École et élitisme,  Jean-Michel Barreau,  Numéro 24

L’élite masculine contre l’élite féminine. L’exemple de l’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République.

La création de l’enseignement secondaire des jeunes filles par la loi Camille Sée du 21 décembre 1880 fut l’objet d’une lutte sévère de la part de l’élite masculine contre l’élite féminine. Cette élite masculine tremblait majoritairement à l’idée qu’instruire les filles ce serait les trahir, les pervertir, les détruire.

Cette politique scolaire républicaine était paradoxale. Elle était assurément novatrice en instituant ce que le ministre Victor Duruy avec ses cours d’enseignement secondaire n’avait pas réussi à aboutir sous le Second Empire[1]Jean-Charles Geslot, Victor Duruy. Historien et ministre (1811-184), Presses universitaire du septentrion, 2009. Elle ne manquait pas d’envolées déterminées pour exiger une égalité éducative entre le féminin et le masculin : « Cette égalité, je la réclame, je la revendique pour les deux sexes », disait Jules Ferry dans sa conférence à la salle Molière en 1870. Mais elle était conservatrice en maintenant la femme dans son identité traditionnelle. Elle émanait d’une peur qu’avec une instruction et un diplôme trop élevé soit perdue la jeune fille ingénue, la femme dévouée au mari, la ménagère attentive à sa maisonnée, la mère éducatrice de sa progéniture. L’académicien Ernest Legouvé, posait les limites de cet engouement républicain en parlant « d’égalité dans la différence »[2]Françoise Mayeur, L’éducation des filles au 19ème siècle, Perrin, 2008, p. 231.

Ces « élites de la République »[3]Christophe Charle, Les élites de la République 1880-1900, Fayard, 1987, toutes hautement diplômées et solidement établies – l’avocat Jules Ferry, le juriste Camille Sée, le philosophe Jules Simon, le médecin, physiologiste et anthropologue Paul Broca etc. -, ne voulaient pas accorder aux élites féminines en puissance, ce dont ils étaient pourtant eux-mêmes les bénéficiaires : un enseignement secondaire avec un baccalauréat qui leur avait ouvert les portes universitaires. Les adversaires monarchistes ou bonapartistes, non moins diplômés que leurs congénères, menaient également grand train dans cette lutte conservatrice. Les clivages dépassaient les camps politiques. On trouvait sous la plume de ces élites rivales, des propos identiques.

Cette bataille autour de l’enseignement secondaire féminin fut une lutte acharnée contre un triple danger supposé : instruire les filles, c’était les trahir, les pervertir, les détruire.

Instruire, c’est trahir

Trahir, c’était trahir la « Nature » qui faisait la femme foncièrement différente de l’homme. Ces contempteurs étaient volontiers rousseauistes ; au sens du sort que Jean-Jacques Rousseau réservait à Sophie, la compagne de son Émile. Le philosophe ne transigeait pas sur la différence originelle entre l’homme et la femme et le respect que l’on devait aux inégalités qui s’en suivaient inéluctablement : « En suivant les directions de la nature, ils doivent agir de concert, mais ils ne doivent pas faire les mêmes choses »[4]Rousseau, Emile ou de l’éducation, Flammarion, 1966, p. 473. Ces républicains étaient aussi positivistes[5]Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Gallimard, 1982, p 187-248, avec un Auguste Comte en référence qui liait « la noble destination sociale » des femmes à leur « auguste vocation domestique »[6]Auguste Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, Flammarion, 1998, p. 262. Il se réclamaient des idéaux de 1789, tout en étant rattrapés par leur rousseauisme/positivisme. Leurs enthousiasmes s’arrêtaient aux portes d’un « naturel » féminin intime : la grâce, la douceur, la modestie autant qu’à celles d’un « naturel » féminin familial : l’époux, le foyer, les enfants. Les références au théâtre de Molière émergeaient souvent dans ces débats passionnés. Femmes studieuses : femmes précieuses, femmes prétentieuses. Infidèles à leur innocente et belle ignorance.

Cet impératif de fidélité à la Nature était maintes fois décliné. Le jeune Jules Ferry, dans une conférence qu’il tenait à la salle Molé en 1858 sur la fonction de la femme disait : « Il faut qu’elle reste elle-même, c’est-à-dire qu’elle se tienne à l’écart de la vie active qui gâte le cœur ». Camille Sée, dans son rapport fait au nom de la commission nommée pour sa proposition de loi[7]Lycées et collèges de jeunes filles : documents, rapports et discours à la Chambre des Députés et au Sénat. Décrets, arrêtés, circulaires, etc. relatifs à la loi sur l’enseignement secondaire des jeunes filles. Préface par M. Camille Sée, Conseiller d’état, 1884, précisait le propos : « Elle est née pour être épouse, elle est née pour être mère […] C’est la nature qui renferme la femme dans le cercle de la famille ». Du haut de sa notoriété médicale, Paul Broca admettait que beaucoup de jeunes filles pourraient suivre avec succès le programme des lycées. Mais il rajoutait qu’il était « préférable d’insister sur ce qui convient le mieux à la nature de leur esprit et à leur condition de mère de famille ». De son côté, le très catholique journal Le Français du 24 janvier 1880 expliquait : « Au lieu de faire aimer à la femme le rôle secondaire, inférieur, mais encore si grand qui est le sien propre, on lui répète qu’elle a le droit à partager avec l’homme le premier rôle […] c’est là tout simplement le renversement des lois de la nature, et c’est un véritable oubli des conditions d’une société régulière tels que la religion chrétienne l’institue ».

Instruire, c’est pervertir

Instruire les filles, c’était les pervertir. Les métamorphoser, les enlaidir, les dépraver. Femme studieuse : femme hideuse.

Ce discours n’était pas neuf dans ce 19e siècle (ni même dans les siècles antérieurs). Joseph de Maistre, Barbey d’Aurevilly, Proudhon ou les frères Goncourt se chargeaient de jouer de la métaphore animale, sexuelle ou émeutière pour mieux prévenir des périls à venir. Ils écrivaient que les femmes instruites n’étaient que « le singe de l’homme », des « hermaphrodites », qu’elles ne pouvaient devenir que « laides ou guenons », qu’elles « démissionnaient leur sexe », n’étaient que des « bas-bleus » ou des « bas-rouges ». George Sand, Louise-Michel et quelques autres eurent à subir ces prophéties insultantes.

Les rapports et discours à la Chambre des députés et au Sénat qui accompagnaient la loi de 1880 bruissaient d’une rhétorique semblable. Camille Sée se défendait des dangers que brandissaient les opposants : « Elles n’en sont pas moins femmes pour être instruites. La culture de l’esprit ne détruit pas la grâce ; au contraire elle la développe ». Cela ne l’empêchait pas d’avoir les mêmes finalités qu’eux : « Il ne s’agit ni de détourner les femmes de leur véritable vocation, qui est d’élever leurs enfants et de tenir leurs ménages, ni de les transformer en savants, en bas-bleus, en ergoteuses. Il s’agit de cultiver les dons heureux que la nature leur a prodigués, pour les mettre en état de mieux remplir les devoirs sérieux que la nature leur a imposés »[8]Lycées et collèges de jeunes filles, Op.cit..

Dans L’ouvrière (1861) ou dans La femme du vingtième siècle (1891), le républicain modéré Jules Simon avait souvent défendu l’idée qu’elles avaient tout à gagner à faire des études secondaires. Leurs connaissances devaient pourtant s’arrêter aux portes de leur foyer. Trop instruites, elles perdraient leur belle abnégation maternelle qui ne manquerait pas d’être traversée des accents ridicules d’une savante prétentieuse : « Je soutiens qu’il est parfaitement inutile d’enseigner la chimie et la physique aux filles. Elles ne manqueront pas, à un moment donné, et c’est grotesque en vérité, de s’écrier en molestant la nourrice de leur enfant – car elles ne nourriront certainement plus elles-mêmes – : « Avez-vous donné à mon fils son potage sacchariné ? »[9]L’Abbevillois, 28 juillet 1882 in TDC, « L’école de Jules Ferry », n° 647, 1993.

Instruire, c’est détruire

Instruire, c’était détruire. Détruire l’ordre social et l’ordre intime. Il se disait que trop de science, de philosophie, de diplômes conduiraient ces jeunes filles à la folie, à la prostitution, au suicide. Femmes studieuses : femmes dangereuses.

La deuxième délibération sur la proposition de loi relative à l’enseignement secondaire des jeunes filles fut l’objet d’une passe d’arme serrée entre plusieurs sénateurs. Quand le républicain Jean-Baptiste Ferrouillat voulait « faire cesser l’inégalité choquante entre garçons et filles », son adversaire bonapartiste, Eugène Poriquet, agitait le chiffon rouge des « pétroleuses » à venir : « … pour moi, le modèle […] de la femme française, même améliorée par la République, ce n’est pas la femme savante, électeur et orateur, la Louise Michel du présent et de l’avenir ». De son côté, le député légitimiste Joseph Bourgeois[10]Françoise Mayeur, L’éducation des filles au 19ème siècle. Ouvrage déjà cité, p. 25 et 480 rajoutait qu’il en serait fini des petits bonheurs tranquilles des maris dans leurs foyer et prédisait la mort de ces ménages bouleversés : « Enfin, vous figurez-vous un médecin rentrant fatigué et trouvant sa femme occupée de hautes études […] et ses habits déchirés, son rôti brulé, son pot au feu manqué. Mais le médecin, messieurs, n’est pas le seul. Le commerçant, l’industriel, le percepteur etc. seraient médiocrement flattés d’avoir une compagne si savante ! Cela ferait assurément un sensible plaisir à notre collègue M. Naquet, car les partisans du divorce augmenteraient considérablement. En ce qui me concerne, je serais très porté à voter le divorce, s’il en était ainsi que je viens de l’indiquer »[11]Lycées et collèges de jeunes filles, Op.cit., p. 204-205.

Octave Mirbeau, le journaliste et critique d’art, poussait plus loin cette pensée conservatrice. Dans le journal Le Gaulois, il magnifiait la belle insouciance de la jeune fille qui avait échappé jusqu’à présent aux velléités du savoir : « Elle grandissait parmi les sourires et les joies, comme une fleur dans le soleil, elle grandissait dans une poétique ignorance des mystères des choses et demeurait pure avec cette timidité rougissante… ». Il prophétisait les dégâts des changements à venir : « Et cette paix candide de jeune fille, cette délicieuse floraison de pudiques désirs, ces élans d’idéale beauté qui plus tard font l’amour de l’épouse, le dévouement de la femme et le sacrifice de la mère, tout ce charme exquis, toute cette poésie […] tout cela va disparaître ! on va supprimer la jeune fille et faire produire le fruit avant l’épanouissement de la fleur ». Il dramatisait le futur de ces bouleversements : « Elle se donneront […], au premier homme qui passera, ou elle se tueront »[12]Le Gaulois, « Fleurs et fruits », Octave Mirbeau, jeudi 25 novembre 1880, Mona Ozouf, L’école, l’église et la République 1871-1914, Jean Ofredo, 1982, p. 100.

Lutte idéologique, lutte politique

La politique scolaire de la Troisième République fut fidèle à sa lutte idéologique. L’enseignement secondaire féminin qu’elle créa était plusieurs fois différent de l’enseignement masculin. Son cursus de cinq années de scolarité était plus court que celui des garçons[13]Vincent Troger, Une histoire de l’éducation et de la formation, Sciences humaines éditions, 2006, p. 135. Il privilégiait l’enseignement ménager, qui n’existait pas pour eux. Il n’incluait dans son programme aucun cours de philosophie et de langues anciennes. Or, ces matières étaient obligatoires au baccalauréat : « pas de bac possible sans latin »[14]Marie Odile Mergnac, Cécile Renaudin, Histoire du baccalauréat, Archives et culture, Paris, 2009, p. 98. La fin du cursus donnait accès à « un diplôme de fin d’études secondaires » qui n’était pas un baccalauréat et ne permettait pas aux filles d’accéder à l’université. Les élites masculines avaient fermé à double tour l’accès des élites féminines à un enseignement supérieur. « L’égalité dans la différence » d’Ernest Legouvé avait abouti à une politique de la différence dans l’inégalité.

Conservateur, « conservatisme » ?

Les historiens de l’école utilisent massivement les notions de « conservateur » et de « conservatisme », sans rentrer davantage dans l’explication de ce qu’ils nomment. Pour combler ce manque, il est possible d’avancer quelques éléments d’analyse. En refusant aux filles un enseignement secondaire et un baccalauréat à égalité avec les garçons, les élites masculines voulaient conserver la jeune séductrice, la femme du mari, la mère des enfants, la ménagère du foyer. En définitive, ils n’ont fait que conserver les dominations, les inégalités, les injustices et les ségrégations du masculin sur le féminin. Il faudra attendre la loi de Léon Bérard en 1924 pour que les filles puissent passer un baccalauréat identique à celui des garçons. Ce qui ne fut pas non plus sans bagarres conservatrices.

Cette recherche prend les conservatismes contre la scolarisation des femmes comme un objet d’histoire à part entière.

Jean-Michel Barreau
Professeur émérite de l’université de Lorraine
Historien de l’école et de l’éducation

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