Chacun pour soi ou savoirs pour tous : quelle école pour demain ?,  Julien Netter,  Numéro 8

Délimiter les apprentissages scolaires pour aider tous les enfants à apprendre

Plusieurs formes d’apprentissage coexistent dans les écoles françaises. Ce constat, s’il n’est pas nouveau, a été singulièrement renforcé par la récente réforme des rythmes scolaires. À côté des apprentissages scolaires traditionnels encadrés par des enseignants, des projets et des activités variés font intervenir des animateurs ou des intervenants associatifs, dans le cadre scolaire ou pendant les temps périscolaires, dans des locaux dédiés ou dans les salles de classe. Les contenus de ces activités sont parfois très proches de ce qui est travaillé en classe mais parfois bien différents. Certains des personnels qui les mettent en œuvre sont présents auprès des enfants à la fois pendant le temps de classe et pendant le temps périscolaire, qu’il s’agisse des ATSEM en maternelle, des AVS ou de certains enseignants, mais d’autres non. Ainsi, la frontière entre apprentissages scolaires et non scolaires parait moins lisible que jamais, suscitant tensions ou désarroi chez les encadrants et parfois une certaine confusion chez les enfants. Il parait donc utile de tenter de démêler cet écheveau et d’en comprendre les raisons pour apprécier les conditions du bénéfice d’une telle juxtaposition pour tous les enfants.

Des attentes propres aux apprentissages scolaires

S’il n’est plus vraiment possible de caractériser les apprentissages scolaires par leurs contenus ni par leurs encadrants ni par les locaux où ils sont travaillés, un aspect leur demeure tout de même spécifique : l’idée qu’il existe des attentes particulières qui doivent se concrétiser dans la réussite à des évaluations. On peut dégager cinq dimensions de ces attentes que l’on retrouve rassemblées dans l’ensemble des situations où des apprentissages scolaires sont en jeu.

“ Les apprentissages scolaires supposent une utilisation particulière du langage tournée vers la constitution explicite de catégories. ”

La première dimension concerne le langage. Les apprentissages scolaires supposent une utilisation particulière du langage tournée vers la constitution explicite de catégories. Ce « langage scolaire » vise à trier sans relâche, à assigner aux objets étudiés une place et une définition dont le langage courant n’a que faire parce qu’il n’est pas nécessaire, par exemple, de savoir définir une table pour s’attabler. Ce faisant, le langage scolaire tend à délaisser l’immédiateté, la familiarité et une forme de connivence éventuellement fondée sur des malentendus tus. Il prend le risque de la mise en exergue de différences.

Une seconde caractéristique des attentes scolaires est la nécessité d’une réflexion. Quelle que soit l’activité mise en œuvre, elle suppose que les enfants se posent des questions et dégagent un raisonnement qui leur permette d’y répondre. Les tâches automatisées, si elles sont souvent requises en arrière plan de la réalisation d’une activité, ne peuvent prétendre en constituer le cœur. Ainsi, le coloriage n’est pas une activité scolaire légitime pour des élèves de cours moyen, qui peuvent en revanche s’y adonner sans que cela ne soit contre-indiqué dans les temps périscolaires. En somme, l’aspect technique est rarement traité pour lui-même en classe en particulier à partir de l’école élémentaire, il est mis au service d’une intention intellectuelle, au risque d’être parfois sous-estimé.

“ Les disciplines sont la culture de l’école, elles proposent différentes lectures du monde. ”

Une troisième dimension concerne l’inscription de toute activité dans une discipline scolaire. Les disciplines sont la culture de l’école, elles proposent différentes lectures du monde, un même phénomène pouvant être interprété tantôt dans une discipline, tantôt dans une autre. Par opposition aux disciplines, les thèmes transversaux qui soutiennent aussi bien les projets réalisés en classe que la plupart des activités périscolaires paraissent peu définis, mobiles. Ils se prêtent donc moins facilement à la constitution de réseaux de catégories organisés. Ils facilitent en revanche les collaborations par les capacités d’enrôlement qu’ils recèlent, du fait notamment de leur apparence peu scolaire collant parfois aux préoccupations des enfants.

Le quatrième aspect des attentes scolaires a trait à l’attitude de mise dans ce type d’apprentissage, qui suppose la focalisation de l’attention sur un objet précis. Les catégorisations et réflexions requises s’appliquent toujours à un objet donné, perçu selon un certain cadre disciplinaire. Il en résulte le fait que les interactions entre enfants sont nettement minorées au profit d’une relation duale entre chaque enfant et cet objet. Les interactions ne demeurent légitimes que si elles permettent d’améliorer cette relation, dans le cas du travail de groupe par exemple, ou lorsqu’elles deviennent elles-mêmes un objet de travail comme cela peut parfois être le cas avec le jeu. Par opposition à l’insistance sur un objet, les temps périscolaires permettent l’épanouissement d’interactions n’ayant d’autre fin que les relations entre individus qu’elles permettent de nouer.

“ Les attentes de l’école sont une construction culturelle particulière qui s’oppose par bien des aspects à la vie quotidienne.”

Une cinquième et dernière marque des attentes de l’école recouvre la motivation générale finalement privilégiée par le système scolaire. On pourrait y voir un mélange entre deux moteurs. Le premier est la volonté d’apprendre, c’est-à-dire une tendance à chercher en toutes circonstances la structure derrière les apparences, à mettre le monde à distance. Le second est le goût pour la compétition, en particulier dans l’école française, le droit à l’erreur y étant parfois relatif et le poids de l’évaluation conséquent. Le plaisir est très éloigné de cette double conception sauf s’il s’incarne dans un plaisir d’apprendre. Le travail quant à lui, s’il est sans conteste nécessaire, n’est pas en soi un moteur pour les apprentissages.

De nouvelles inégalités à l’école ?

Plusieurs remarques s’imposent à partir de cette rapide description. Tout d’abord, on voit que les attentes qui permettent de caractériser les apprentissages scolaires peuvent être nettement délimitées et qu’elles s’opposent à d’autres formes d’appréhension du monde dont il ne s’agit pas de nier l’intérêt mais qui ne procurent pas de bénéfice scolaire automatique. Les dispositions qui permettent aux enfants de répondre à ces attentes n’ont rien de naturel. Il est ainsi très difficile pour certains de comprendre pourquoi ils doivent focaliser leur attention sur un objet donné, réfléchir dessus à partir d’un certain type de raisonnement propre à une discipline, avec un langage particulier. Certains assignent les objets à des catégories qui ne paraissent pas scolairement pertinentes ou sont tournés vers les interactions et le plaisir qu’elles leurs procurent. Tout cela est parfaitement normal parce que les attentes de l’école sont une construction culturelle particulière qui s’oppose par bien des aspects à la vie quotidienne. Mais d’autres enfants, en particulier ceux dont les familles sont proches de ces exigences scolaires et qui expriment donc à la maison des attentes similaires, se révèlent étonnamment bien adaptés pour répondre aux attentes de l’école et « entrer » dans les apprentissages scolaires. Ces enfants, minoritaires dans la plupart des classes, peuvent donner l’impression fausse que de telles attentes sont naturelles parce qu’ils y ont été préparés en amont, sans que cela apparaisse aux enseignants.

“ Avec la juxtaposition de différentes logiques d’apprentissage au sein d’un même lieu, l’école contemporaine complexifie les choses. ”

Avec la juxtaposition de différentes logiques d’apprentissage au sein d’un même lieu, l’école contemporaine complexifie les choses. La présence d’ateliers culturels ou sportifs, d’activités d’animation suggère que les apprentissages scolaires ne suffisent plus à développer l’ensemble des habiletés permettant de s’intégrer à une société mondialisée, où les compétences communicationnelles ou la synthèse d’expériences variées sont par exemple nettement valorisées. Les autres formes d’apprentissage désormais proposées aux enfants peuvent les aider à construire de telles compétences. Mais une deuxième forme d’inégalité apparait alors. Pour certains enfants qui déclarent apprendre en toutes circonstances, les différents apprentissages semblent complémentaires voire s’enrichissent mutuellement et s’agencent dans un tout harmonieux. Ces enfants sont souvent ceux qui participent en dehors de l’école à des activités que leurs parents les aident à scolariser c’est-à-dire à lier avec les attentes scolaires. Ils développent une forme de plurilinguisme qui leur permet de transformer une activité thématique pour l’incorporer à une catégorisation disciplinaire ou à voir un apprentissage derrière une pratique ludique. La maîtrise des attentes de l’école aide à opérer une telle traduction si bien que ce sont les enfants les plus familiers de ces attentes qui parviennent à tirer un profit scolaire des activités non scolaires, cumulant dès lors un double avantage. Pour les autres, il y a une dissociation des différentes activités. Celles qui sont organisées dans les temps scolaires renvoient à un travail de classe dont l’intérêt n’est pas toujours évident quand les activités périscolaires ou les projets paraissent essentiellement relever du plaisir et de l’amusement immédiat.

Le risque d’un brouillage des frontières

La place du jeu fournit un bon exemple des malentendus dont ces derniers enfants peuvent être victimes. Il y a plusieurs utilisations du jeu à l’école. Une première, fréquente en classe, consiste à détourner un jeu pour le mettre au service d’un objet d’apprentissage. C’est le cas par exemple des lotos largement utilisés en maternelle avec des lettres, des chiffres… L’intérêt du jeu ne réside alors plus pour l’enseignant dans son caractère ludique mais dans les apprentissages auxquels il est censé concourir. L’aspect ludique est en quelque sorte cosmétique, mobilisé pour ses vertus d’engagement supposées. On trouve une deuxième utilisation du jeu dans les ateliers périscolaires tournés vers les stratégies, typiquement avec les échecs. Le caractère ludique a alors une importance réelle parce que les interactions mises en scènes à travers les règles du jeu sont le support des stratégies pratiquées. Autrement dit, le jeu lui-même devient un objet d’apprentissage, dans le respect de son intégrité qui met les interactions à l’honneur. Les intervenants soutiennent ce positionnement en exposant des stratégies et en demandant aux enfants de s’en saisir. Une troisième façon de recourir au jeu apparait dans les temps périscolaires moins formels lorsque des animateurs mettent librement des jeux à disposition des enfants. Il n’y a alors plus d’objet de réflexion à moins que les enfants qui jouent n’en soient porteurs, s’appuyant éventuellement sur les principes inhérents au jeu. Les interactions rendues possibles par la situation suffisent à la justifier et il devient légitime pour les enfants de s’affranchir des règles du jeu voire de toute forme de contrainte à condition, souvent de ranger le matériel à l’issue du temps imparti. Les enfants prennent manifestement plaisir à ces temps ludiques bien éloignés des exigences scolaires.

Ces trois utilisations du jeu, très éloignées les unes des autres, montrent que cet objet n’est pas univoque et peut susciter des appropriations scolairement non rentables. Mais pour certains enfants familiers de l’utilisation exclusivement ludique du jeu, légitimée à l’école par le troisième type de situations, la présence du jeu dans la classe suggère que cette même utilisation est possible dans la classe et induit en erreur sur ce que sont les attentes réelles de l’enseignant. Il y a alors brouillage des frontières et la juxtaposition des différentes formes d’apprentissage, loin de permettre leur enrichissement mutuel, crée des perturbations dont les enseignants ne perçoivent pas toujours les causes précises.

Dans une école désormais ouverte à différents encadrants et à différentes logiques, définir rigoureusement ce que sont les attentes scolaires et préparer soigneusement les enfants à y répondre, en particulier ceux qui en sont le plus éloignés par leur socialisation familiale, parait donc être la réponse la plus efficace aux inégalités d’apprentissage et la meilleure façon d’organiser un dialogue avec les autres formes d’apprentissage présentes à l’école.

Julien Netter
Université Paris 8, équipe Circeft-Esco