Claire Guéville,  Numéro 17,  Politique néolibérale et rhétorique de la réforme

Réformes Blanquer, l’assaut contre l’école de la République

« Il n’y aura pas de loi Blanquer, j’en serai fier » affirmait le tout nouveau ministre en mai 2017. Tout commence donc par un mensonge. Le ministre de l’Education nationale va dérouler en effet une feuille de route, largement annoncée dans ses livres[1]J.M Blanquer, L’école de demain, Odile Jacob, 2016 et J.M Blanquer, L’école de la confiance, Odile Jacob, 2018 mais jamais officiellement exposée d’un bloc, toujours par bribes. Les textes réglementaires s’amoncellent ainsi depuis plus de deux ans transformant radicalement le système éducatif sans jamais laisser le champ libre au débat. Entre la loi « Orientation et réussite des étudiants » votée en mars 2018 mais appliquée dès décembre 2017, la loi « Ecole de la confiance » (2019), et la loi « Liberté de choisir son avenir professionnel » (2018), il y a pléthore de décrets, d’arrêtés, notes de services, circulaires ou autre vade-mecum, publiés, modifiés, contredits ou amendés qui redéfinissent l’ensemble de l’organisation des enseignements, leurs contenus, de l’école maternelle à l’enseignement supérieur. Tout cela forme un agrégat réglementaire dont on peine à distinguer la cohérence tant chaque mesure est lancée avec force d’éléments de langage relayés très souvent tels quels dans la plupart des grands médias. Aucun texte ne donne à lui-seul la clé de compréhension de la politique éducative gouvernementale. La loi « Ecole de la confiance », ciment de toutes les réformes qui l’accompagnent, est conçue comme une anamorphose. C’est seulement sous un angle précis que l’image devient nette et que peut s’extraire du patchwork législatif et réglementaire la vérité du projet éducatif à l’œuvre.

“ ll faut lire «L’école de la confiance» comme un système qui prépare la sélection des plus forts en organisant la relégation de tous les autres. ”

Il faut lire «L’école de la confiance» comme un système qui prépare la sélection des plus forts en organisant la relégation de tous les autres. L’échafaudage en train de se mettre en place institutionnalise l’orientation précoce des jeunes avec un enseignement secondaire divisé en une école du socle jusqu’au collège d’une part et un continuum bac-3/bac+3 d’autre part, l’apprentissage apparaissant comme le modèle dominant de la formation professionnelle. Ce processus s’inscrit dans un mouvement plus vaste de privatisation des services publics avec le recours accrus aux personnels contractuels et la généralisation des partenariats public-privé.

Segmenter, classer et trier

Dans ce schéma, la scolarité obligatoire cesse en classe de troisième, le reste de la formation relevant de parcours individuels. On comprend mieux alors l’accent mis sur le dédoublement des CP et CE1 en éducation prioritaire car, dans l’esprit des réformes Blanquer, les destins sont scellés dès le plus jeune âge, l’école se repliant sur une fonction de repérage des talents et des mérites. Concentrer les moyens éducatifs sur les plus petites classes et organiser le tri à coup d’évaluations standardisées sont des choix politiques lourds de sens quand ils s’accompagnent du désengagement de l’Etat pour tout le reste.

De façon emblématique, le nouveau système éducatif promeut ainsi deux types d’établissements qui creusent encore la logique de la distinction entre les élèves. Les établissements publics locaux d’enseignement international (EPLEI) destinés en priorité à des élèves bilingues, sur le modèle des écoles européennes, et pour tous les autres, les établissements publics locaux d’enseignement des savoirs fondamentaux (EPLESF), même si, pour l’instant, ces derniers ont disparu du champ législatif.

“ Concentrer les moyens éducatifs sur les plus petites classes et organiser le tri à coup d’évaluations standardisées sont des choix politiques lourds de sens quand ils s’accompagnent du désengagement de l’Etat pour tout le reste. ”

Et comme si la structure ne suffisait pas à organiser la sélection, les nouvelles modalités de l’orientation reposent de plus en plus sur de l’implicite et des règles connues des seuls initiés. Le nouveau système d’affectation post-bac procède d’une mécanique implacable en la matière car il autorise le secret des critères locaux de sélection. Dans l’affichage, il y a certes des attendus nationaux et même une charte « pour une orientation progressive vers l’enseignement supérieur » signée entre les ministères de l’enseignement supérieur, l’éducation nationale, les universités, écoles d’ingénieurs, grandes écoles et classes préparatoires. Mais dans la réalité, chaque formation supérieure fixe ses propres critères, la procédure étant couverte par le principe du secret de la délibération des jurys.

La boîte de Pandore de la sélection a donc été ouverte, et les enseignants de lycée sont devenus malgré eux les artisans de cet écrémage via les avis portés sur la fiche Avenir, sorte de curriculum vitae digne d’une candidature à Pôle Emploi. Engagement, motivation, capacité à réussir dans chacune des formations demandées : l’évaluation du dossier de candidature valorise l’extrascolaire et surtout se veut prédictive sur le devenir de l’élève. Les « attendus » du supérieur se sont donc transformés en obstacles parfois infranchissables pour le commun des bacheliers, et plus encore pour les bacheliers technologiques et professionnels. Pour les élèves les plus socialement défavorisés, ceux dont les familles n’ont ni l’opportunité ni les moyens de développer ces fameuses « soft skills » en payant des séjours linguistique par exemple, c’est la double peine car ils sont aussi les plus en difficulté pour accepter des affectations à la fois, tardives, hors vœux et lointaines. Les ministères pourront toujours affirmer que « tous les bacheliers qui le souhaitent » sont affectés mais ce n’est pas forcément dans la formation souhaitée et surtout, c’est au prix de défections bien plus nombreuses.

“ Et comme si la structure ne suffisait pas à organiser la sélection, les nouvelles modalités de l’orientation reposent de plus en plus sur de l’implicite et des règles connues des seuls initiés. ”

Avec le nouveau bac réduit à cinq épreuves terminales, tout le reste étant en contrôle local, la valeur du diplôme sera bien plus qu’aujourd’hui, conditionnée au lieu et à la réputation du lycée d’origine, et l’on imagine bien combien cela conditionnera aussi les critères de sélection pour la poursuite d’études. Les programmes eux-mêmes et les nouvelles épreuves telle que le grand oral sont conçus pour les meilleurs voire même les « bien-nés », pour ceux qui possèdent la maîtrise du langage et des codes scolaires car la nouvelle organisation des enseignements ne permet à aucun moment de prendre correctement en charge la difficulté scolaire ou tout simplement de bien préparer les élèves à l’examen dans le cadre de la classe. Toute la mécanique des réformes du lycée et du bac est ainsi conçue pour réduire le champ des possibilités de poursuites d’études pour les enfants issus des classes populaires.

La liberté de choix comme leurre

L’organisation prévue pour le lycée général est assez emblématique d’un « parcours » de formation dont les ressorts sont masqués sous le discours séduisant de la liberté de choix. Dans la voie générale, les séries sont remplacées par un système qui articule les enseignements communs à des spécialités. Si on s’attache aux discours ministériels, cette réforme offrirait désormais aux élèves la liberté de choisir leur avenir via des « parcours individuels » construits dès la classe de Seconde. C’est une vision de la société qui fait de l’élève un « entrepreneur de lui-même », et dans laquelle le cadre commun et les solidarités deviennent non seulement secondaires mais sont vues comme des freins, des rigidités ou des entraves à la réussite du projet individuel. Dans cette perspective, seule compte la capacité de chacun à investir dans son « capital humain », dans un système de concurrence généralisée. Dans les pays où cette logique modulaire de lycée à la carte est poussée au maximum, comme au Royaume Uni, on observe au contraire le renforcement des inégalités scolaires et sociales. Autrement dit, laisser les élèves « libres » de choisir leurs disciplines, c’est en grande partie laisser des déterminismes sociaux et scolaires jouer librement sur les choix individuels.

“ Autrement dit, laisser les élèves « libres  » de choisir leurs disciplines, c’est en grande partie laisser des déterminismes sociaux et scolaires jouer librement sur les choix individuels. ”

Dans le même temps, on constate que l’implantation des enseignements de spécialité, déterminants pour l’orientation post-bac, cristallise et renforce les inégalités déjà existantes. Les lycées ruraux, les petits établissements ou les moins favorisés socialement ne pourront pas assurer le maximum de possibilités de parcours. Pour enrichir sa formation, l’élève sera condamné à aller voir ailleurs pour une partie de ses enseignements, dans un autre lycée, en visioconférences ou au CNED. C’est bien une autre vision de l’école qui est à l’œuvre car se met en place un lycée plus flou, moins lisible, où le suivi pédagogique devient mission impossible, ce qui mettra en difficulté les familles les plus éloignées du système scolaire. Concrètement, cette logique amène à une spécialisation précoce qui fonctionne comme un piège pour ceux qui disposent de moins de ressources ou de réseaux.

La communication, nerf de la guerre

Le ministre refuse avec constance toute critique, use et abuse d’arguments d’autorité ou de « bon sens » pour discréditer toutes les contestations. La « confiance » selon Blanquer ne se discute pas, elle s’exécute. C’est dans ce cadre que l’article 1 de la loi du même nom rappelle le devoir d’exemplarité du fonctionnaire, faisant du même coup basculer l’appréciation du devoir de réserve, actuellement du ressort judiciaire, au traitement disciplinaire. Et d’ailleurs, faut-il discuter ce qui est « scientifiquement prouvé » comme aime répéter le ministre s’appuyant pour justifier ses injonctions, sur les sciences cognitives et le comité scientifique présidé par son ami Stanislas Dehaene, professeur en neurosciences au collège de France ? Dans la même veine, la loi remplace le CNESCO, organisme indépendant chargé de l’évaluation du système scolaire depuis 2013, par un « Conseil d’évaluation de l’École » nommé et dirigé par le ministre. Il serait placé, selon l’exposé des motifs de la loi, « au cœur du ministère ».

La conception très verticale, voire autoritaire, de la manière de gouverner irrigue aussi tout le projet éducatif que le ministre Blanquer entend mettre en place. Que dire d’un service national universel qui réduit le lien social à une injonction à faire société alors que, dans le même temps, le nouveau système éducatif fait exploser les solidarités et les liens du groupe classe au lycée? Que penser de l’article de la loi qui impose dans chaque classe l’affichage des drapeaux français et européen ainsi que des paroles de la Marseillaise, comme si, de cette expérience quasi mystique devait naître l’amour de la nation et de l’Europe ? On se demande ce que peut devenir l’esprit critique si tout doit se soumettre aux règles du prêt à penser, y compris dans les enseignements.

Du point de vue gouvernemental, toute critique est une « infox », devenant du même coup invisible ou inaudible. Dans les medias, le ministre de l’Education nationale pousse le discours performatif à son maximum, balayant d’une phrase le réel et les doutes pour désamorcer toute forme de contradiction. On lui dit que les maths disparaissent des enseignements communs de la voie générale ? Il répond qu’au contraire, ils sont renforcés. On lui dit que le nouveau baccalauréat est une évaluation permanente sur deux ans avec plus de vingt épreuves au lieu d’une dizaine actuellement ? Non, répond-il, l’examen est simplifié. On lui dit que ses réformes vont creuser les inégalités, il répond qu’il a élaboré ce projet pour davantage de justice sociale. Circulez, il n’y a ni à voir ni à penser ! Comment est-il possible de croire à ce point dans le pouvoir du mensonge comme si, en paraphrasant Hannah Arendt, pour annuler une réalité, il suffisait qu’un nombre assez élevé de personnes soit persuadé de son inexistence ? Croire à ce point dans le pouvoir du mensonge n’est pas le signe d’un grand respect pour les institutions démocratiques. Qu’y a-t-il donc à cacher pour devoir mentir à ce point, tout le temps et à tout le monde, aux personnels de l’Education nationale comme aux élèves et à leurs parents ? Le gouvernement semble incapable d’assumer politiquement un projet éducatif en rupture avec le processus de démocratisation scolaire à l’œuvre depuis le XIXème siècle. Renforcer les logiques de ségrégation sociale et de relégation scolaire pour convaincre la moitié des jeunes qu’ils n’ont pas leur place dans l’enseignement supérieur, ne serait en effet pas très conforme aux principes républicains que les actuels ministres ne cessent pourtant d’invoquer.

Claire Gueville
Secrétaire nationale du SNES-FSU

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