École et élitisme,  Numéro 24,  Romuald Bodin,  Sophie Orange

Démocratisation des licences universitaires : les effets possiblement désenchanteurs de la secondarisation et de la mise en œuvre des « parcours accompagnés »

La secondarisation des licences universitaires et la mise en place en leur sein d’une organisation pédagogique proche du lycée ont souvent été avancées comme des leviers à la démocratisation de l’Université. L’analyse croisée du fonctionnement de deux licences universitaires montre les effets ambivalents d’un tel objectif.

Rupture pédagogique et production de l’illusio

Dans le cadre d’une enquête sociologique réalisée en 2018-2019 dans une grande université pluridisciplinaire de province, nous avons étudié les effets de la mise en place de l’application de la loi ORE (loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants) et du déploiement de l’interface Parcoursup dans deux filières de formation. La première filière observée, la licence de droit, n’a pas mis en place de sélection à l’entrée et n’a pas transformé son cursus en L1. La seconde filière, la licence d’Économie-gestion, a quant à elle instauré une sélection à l’entrée en première année et développé un parcours spécifique pour les étudiants jugés les plus loin des attendus de la formation, et acceptés dans Parcoursup via la réponse conditionnelle « oui si ».

D’abord et contrairement à une idée communément admise, ce n’est pas dans la filière ayant mis en place la sélection à l’entrée que les étudiants vivent le plus leur entrée à l’Université sur le mode de l’élection. Un grand nombre d’étudiants de Droit expriment ainsi l’attachement passionné à leur nouvelle filière, quand ceux d’Économie-gestion ne manifestent pas une telle adhésion.

Ce qui apparaît dans l’enquête, c’est tout le rôle joué par les modes de présentation de la discipline et d’encadrement des étudiants dans ce rapport enchanté à la formation. L’entrée en Droit se fonde sur une rhétorique du changement pédagogique, marquée par une rupture explicite avec l’enseignement secondaire. Les cours magistraux y sont plus nombreux qu’en Économie-gestion, où les TD sont dominants et où le fonctionnement se calque pour beaucoup sur l’organisation lycéenne ; les étudiants évoquant leur « classe » ou leur « matière ». Il n’y a, dans cette dernière filière, pas un sentiment de rupture mais bien de continuité avec des enseignements et une pédagogie déjà connus. Au contraire, en Droit, la discipline est nouvelle et requiert une méthodologie inédite pour les étudiants, dont une plus grande proportion est d’origine populaire et dont les parents n’ont pas fait d’études supérieures.

La posture des enseignants agit aussi sur ce sentiment d’élection, puisque d’un côté, en Droit, les enseignants appellent les étudiants « Monsieur » ou « Madame », les vouvoient systématiquement, expriment un haut niveau d’exigence à leur endroit, en leur demandant de reformuler leurs phrases, leur imposant des tournures de phrases (commencer par « en l’espèce ») ; quand en Économie-gestion certains enseignants tutoient les étudiants, et pour certains interdisent les ordinateurs car ils seraient source de dispersion, dans un rapport quelque peu infantilisant. L’élitisme du Droit produit de façon inattendue de l’adhésion et de l’engagement, y compris chez les étudiants d’origine populaire, quand l’égalitarisme de l’Économie-gestion semble à l’inverse produire de la désaffiliation.

La rupture pédagogique agit véritablement comme moteur de la croyance et de l’illusio (Bourdieu, 1997) universitaire (au sens de Bourdieu) et contribue à produire un investissement dans les études très fort des étudiants, qui retravaillent les cours, préparent les séances suivantes, font leurs exercices, là où les étudiants d’Économie-gestion développent un rapport plus distancié aux attendus universitaires, comme s’ils n’étaient pas pris au jeu. Les étudiants prennent ainsi d’autant plus au sérieux leurs études qu’ils se sentent pris au sérieux.

Ce qui est ainsi notable, est que dans les cours magistraux, les étudiants de droit sont extrêmement attentifs, tous les écrans affichant le plan du cours, quand les étudiants d’Économie-gestion se montrent beaucoup plus dissipés et peu concentrés dans les enseignements.

Ces éléments montrent que la secondarisation des enseignements ne constitue pas un gage d’implication des étudiants et donne paradoxalement à voir les effets symboliquement positifs joués par des caractéristiques parfois considérées comme désuètes ou inadaptées aux nouveaux profils d’étudiants, comme la dimension théorique des enseignements, les savoirs fondamentaux non forcément accolés à des applications concrètes, les cours magistraux plutôt que les travaux dirigés.

Les effets ambivalents de la différenciation et de l’individualisation des parcours

Le sentiment d’élection et l’engagement des étudiants dans la filière Droit trouvent leurs limites dans le manque d’accompagnement et de cadrage concret des apprentissages. En Droit, la validation des acquis repose principalement sur les examens de fin de semestre, a contrario de l’Économie-gestion, où elle repose principalement sur des contrôles continus. Dans la première filière, les étudiants sont donc confrontés très longtemps à une forme d’incertitude quant à leur niveau et leur compréhension des attendus. Tant qu’elle pouvait se vivre sur un mode désintéressé, celui de la découverte d’un nouveau monde intellectuel, encore déconnecté des enjeux de validation et de classement, l’expérience universitaire permettait au plus grand nombre d’y croire et de s’y croire, nourrissant une adhésion enchantée à la filière intégrée.

Au moment des résultats du premier semestre, l’enquête révèle le décalage qui existe pour certains entre l’investissement fourni et les résultats obtenus, et les difficultés dans lesquelles cela conduit les étudiants, relativement peu encadrés institutionnellement pour remédier à ces difficultés. Surtout, c’est une forme d’isolement qui apparaît entre les étudiants, et notamment ceux aux origines scolaires et sociales les plus modestes, contribuant à renforcer les inégalités.

A l’inverse, l’importance des contrôles continus et la régularité des notations en Économie-gestion permettent plus facilement aux étudiants d’ajuster le volume et la méthodologie du travail aux résultats obtenus. L’encadrement serré par les enseignants leur permet aussi de pouvoir corriger certaines difficultés. La pédagogie explicite favorise la réussite et atténue les inégalités sociales et scolaires de départ, tandis qu’en Droit, la pédagogie implicite, qui avait pourtant une vertu de croyance, tend à renforcer ces inégalités.

Une autre différence entre les deux cursus est le poids du travail collectif, qui agit comme un élément de réassurance et de maintien de l’engagement, dans le cas de la filière Économie-gestion, où les groupes de pairs sont très institués, quand l’isolement des étudiants de Droit, le travail produit le plus souvent de manière individuelle, renvoie chaque étudiant à ses ressources personnelles et ne tend pas à rééquilibrer les dotations de départ.

L’importance du collectif et de la production d’un sentiment d’appartenance commune, dans la réussite étudiante, se révèle avec d’autant plus d’acuité lorsque l’on analyse les effets des dispositifs de parcours accompagnés sur la réussite des étudiants a priori non forcément ajustés aux attendus de la filière.

La démarche est louable et, à l’inverse d’autres dispositifs d’orientation, se fonde moins sur la gestion des flux et l’éviction des profils non ajustés aux filières, que sur l’objectif de chercher à remédier à la faiblesse de certaines compétences.

Mais la mise en œuvre des accompagnements, dans le cas du dispositif de Parcours accompagné observé, a démontré ses effets possiblement pervers. En effet, le principe de séparation des parcours dits « normaux » contribue parfois moins à remotiver ou à réajuster ces étudiants à la formation, qu’à renforcer encore davantage le décalage qu’ils peuvent ressentir avec les autres étudiants.

Ainsi, sur les 64 étudiants concernés par cette sélection conditionnelle, une trentaine a abandonné avant le mois de novembre. Si les difficultés scolaires rencontrées par ces étudiants peuvent expliquer pour partie leur sortie de formation, l’enquête invite à ne pas sous-estimer la violence symbolique produite par cette catégorisation différentielle des étudiants.

Leur désignation par les enseignants et par les étudiants eux-mêmes comme des « oui si » contribue en effet à réifier leur appartenance à un groupe à part, concerné par une sélection conditionnelle et à leur rappeler qu’ils doivent faire la preuve de leur légitimité à l’Université. L’effet de séparation joue donc ici de manière négative : non pas comme une forme d’opportunité d’accès explicite, mais comme une forme d’exclusion implicite.

Repérés et désignés, ils se savent en première année conditionnelle et ont moins le sentiment d’être des étudiants accompagnés en vue de leur réussite que des étudiants placés dans l’obligation de devoir faire leur preuve. Ce qui diffère entre ces deux situations est la question de la responsabilité qui repose, dans le premier cas, sur l’institution qui doit donner les moyens de la réussite à ces étudiants, et dans le second cas, sur les étudiants, qui sont redevables de la faveur qui leur a été accordée.

Conclusion

Pour conclure, se donne à voir ici toute la complexité liée à la transformation des cursus universitaires en licence, en lien avec la gestion de l’hétérogénéité des publics et en vue d’améliorer la réussite des étudiants. Les solutions toutes trouvées que seraient l’individualisation des parcours, l’hybridation des formations, la secondarisation des enseignements, se heurtent à un certain nombre de limites, et notamment au fait que l’engagement des étudiants dans la formation et leur réussite tiennent beaucoup à la capacité intégrative des filières et à la mise en œuvre des conditions de possibilité d’une croyance partagée en la valeur de ce que l’on fait.

Romuald Bodin
Maître de conférences en sociologie à l’université de Poitiers

Sophie Orange
Maître de conférences en sociologie à l’université de Nantes