philosophie » (HLP) voient une sous-représentation des élèves favorisés, et une surreprésentation des élèves défavorisés, en 1ère comme en terminale. Visiblement, le « libre choix individuel » n’est pas indépendant de l’origine sociale des élèves, ce qui n’est pas vraiment une surprise.

Mais c’est quand on regarde les choix de combinaisons que cette influence de l’origine sociale, et donc des inégalités sociales, apparaît encore plus nettement. Notons tout de suite que les élèves favorisés « dispersent » beaucoup moins leurs choix de combinaisons que les élèves défavorisés : parmi les 15 doublettes les plus fréquentes, en terminale, à la rentrée 2020, les élèves d’origine sociale très favorisée sont surreprésentés dans trois modalités de choix (maths/PC; maths/HGGSP[4]Histoire-Géographie, Géopolitique, Sciences politiques ; maths/SES) ; à elles seules, ces trois doublettes concentrent plus du tiers (36,7%) des élèves d’origine sociale très favorisée, alors qu’elles n’accueillent en moyenne qu’un quart (27,7%) des élèves. Ces élèves très favorisés ont donc tendance à « concentrer » leurs choix sur un nombre restreint de doublettes qu’ils perçoivent sans doute comme les plus « rentables » ou les plus « prestigieuses » (et qui le deviendront, du fait de leurs choix !). A l’inverse, ces trois doublettes qui ont la préférence des élèves d’origine très favorisée n’accueillent que 20% des élèves d’origine défavorisée.

Les choix des élèves d’origine défavorisée sont plus dispersés : les 5 doublettes les plus fréquentes, qui accueillent 60 % des élèves en moyenne, mais 66 % des élèves très favorisés, n’accueillent que 54 % des élèves défavorisés ; les 110 doublettes les moins fréquentes n’accueillent que 9,7 % des élèves très favorisés, mais 12,7 % des élèves défavorisés. On peut certes dire qu’eux, au moins, « jouent le jeu » de la réforme et de la diversité des choix… Mais ont-ils vraiment raison de le faire ? Ne tombent-ils pas dans un piège, en inventant des combinaisons « originales » qui risquent de ne pas être « rentables » dans la procédure Parcoursup ? Ne s’excluent-ils pas de certaines combinaisons qui vont très vite devenir des « voies royales » implicites, mais bien connues de « ceux qui savent » ?

Il n’y a cependant pas que l’origine sociale qui fasse des différences dans les « libres choix » des élèves : presque sans surprise, observer ces choix au prisme du genre fait apparaître des contrastes assez saisissants. Prenons le cas de la spécialité mathématiques : en classe de 1ère, 61,4% des filles avaient pris maths en 2019, contre 55,2% en 2020, soit une chute de 6,2 points. La chute n’est que de 3,5 points pour les garçons (de 77,8 % à 74,3%). Le passage en terminale creuse encore plus les écarts : si 61,4 % des filles avaient pris la spécialité maths en 1ère en 2019, seules 30,7 % des filles poursuivent cette spécialité en terminale (-30,7 points). Pour les garçons, le taux d’abandon est plus faible, puisque 77,8 % d’entre eux suivaient la spécialité maths en 1ère, contre 54,4 % en terminale (-23,4 points).

Si on élargit l’observation aux choix de combinaisons, par exemple en terminale, on voit en outre réapparaître des « parcours » de formation assez nettement marqués par le genre… Ainsi, les filles représentent 56% des élèves de terminale générale, mais elles ne représentent que 36% des élèves qui ont pris « maths/PC », contre 59% de ceux qui ont pris « maths/SVT » ; elles ne représentent même que 12,1 % des élèves qui ont pris maths/sciences de l’ingénieur. Les garçons représentent 44% des élèves de terminale générale, mais seulement 17% de ceux qui prennent HLP-LLCE, 16% de ceux qui prennent HLP-SES. Ils sont par contre surreprésentés en « maths-PC » et « maths-SES ».

Les « libres choix » des élèves sont donc très nettement marqués par l’influence de certaines variables sociales classiques (l’origine sociale, le genre). A vrai dire, ce n’est pas une surprise : il a déjà été montré ailleurs[5]Secteur lycée du Snes-Fsu, « Le lycée modulaire, une alternative aux séries du lycée français ? », www.democratisation-scolaire.fr, 20 janvier 2018 comment le lycée général britannique, fondé depuis longtemps sur ce type d’organisation, est lui aussi marqué par des inégalités sociales de choix de combinaisons d’enseignement.

Casser le thermomètre pour que rien ne change…

Depuis plusieurs décennies, l’organisation du lycée en séries d’enseignement et d’examen était accusée, sans doute en partie à juste titre, de n’être que formellement égalitaire, et réellement hiérarchisée. Le lycée général d’avant 1993 était symboliquement dominé par la « voie royale » que constituait, au moins dans les représentations, la série C. La réforme de 1993, instituant les séries ES / L / S, n’avait pas fait disparaître cette hiérarchisation[6]Voir Bernard Convert, « Des hiérarchies maintenues », Actes de la recherche en sciences sociales, n°149, 2003 : la série S avait le double statut implicite de « voie royale » (notamment la sous-série « S spécialité maths ») et de « série la plus généraliste », attirant beaucoup d’élèves « ne sachant pas trop quoi faire après le bac ».

La réforme Blanquer a fait formellement disparaître ces hiérarchies entre séries. Elle a peut-être répondu aussi à une certaine demande sociale (des familles de classes moyennes et supérieures) d’une plus grande « individualisation » des parcours et des choix. Mais le monde social ayant, comme la « nature », horreur du vide, il n’est pas très difficile de comprendre qu’en réalité, des séries informelles, et hiérarchisées, se reconstituent dans le cadre du libre choix. Prenons deux derniers exemples pour illustrer cette idée. Les élèves d’origine très favorisée représentent 38,8 % des élèves de terminale à la rentrée 2020, mais ils représentent 52,6 % des élèves qui ont choisi « maths/PC », et à peine 27,1 % de ceux qui ont choisi « HLP/SES ». Les élèves d’origine défavorisée représentent en moyenne 21,4 % des élèves de terminale, mais 28,8 % de ceux qui ont pris « HLP/SES », et seulement 14,2 % de ceux qui ont pris « maths/PC ». Autrement dit, les élèves socialement les plus proches du système scolaire, et dont les familles maîtrisent le mieux les enjeux scolaires, préfèrent ce qui va devenir une nouvelle « voie royale » (ressemblant étrangement à l’ancienne série C…) par une sorte de magie sociale tautologique (« les ‘meilleurs’ choisissent telle doublette, donc cette doublette est la meilleure »). Les familles et élèves les plus éloignés du système scolaire se tiennent à l’écart de cette « voie royale », contribuant d’un seul mouvement à légitimer par leur absence cette voie qu’ils ne choisissent pas, et à dévaloriser symboliquement les voies qu’ils choisissent…

Derrière la révolution structurelle apparente, la réforme Blanquer du lycée général est donc essentiellement un tour de passe-passe assez pervers : elle ne supprime pas les hiérarchies scolaires/sociales du lycée général, elle en brouille les logiques, elle les rend moins visibles à l’œil nu, mais peut-être, de ce fait, plus efficaces encore, parce que plus indiscutables (c’est la force symbolique de l’argument libéral du « libre choix »).

Romain Gény
Professeur de SES
Militant syndical Snes-Fsu

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