École et élitisme,  Numéro 24,  Viviane Youx

Oral et compétences langagières : des choix inégalitaires

Donner la parole aux élèves pour contrer l’infox : le pouvoir magique de l’École ! Alors que le débat et la parole sont un objet d’enseignement en français, l’institution scolaire préfère l’injonction aux moyens. Au détriment de l’objectif affirmé de démocratisation par la parole partagée, c’est la connivence d’une parole élitiste du champ public qui s’impose, à la place d’une parole citoyenne.

Enseigner l’oral : vecteur de démocratisation dans les programmes de français

L’allongement de la scolarité dans les années 1960 vise une démocratisation de l’enseignement qui impose très vite l’oral dans les programmes. La commission Rouchette[1]Marie-France Bishop, Une réforme complexe et polémique : la rénovation du français à l’école élémentaire de 1963 à 1972, Le Télémaque n° 34, p. 59-72, Presses Universitaires de Caen, 2008. anticipe en mettant l’accent sur la communication et « la primauté de l’oral sur l’écrit ». L’égalité entre tous les élèves est alors au centre des nombreux débats qui agitent les acteurs de l’École, le Manifeste de Charbonnières[2]Élaboré collectivement en septembre 1969 par l’AFPF, association française des professeurs de français, qui deviendra AFEF, association française des enseignants de français, puis plus récemment association française pour l’enseignement du français, publié en février 1970, n° 9 du Français Aujourd’hui. En ligne : https://www.afef.org/manifeste-de-charbonnieres-1969-0 affirme les principes d’une école égalitaire, ouverte sur le monde et les méthodes actives. Plus vivante au primaire, la mise en activité des élèves qui vise leur épanouissement par la parole gagne peu à peu l’enseignement technique et par ricochet le collège. C’est en effet dans l’enseignement technique-professionnel que la primauté de l’oral s’impose pour débattre, argumenter, communiquer. Les programmes de lycée professionnel, notamment à l’occasion de l’ouverture du bac pro en 1985, instituent les compétences de l’oral à travailler pour la soutenance orale. En 1992, La maitrise de la langue à l’école énonce comme compétence première dans les trois cycles l’élaboration, l’acquisition et les usages du langage oral. Puis, le Collège des Années 2000 affirme comme priorité « la maitrise des langages, au cœur du processus des apprentissages » avec cette injonction : « La pratique de la lecture et l’apprentissage de l’oral concernent l’ensemble des disciplines. Tous les enseignants doivent s’y impliquer. » Injonction inégalement respectée, mais c’est une étape que les dispositifs interdisciplinaires au collège et au lycée – travaux croisés, parcours diversifiés, itinéraires de découvertes, travaux personnels encadrés, projet pluridisciplinaire à caractère professionnel – investissent pour faire de l’oral un outil de collaboration entre disciplines.

L’oral devient, en quelques décennies, vecteur de démocratisation : en apprenant à prendre la parole et à débattre, les élèves sont pris en compte dans leur dimension sociale et citoyenne. L’enseignement-apprentissage de l’oral connait son apogée avec les programmes de 2015 de l’école et du collège qui placent les langages comme premier domaine interdisciplinaire, et « Comprendre et s’exprimer à l’oral » comme la première des compétences travaillées en français dans les trois cycles (2-3-4). Les programmes de français ne peuvent plus se concevoir sans le travail de l’oral. À l’exception des derniers programmes de lycée de 2019 qui le réduisent à « un entrainement méthodique et régulier » en vue des épreuves anticipées de français du bac, et à des activités formelles d’expression orale, bien loin des exigences du collège et du lycée professionnel. Au même moment où le « nouveau bac » introduit le Grand Oral présenté comme égalitaire !

Prise de parole : un nouveau leitmotiv

Depuis une décennie, pour répondre à cette injonction adressée à l’École de prise de parole et débat pour contrer les discours de désinformation et l’intox, l’enseignement moral et civique est introduit et pensé comme interdisciplinaire. Mais, si cette injonction est répétée après les attentats de 2015, paradoxalement les moyens de l’interdisciplinarité ne sont pas mis en place. L’EMC est confié aux professeurs d’histoire-géographie, avec des compétences communicationnelles qui relèvent plus de la spécificité du professeur de français, et des postures à développer occultées par les connaissances à évaluer. Le débat est renvoyé du côté des contenus, négligeant les compétences langagières indispensables pour que les élèves soient armés pour débattre et confronter leurs arguments. Ainsi, les plus habiles renforcent leur compétence individuelle souvent acquise dans la sphère familiale et socioculturelle, et les plus démunis restent face à leur incompréhension des débats d’idées qui les dépassent.

Cette injonction à la prise de parole s’inscrit aussi dans un courant plus large : s’exprimer individuellement partout, oralement en vidéo, par écrit dans les posts sur les réseaux. L’anonymat et l’absence de modération qui y règnent donnent le pouvoir à qui le veut d’émettre toute idée qui, étant énoncée, devient vérité. Et la prise de parole publique est si libérée que l’autocensure jusque-là évidente face à l’autorité – âge, fonction… – ne fonctionne plus. Sans apprentissage de communication orale, les élèves sont la proie des contrevérités et du harcèlement.

Parallèlement se répand un engouement pour l’éloquence, qui passe des prétoires à l’École. Des concours sont organisés pour les lycéens et étudiants, on en trouve des illustrations dans un film Le Brio[3]Yvan Attal avec Daniel Auteuil, 2017., et un documentaire À voix haute, la force de la parole[4]Stéphane De Freitas, Ladj Ly, sur le concours Eloquentia de l’Université Saint-Denis, 2017. Il s’agit bien d’oral, mais sous la forme d’une prestation, d’un oral de prestance, de posture, de joute en face à face plus que d’un oral quotidien, de communication dans les situations professionnelles et sociales. Il met en place une posture différente, à visée individuelle, de performance, dans laquelle le meilleur gagne. Nous sommes loin de la démocratisation visée par l’introduction de l’enseignement-apprentissage de l’oral dans les programmes.

Grand oral : de l’espoir aux illusions perdues

La réforme du bac, grand chantier du nouveau ministère Blanquer en 2017, avait pour objectif de casser les filières en ouvrant plus largement les possibilités grâce au tronc commun, et, pour ce qui concerne l’oral, de mettre fin au psittacisme de l’oral du bac de français – par cœur régurgité sans souci de communication. Ce chantier a été ouvert par une longue consultation des acteurs, associations, syndicats et Pierre Mathiot ne se cachait pas de son intérêt à faire entrer à l’École le Grand Oral sur le modèle de Sciences Po. L’AFEF, dans une entrevue faussement constructive[5]En dernière minute, après avoir insisté, elle avait été « oubliée » lors de la consultation du groupe disciplinaire Lettres…, avait approuvé cette idée d’un oral à la fin de la terminale, à la condition qu’il soit travaillé durant les trois années du lycée, et avec la contribution des professeurs de français pour la formation à la communication et aux compétences langagières de l’oral travaillées par exemple au lycée professionnel en interdisciplinarité.

Au LP, en effet, les soutenances orales font partie de l’évaluation en contrôle continu depuis longtemps, sur la période de formation en entreprise ou du projet professionnel et personnel. Elles sont présentées, dans les programmes de français, comme nécessitant la contribution de toutes les disciplines, et avec cette précision[6]Programmes de CAP, 2019. : « l’expression orale trouve notamment sa place dans le cadre de la co-intervention, où le français développe plus spécifiquement les compétences suivantes : entrer dans l’échange oral ; prendre sa place dans le quotidien de la classe […] dans un débat […] ; identifier les différents usages de la langue […] ; trouver sa place dans les échanges ; adopter des attitudes appropriées […] ».

Les programmes de l’école et du collège de 2015, revisités en 2018, formulent aussi des compétences de l’oral et des exemples de situations et activités :

  • porter attention aux éléments vocaux et gestuels lors de l’audition d’un texte ou d’un message
    • pratique de jeux d’écoute (pour réagir, pour comprendre, etc.)
    • écoute à partir de supports variés s (textes lus, messages audio, documents vidéo, leçons magistrales) et dans des situations diverses […]
  • identifier et mémoriser des informations importantes, leurs enchaînements, mettre en relation ces informations, avec les informations implicites
    • restitution d’informations entendues
    • utilisation d’enregistrements numériques, de logiciels dédiés pour travailler sur le son, entendre et réentendre un propos, une lecture, une émission […].[7]Programmes du cycle 3, novembre 2018.

Ces précisions visent la mise en place d’un véritable enseignement-apprentissage de l’oral pour que les élèves y acquièrent l’aisance et les techniques de la prise de parole en public, auxquelles un grand nombre n’a pas été confronté dans son milieu.

La description du Grand Oral cite bien des compétences orales : « capacité à prendre la parole en public de façon claire et convaincante », « apprendre à s’exprimer, argumenter, écouter » et précise qu’elles « vont être travaillées tout au long de la scolarité et d’une manière plus poussée encore au dernier trimestre de la classe de terminale dans le cadre des cours d’enseignement de spécialité (12 heures) ».

Mais sans véritables indications pour la mise en place d’un apprentissage, tout est laissé à la discrétion des professeurs, déjà en prise avec des programmes pléthoriques.

De belles initiatives ont pourtant eu lieu. Des professeurs, dans différentes disciplines, ont pu s’emparer de cette occasion du Grand Oral pour en faire de nouvelles situations d’apprentissage. C’est ce qu’ont pu nous montrer des collègues, notamment en mathématiques[8]« L’oral, questions de langages – le Grand oral », webinaires organisés au printemps 2021 par l’AFEF en collaboration avec l’APMEP (association des professeurs de mathématiques).. Mais, pour cette année 2021, ils se sont aussi offusqués de consignes incompréhensibles : l’interdiction pour les élèves de présenter un support et de développer leur démonstration au tableau fait de cet oral une épreuve superficielle et bien peu scientifique. Alors qu’il était censé évaluer à la fois des savoirs et des postures, il ne permettait ni l’un ni l’autre, comme si on avait voulu des consignes sclérosantes pour remplacer l’absence de moyens pour une préparation à l’oral.

La pandémie de Covid 19 n’a pas facilité la première passation du Grand Oral, et une conclusion hâtive serait malvenue. Mais il est clair que le nouveau bac risque fort de passer à côté de son objectif de démocratisation en ne se donnant ni les moyens d’une préparation langagière indispensable au Grand Oral, ni de casser les filières par l’absence de mathématiques dans le tronc commun, ce qui ne permet pas un choix ouvert.

Un oral dévoyé de ses fonctions émancipatrices

On ne parle pas de la même manière d’une suite numérique, des motivations d’un personnage, du schéma d’une molécule ou des régimes totalitaires. Faire de l’oral une prestation formatée aux règles d’une présentation efficace, c’est négliger les savoirs disciplinaires qu’il est censé évaluer et certifier. En faire une récitation de leçons prédigérées c’est oublier les spécificités extrêmement formatrices de la prise de parole publique qui constituent le fondement-même de l’oral. Pour atteindre cet idéal affirmé de préparer les élèves à prendre la parole et à débattre, il y faut un travail sur les compétences langagières dans les disciplines, des temps de travail sur la prise de parole, et une formation à la didactique de l’oral dans chaque discipline.

Les compétences langagières ne sont pas innées, non plus que la confiance en soi, l’aptitude à parler en public, l’aisance, la diction. En renvoyant l’oral du côté des contenus disciplinaires juxtaposés, l’institution scolaire nie la nécessité d’un travail scolaire sur les compétences langagières, certaines transversales, d’autres spécifiques à chaque discipline, auquel les enseignants ne sont ni formés ni préparés. Et met en échec le projet d’une École équitable qui permette à tous, de la maternelle à l’université, de s’élever grâce aux langages.

En l’état actuel des choses, le Grand Oral risque fort, lui aussi, d’être dévoyé en un simple rite de passage, une prestation orale insipide, à l’instar de l’oral de français de première.

Viviane Youx
Présidente de l’AFEF
(Association française pour l’enseignement du français)
http://www.afef.org

Notes[+]