Des fondamentaux pour quelle école ?,  Jacques Bernardin,  Numéro 12

A propos de fondamentaux…

Marqueur idéologique, le discours appelant à un « retour aux fondamentaux » signe la réaction en matière éducative, coup de barre qui laisse entendre que le navire école aurait dérivé de ses missions essentielles et qui en refixe simultanément l’horizon : on ne refonde plus, on restaure ![1]Fustigeant le « crétinisme égalitaire », les nostalgiques de l’élitisme républicain y retrouvent enfin leurs petits. (Cf. Jacques Julliard dans Le Figaro du 04/09/17). Et si possible avec une recette ancienne habillée de neuf par les neurosciences, bien repérée comme attrape-mouche d’une opinion publique désabusée d’en avoir beaucoup entendu et pas assez vu. Haro sur la globale, vive la syllabique !… Fut-il simpliste, le message a l’avantage d’être clair.

Personne ne conteste l’importance de la maîtrise des fondamentaux, ni même l’importance du code graphophonétique en lecture. Comme on le verra, loin d’avoir négligé ces apprentissages, les professionnels y consacrent une part importante de leur activité. Mais est-ce raisonnable de renforcer la focalisation sur cet aspect technique de la lecture pour faire progresser les élèves – notamment de milieux populaires – à la hauteur des ambitions qu’exige notre époque ?

“ Mieux cerner d’où l’on part et ce qu’on vise s’avère indispensable pour orienter les pratiques… pour autant qu’on souhaite VRAIMENT démocratiser l’Ecole. ”

De quelle nature sont les obstacles rencontrés par ceux qui ne partagent pas d’emblée la culture scolaire ? Quels enjeux sous-tendent l’apprentissage de l’écrit ? Mieux cerner d’où l’on part et ce qu’on vise s’avère indispensable pour orienter les pratiques… pour autant qu’on souhaite VRAIMENT démocratiser l’Ecole.

La place des apprentissages fondamentaux

La France consacre-t-elle un temps suffisant aux apprentissages fondamentaux ? Selon le rapport Eurostat comparant les temps d’instruction en Europe[2]Analyse comparative du temps d’instruction en Europe dans l’enseignement obligatoire 2013/2014, Eurydice. (Cf. F. Jarraud, « La France reste championne des fondamentaux », Café Pédagogique, 15 juin 2017)., à l’école primaire, l’école française consacre 900 heures aux mathématiques alors que la moyenne européenne est de 670 heures. Quant au temps consacré à la lecture-écriture, il représente près du double de la moyenne (1656 heures contre 953).

Au-delà de ce temps global, la part accordée au travail sur le code graphophonétique serait-elle trop faible ? Les recherches comme les rapports de l’Inspection générale n’accréditent pas cette hypothèse. Ainsi le rapport IGEN de juin 2013 note au cycle 2 un travail rigoureux sur le code au CP, au centre de la préoccupation de 98 % des enseignants, au risque de laisser d’autres pans en jachère (prégnance des aspects techniques [déchiffrage] qui éclipse les aspects culturels)[3]Philippe Claus, Viviane Bouysse et al., Bilan de la mise en œuvre des programmes issus de la réforme de l’école primaire de 2008, Rapport n° 201-066, MEN-IGEN, juin 2013 (extraits cités : p.11).. Selon la récente recherche « Lire-écrire au CP » coordonnée par Roland Goigoux (sept. 2015), tous les enseignants enseignent le code à leurs élèves (au moins 3 H par semaine), mais avec une variabilité du rythme d’étude des sons et de la part accordée aux autres composantes de la lecture.

“ Concernant l’accès au code et à la combinatoire, si le « mécanisme » ne va pas de soi, c’est parce que cela relève d’un apprentissage plus conceptuel que technique. ”

Si les divers observateurs s’accordent sur le fait que les querelles de méthodes sont dépassées, la dernière conférence de consensus constate en 2016 que le système français a appris à former des élèves déchiffreurs mais qui ne deviennent pas pour autant des lecteurs experts[4]Conférence de consensus « Lire, comprendre, apprendre » (16-17 mars 2016, ENS de Lyon). Dossier de synthèse, CNESCO-Ifé, 2016, p. 16., et invite – au-delà de l’identification des mots – à développer la compréhension, à préparer « l’entrée en littérature » et l’usage de la lecture dans toutes les disciplines.

Au-delà de l’apprentissage « technique »

L’étude du système graphique

Concernant l’accès au code et à la combinatoire, si le « mécanisme » ne va pas de soi, c’est parce que cela relève d’un apprentissage plus conceptuel que technique, suppose d’objectiver la langue (…) de la transformer en objet de réflexion[5]Emilia Ferreiro, L’écriture avant la lettre, Paris, Hachette, 2000, p. 231.. Considérer le langage pour lui-même, suspendre la signification des mots pour s’attacher à leur sonorité : tous les enfants ne l’ont pas également exercé. Certes, il convient de ne pas attendre qu’ils soient prêts pour leur enseigner des choses, mais la question subsiste : jusqu’où peut-on « forcer » le développement ?

L’Inspection constate en 2011 que le travail sur la conscience phonologique et sur le principe alphabétique en maternelle sont des activités envahissantes dans certaines classes et regrette la précipitation de l’entrée dans l’écrit, dans des activités formelles. Primarisation qui cause malmenage, ennui précoce, perte d’estime de soi[6]Viviane Bouysse, Philippe Claus, L’école maternelle, Rapport n°2011-108, MEN-IGEN, octobre 2011, p. 176.. Au cycle 2, les attentes excessives (…) peuvent induire des jugements précoces sur les élèves n’ayant pas les ‘ bases attendues’ (…) perçus d’emblée comme ‘élèves en difficultés’[7]Viviane Bouysse, Philippe Claus, Michèle Leblanc, Martine Zafra, Mise en œuvre de la politique éducative. Application de la circulaire du 3 janvier 2006 et de l’arrêté du 24 mars 2006 sur l’apprentissage de la lecture au cycle des apprentissages fondamentaux, MEN–IGEN Groupe de l’enseignement primaire, 2 novembre 2006..

L’apprentissage de la lecture doit donc s’inscrire dans une certaine temporalité, justifiant les cycles. Outre les activités incitatives, l’écriture mérite d’être plus amplement sollicitée le plus tôt possible. Exigeant une « attention volontaire », sa pratique conduit au dévoilement de la nature de l’écrit (segmentation, lien avec l’oral, lettres muettes, accords, ponctuation, etc.).

Savoir déchiffrer ne suffit pas pour comprendre

Si automatiser l’identification des mots libère des ressources attentionnelles pour élaborer la signification, celle-ci n’est pas automatique. Au-delà de la maîtrise du vocabulaire, beaucoup de faibles lecteurs stagnent dans une stratégie coûteuse et, bien qu’habiles pour déchiffrer, ont du mal à sélectionner les informations importantes et à les mettre en relation, à faire des inférences, à synthétiser et a fortiori, à avoir une distance critique à l’égard des écrits lus.

On a longtemps négligé ce pan de l’apprentissage. En 2006, L’IGEN constate qu’au cycle 2, le travail de compréhension ne semble pas bien appréhendé (…) Tout se passe comme si l’accès au sens du texte devait résulter naturellement de son décodage. Selon le rapport de juin 2013, la découverte de textes n’est pas enseignée avec méthode. La compréhension est traitée en collectif, de manière superficielle et globale, sans distinction entre les composantes cognitives des différents niveaux qui la constituent[8]Philippe Claus, Viviane Bouysse et al., Bilan de la mise en œuvre des programmes issus de la réforme de l’école primaire de 2008, MEN-IGEN, juin 2013, p. 11.. Selon l’étude « Lire-écrire au CP » déjà évoquée, seulement 15,5 % du temps global est consacré à la compréhension, de 30 mn à 2 H selon les classes[9]Roland Goigoux (Coord.), Lire et écrire au CP. Etude de l’influence des pratiques d’enseignement de la lecture et de l’écriture sur la qualité des premiers apprentissages, Ifé-ENS de Lyon, septembre 2015, p. 400.. Et près de la moitié de ce temps est consacré à la vérification, individuelle et par écrit. Autrement dit, l’élaboration du sens est laissée aux élèves seuls, alors qu’on sait qu’elle est largement liée au bagage culturel. Certains enfants ont en effet bénéficié très tôt d’interactions fréquentes et variées autour de livres lus, d’autres peu voire pas.

D’où l’importance d’initier aux démarches compréhensives, dès la maternelle sur les textes lus par l’enseignant, puis de façon plus spécifique au cycle 2, en dévoilant les stratégies de lecture.

Ce qui soutient l’apprentissage

Pourquoi lire ? Desséché, replié sur une technique aride, les difficultés rencontrées face à l’apprentissage peuvent expliquer un faible investissement ou conduire au renoncement. On suppose usuellement la question du sens résolue, or elle ne l’est pas pour tous, de nombreuses enquêtes réalisées notamment en éducation prioritaire confirment une faible conscience des usages sociaux de l’écrit[10]Jacques Bernardin, Le rapport à l’école des élèves de milieux populaires, De Boeck, 2013 (pp 66-75).. Tout apprentissage mérite d’être soutenu par un projet qui le légitime : envie de faire comme les aînés, escompte d’autonomie, de pouvoirs nouveaux…

Certains enfants ont été initiés de longue date à la pluralité des usages de l’écrit, dimension immatérielle de l’héritage  pour reprendre les termes de Bernard Lahire[11]Bernard Lahire, « Comment la famille transmet l’ordre inégal des choses », Observatoire des inégalités, Janvier 2012 (Article adapté de la revue « Regards croisés sur l’économie N°7, mai 2010), mais il revient à l’école d’ouvrir l’ensemble des élèves à ces pratiques culturelles. Qu’en est-il ? Au Cycle 2 en 2013,  peu d’ouvrages de littérature de jeunesse sont lus de manière approfondie  et on constate une absence des ouvrages documentaires à la portée des élèves, qui permettraient d’élargir la gamme des textes lus((Rapport IGEN, juin 2013, déjà cité (Extraits respectivement, p. 11-12 et 10).. Selon l’étude Lire-écrire au CP, les pratiques d’acculturation sont un des facteurs les plus discriminants. Elles comprennent : lecture d’albums en classe, coins-lecture, fréquentation d’une bibliothèque, participation à un projet culturel, abonnement à une revue… Alors que la lecture d’album contribue le plus aux progrès, seul un tiers des classes pratique la lecture offerte de façon régulière. Deux enseignants sur trois font peu varier les supports.

Loin de n’être que la récompense de ceux qui ont résolu la part « technique » de l’apprentissage, la connaissance et la pratique de la diversité des supports sociaux dans la pluralité de leurs fonctions méritent d’être une préoccupation de tous les instants, dès l’école maternelle. C’est depuis cette pratique régulière – observée et vécue – que le projet de l’apprenti lecteur s’élabore, s’étaye et se développe.

Quels enjeux de l’enseignement de l’écrit ?

Dans le champ scolaire, la maîtrise de l’écrit est fondamentale parce qu’elle conditionne l’accès à l’ensemble des ressources formatives. Initialement objet d’apprentissage, l’écrit a vocation à devenir outil au service de toutes les autres disciplines. De façon dialectique, c’est son recours dans chacun des champs qui en affirme la nécessité aux yeux des élèves, et en développe la maîtrise en la diversifiant.

Les élèves n’ont pas tous saisi le rôle que l’écrit joue dans le processus d’apprentissage. Outre le fait que l’on peut rechercher des informations de façon autonome, une maîtrise plus aboutie est aujourd’hui nécessaire pour exercer son regard critique à l’égard de sources toujours plus nombreuses. A travers les prises de notes sélectives, l’organisation et la structuration, l’écrit participe non seulement à l’appropriation des notions, mais à aussi à l’élaboration conceptuelle. Autrement dit, l’écrit permet d’exprimer son opinion mais aussi de fonder un point de vue réfléchi sur les situations et objets du monde. Cette fonction cognitive de l’écrit, encore trop peu sollicitée et inégalement perçue par les élèves, mérite un plus ample développement à tous niveaux.

Il existe bien des degrés de savoir lire-écrire. Tous n’ont pas les mêmes incidences sur le devenir scolaire et social : c’est une constante récurrente au fil des générations. La mise en perspective socio-historique permet de mieux saisir les liens entre familiarité avec l’écrit et inscription dans les rapports de pouvoir[12]Bernard Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, PUL, 1993..

Avec la mise au point des systèmes d’écriture, la culture écrite a pris son essor. Outre l’élaboration progressive du plurisystème graphique (amenant une analyse de la langue parlée), les savoirs ont été « scripturalisés », prenant distance avec l’expérience. L’imprimerie en a permis la diffusion, tout en standardisant les écrits (choix orthographiques, organisation des textes) : la lecture est devenue plus extensive, facilitant l’examen et la comparaison critique. Grâce à cette médiation de l’écrit, le rapport au monde est moins immédiat. On peut le réfléchir, faire des hypothèses, opérer des mises en relation inédites, classer, catégoriser, élaborer des théories explicatives, échanger avec une plus vaste communauté : cette rationalité critique a permis un bond en avant de la pensée scientifique et, pour qui l’exerce, place du côté de la maîtrise symbolique, du pouvoir.

Conclusion

L’écrit est un apprentissage fondamental à plusieurs titres pour le jeune en construction.

A travers ses lectures, le sujet peut s’essayer à de multiples rôles, se projeter et s’inventer : la force des mythes et de la littérature n’est plus à plaider à cet égard. La possibilité de libre accès aux écrits de l’environnement et aux savoirs accroit son autonomie. L’écriture lui permet de ressaisir l’expérience mais aussi ses affects, mise à distance qui sert la conscience et la maîtrise de soi. Il peut parler en son nom propre, se poser comme auteur. L’écrit participe ainsi au processus de personnalisation.

Outil de communication à distance, l’écrit relie le sujet au-delà de la communauté socio-familiale restreinte, abolissant les frontières et les limites temporelles. L’accès aux acquis patrimoniaux, à des savoirs à valeur universelle, l’amène à considérer d’autres points de vue et à exercer son esprit critique. Gage d’autonomie vis-à-vis des sources d’information mais aussi outil de conception, d’échange et d’intervention dans le champ social et professionnel comme dans le débat public, l’écrit est indispensable à l’exercice de la citoyenneté.

Jacques Bernardin
Président du GFEN

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