Jean-Yves Mas,  Numéro 30,  Orienter ou désorienter ?

Le travail d’orientation au détriment des 
apprentissages. Comment la mise en œuvre de Parcoursup et du lycée modulaire ont redéfini la mission principale des lycées ?

Avec la loi ORE, tous les établissements de l’enseignement supérieur peuvent désormais sélectionner leurs étudiants, mais cette loi a aussi entrainé, via le dispositif Parcoursup et la réforme du bac, la transformation des missions du lycée général.

En affirmant dès le début de son mandat que « l’université n’est pas la solution pour tout le monde », Emmanuel Macron fixait à ses ministres de l’éducation et de l’enseignement supérieur de l’époque un objectif explicite : l’introduction de la sélection à l’université. Cet objectif a été concrétisé en 2018 par l’adoption à l’Assemblée Nationale de la loi ORE et par l’introduction de la plateforme d’orientation « Parcoursup » dans les lycées. Alors que le baccalauréat permettait d’obtenir automatiquement une place à l’université, la loi ORE donne désormais aux universités la possibilité de sélectionner leurs étudiants. L’introduction de la loi ORE et de Parcoursup a été aussi un moyen de répondre à l’impressionnante augmentation du nombre de bacheliers et d’étudiants dans la dernière décennie. En raison d’une croissance démographique soutenue et de la hausse continue du taux de réussite au baccalauréat, le nombre de bacheliers a augmenté de 21 % en dix ans, ce qui a entrainé une hausse presque aussi forte du nombre de néo-bacheliers s’inscrivant dans l’enseignement supérieur, avec 117 600 étudiants de plus entre 2011 et 2021 (+ 28 %)1. Cette croissance a entrainé de fortes tensions à l’entrée de certaines filières qui ont dû recourir à l’époque au tirage au sort pour départager leurs candidats (ce tirage au sort qui avait fait alors scandale ne concernait en réalité que très peu de filières). La loi ORE devait donc à la fois permettre aux universités de choisir leurs étudiants et de lutter contre l’échec en première année de licence2 ; en sélectionnant leurs étudiants en fonction de leurs résultats scolaires les universités sont censées pouvoir mieux ajuster les profils de leurs futurs étudiants à leurs exigences académiques. Le développement des établissements d’enseignement privés, encouragés par le gouvernement, étant par ailleurs aussi une façon implicite d’absorber les étudiants en surnombre sans créer davantage de places dans l’enseignement supérieur public3.

Mais la loi ORE s’est aussi accompagnée d’une réforme importante du bac et du lycée qui amène à se demander si la mission du lycée est toujours de former intellectuellement les élèves ou s’elle n’est pas plutôt de les trier en amont pour optimiser leur répartition dans l’enseignement supérieur. Cette transformation des missions du lycée est illustrée par la place de plus en plus importante que prend l’orientation dans le déroulement de l’année scolaire de terminale : horaires dédiés à l’orientation en terminale (alors que des heures d’enseignement ont été supprimés en seconde ), constitution des vœux pour le dossier et inscription sur Parcoursup au mois de janvier, renseignement de la fiche avenir dans laquelle les enseignants se prononcent sur la crédibilité des vœux d’orientation de leurs élèves, réponses « au fil de l’eau » des universités aux voeux des élèves en juin. Mais en réalité, c’est dès la seconde que l’orientation commence au lycée puisque les élèves doivent choisir leurs futurs enseignements de spécialités (EDS) en fin d’année, choix qui conditionne en partie leur orientation postbac. Le ministre vient de plus d’annoncer que les élèves de seconde devront effectuer un stage au mois de juin. Parcoursup alourdit donc la charge de travail des personnels enseignants et des personnels administratifs, mais il est aussi un facteur de stress pour les élèves et leur famille qui consacrent, de leur côté, de plus en plus de temps à la recherche d’informations sur les différentes filières de l’enseignement supérieur.

Mais l’introduction de la sélection à l’université soulève aussi la délicate question des critères à partir desquels doit se faire cette sélection. En effet puisque le bac ne donne plus comme avant automatiquement accès à l’université, cette dernière va devoir sélectionner les élèves sur des critères particuliers. Or l’augmentation des taux de réussite au bac a brouillé le « signal » que celui-ci représentait jusque-là car pour les promoteurs de cette réforme, lorsque 90% des élèves réussissent un examen, celui-ci ne permet plus vraiment de départager les élèves. Mais surtout, rien n’indiquait jusque-là la façon dont les candidats avaient obtenu leur bac (un bac scientifique pouvait avoir été obtenu grâce à de bonnes notes dans les matières littéraires). C’est pour cela que les séries traditionnelles ont été supprimées et remplacées par des enseignements de spécialités (EDS) que les élèves choisissent en fin de seconde. Ils doivent choisir trois EDS en seconde et en abandonner un en terminale. En se spécialisant davantage les élèves peuvent, selon l’esprit de la réforme, mieux se préparer à l’enseignement supérieur ; en réalité, les résultats obtenus par les lycéens aux EDS sont surtout censés fournir aux universités une meilleure information sur les compétences de leurs futurs étudiants, car, comme les entreprises sur le marché du travail lorsqu’elles cherchent à recruter un salarié, les universités font face à ce que les économistes appellent des « asymétries d’information ». Elles doivent donc pour recruter leurs étudiants connaître leur niveau scolaire ou leur profil de la façon la plus précise possible.

C’est pour que les établissements du supérieur puissent prendre connaissance des notes du bac dès le mois d’avril que les épreuves du bac ont été initialement placées au mois de mars, ce qui a conduit l’an passé, à amputer d’un trimestre la formation académique des élèves puisque ceux-ci, comme l’avaient par ailleurs anticipé les associations disciplinaires et les syndicats enseignants, se sont massivement absentés après les épreuves. Il était tout de même étonnant de prétendre vouloir mieux préparer les élèves aux exigences de l’enseignement supérieur tout en les libérant de cours pratiquement dès la moitié du mois de mars (la philosophie et le grand oral étaient les seules épreuves à se dérouler en juin). Le retour des épreuves du bac en juin, annoncé par le ministre à la rentrée 2023, permettra sans doute de mieux former les élèves mais au prix sans doute d’un bachotage accru puisque le ministre a refusé d’alléger, comme le demandaient certaines associations disciplinaires, certains programmes d’EDS. Mais cette nouvelle modification du calendrier du bac est loin d’être totalement satisfaisante puisque ce nouveau calendrier oblige les établissements à remplir les dossiers de Parcoursup dès la fin du second trimestre, ce qui veut dire clairement que les élèves seront sélectionnés à partir de leurs notes de contrôle continu du premier et du second trimestres. Or l’évaluation en contrôle continu pose de nombreux problèmes4.

D’une part, l’évaluation en contrôle continu entraine de nombreuses tensions entre enseignants et élèves car ces derniers ont conscience qu’une mauvaise note à un devoir peut pénaliser leur future orientation. D’autre part, les notes de contrôle continu comportent parfois des résultats issus d’évaluation formative (devoirs-maison, notes de participation, travaux de groupe) ce qui peut conduire à une surévaluation de certains élèves. L’évaluation en contrôle continu pénalise aussi les élèves qui progressent puisqu’ils ne sont évalués que sur les deux premiers trimestres de leur formation. Enfin l’évaluation en contrôle continu risque de renforcer le poids de l’établissement d’origine dans l’orientation des élèves car les établissements favorisés ayant la réputation de noter plus sévèrement que ceux des établissements populaires, à résultats équivalents, les établissements de l’enseignements supérieur risquent de sélectionner plutôt les élèves venant d’un « bon » lycée. Ces élèves bénéficient donc d’une « prime » liée à la réputation de leur établissement d’origine. Bref on le voit, la question du « bon signal » ou des « bons » critères à partir desquels les élèves doivent être sélectionnés est un véritable casse-tête qui perturbe le déroulement de la scolarité au lycée depuis le début de cette réforme, réforme qui ne cesse, par ailleurs, d’être réformée, ajustée, amendée afin de pallier les multiples effets pervers qui n’ont visiblement pas été anticipés par ses promoteurs. Devant cet imbroglio, il y a de toute façon de fortes chances pour que ce soient les universités elles-mêmes qui organisent des concours d’entrée pour sélectionner leurs étudiants, ce qui engendrera sans doute des problèmes supplémentaires pour les élèves d’origine populaire (coûts des concours, crainte de l’échec, contrainte administrative).

Au final, cette réforme, outre les multiples perturbations qu’elle a engendrées, s’est aussi traduite concrètement par un appauvrissement de la formation générale des élèves, puisque par exemple les élèves ne peuvent plus suivre à la fois des enseignements de maths, physique et SVT, alors que c’était possible dans l’ex-filière S. De même, de nombreux élèves qui suivent un EDS de SES ne font plus de maths, puisqu’ils ont été retirés du tronc commun (leur rétablissement étant en réalité assez symbolique), ce qui les défavorise puisque les programmes de SES comportent des notions de statistiques descriptives.

L’introduction de la sélection à l’université n’a semble-t-il pas non plus permis de lutter véritablement contre l’échec en première année de licence, car la réussite dans l’enseignement supérieur ne dépend pas uniquement des résultats du bac mais elle est aussi déterminée en grande partie par la motivation des étudiants. En revanche, la loi ORE a accentué sans nulle doute la concurrence entre les universités. Les vœux sur Parcoursup n’étant pas sectorisés, les élèves ont tendance à demander les universités les plus prestigieuses, ces dernières ont donc la possibilité d’effectuer une véritable sélection, alors que les universités périphériques recrutent les élèves au profil plus fragile. Comme un salarié qui doit se soucier de son employabilité, le lycéen doit pour sa part, afin de maximiser ses chances de réussite, se soucier de sa « sélectabilité » et faire figurer sur Parcoursup, toutes les activités extra-scolaires susceptibles de « booster » son CV (activité culturelle, participation à des associations ou à des mouvements scout). Quant aux bacheliers sans affectation, aux profils scolaires les plus fragiles, ils seraient selon certaines sources syndicales pratiquement 13% de l’ensemble des inscrits de Parcoursup. Se débarrasser de ces bacheliers surnuméraires était bien de toute façon le principal objectif de ces réformes.

Comme nous venons de le voir, former les élèves et les préparer à l’enseignement supérieur sont deux objectifs parfaitement complémentaires mais avec l’introduction du dispositif de sélection Parcoursup, on a de plus en plus le sentiment, qu’au lycée, désormais, les questions d’orientation l’emportent sur celles liées à la formation des élèves.

Jean-Yves Mas
Professeur de SES en lycée