Christine Passerieux,  Libertés et responsabilités pour une école démocratique,  Numéro 22

Les enjeux idéologiques des programmes de maternelle

Quelles missions sont assignées à l’école maternelle au-delà des grandes déclarations de principe ? Pourquoi remettre en cause les programmes de 2015, dans une accumulation depuis 2017 de textes, de décrets, de prescriptions dont les orientations idéologiques promettent l’aggravation du creusement des inégalités ?

Petite étude comparée

2015 : refondation

La rédaction du projet de programmes pour l’école maternelle a été confiée en 2013 à un collectif réunissant des universitaires, des enseignants, des formateurs, des membres d’associations pédagogiques (GFEN, AGEEM), qui s’est réuni et a travaillé plusieurs mois durant. Il s’agissait, dès le lancement du projet, de réunir des personnalités compétentes en la matière, indépendantes du pouvoir politique mais toutes porteuses d’une réflexion pédagogique et didactique sur les enjeux de l’école maternelle. Le texte des programmes avant d’être finalisé par le CSP, a été proposé à la consultation des organisations syndicales, puis des enseignants qui les ont très favorablement accueillis. Ils ont fait l’objet d’un vote unanime au Conseil Supérieur de l’Éducation en 2015. Ces programmes, malgré certaines ambiguïtés, des points à retravailler, s’inscrivent dans une volonté de redonner à l’école maternelle sa mission : permettre à tous les enfants de s’approprier les modes de dire et de faire spécifiques aux apprentissages scolaires, dans une perspective d’ouverture culturelle adaptée à leur âge. Les modalités d’apprentissage visent à prendre en compte tous les enfants dans leurs différences, quel que soit leur milieu d’origine. Le seul objectif est que tous apprennent à devenir élève, ce qui n’est en rien naturel.

2017 : changement d’orientation

Dès sa nomination, le ministre de l’Éducation a affirmé haut et fort qu’il ne serait pas le ministre de nouveaux programmes. En effet les programmes de 2015 sont toujours en vigueur mais les promesses ici comme ailleurs sont vite oubliées, et l’on assiste à un détricotage méthodique à coups de prescriptions multiples, voire contradictoires qui, programment des orientations en rupture avec le texte de 2015. Déterminer ce qui devrait relever des spécialistes et des professionnels de l’école maternelle est désormais le fait du prince et de ceux qui en sont les courroies de transmission.

En 2018, puis en 2019, les textes ministériels préfigurent la note du CSP sollicitée par le ministre et parue en 2021. Cette note, dite d’analyse des programmes de 2015 est conçue par des non spécialistes dans un bricolage de copiés-collés, sans consultation aucune des professionnels. Le pilotage de l’enseignement par l’évaluation, dès 3 ans, tourne résolument le dos aux missions spécifiques de l’école maternelle et fait peser de lourdes menaces sur la démocratisation de l’accès aux apprentissages scolaires.

Quels objectifs pour l’école maternelle ? La maternelle une école… ou pas ?

L’histoire de l’école maternelle a longtemps été marquée par des conceptions apparemment antinomiques qui, soit privilégient l’épanouissement dans une vision naturalisante du développement, soit impliquent une primarisation, dans une adaptation étroite à l’élémentaire. Ce sont les deux faces d’une même médaille qui produisent les mêmes effets sélectifs avec l’abandon de ce qui relève spécifiquement de l’école maternelle et sur lequel nous reviendrons dans cet article.

On se souvient de la déclaration de Xavier Darcos au Sénat : « Est-ce qu’il est vraiment logique, alors que nous sommes si soucieux de la bonne utilisation des crédits de l’État, que nous fassions passer des concours à bac+5 à des personnes dont la fonction va être essentiellement de faire faire des siestes à des enfants ou de leur changer les couches ? Je me pose la question, ces personnes ayant la même compétence que si elles étaient par exemple institutrices en CM2 ». Il n’y aurait donc pas de formation nécessaire pour la maternelle. Sans doute est-ce pour cela que la formation continue des enseignants de maternelle est quasi inexistante !

En 2018, Boris Cyrulnik en a bien retenu la leçon. Non spécialiste de l’éducation, il devient pourtant le grand organisateur des assises pour l’école maternelle et déclare lors d’une interview : « L’expérience montre que les enfants ne s’attachent pas forcément à celui qui a le plus de diplômes, mais à celui qui établit les meilleures interactions avec lui ». Et aussi : « quand les enseignants maîtrisent bien la relation, la transmission du savoir se fait très facilement ». Ou comment la « bienveillance » et l’attachement résolvent tous les problèmes d’inégalité face aux apprentissages scolaires ! En même temps, l’école maternelle est déclarée obligatoire dès 3 ans. Mesure qui ne change rien à l’existant puisque la quasi-totalité des enfants sont déjà scolarisés en maternelle sauf à Mayotte et en Guyane, privés des structures nécessaires pour les accueillir. L’obligation scolaire à 3 ans est l’occasion de donner plus de moyens à l’école privée qui devra être financée à hauteur du service public par les municipalités avec pour premier effet de renforcer les inégalités territoriales. Mais n’aurait-elle pas aussi pour fonction d’imposer des « programmes », qui ne peuvent qu’achever l’institutionnalisation d’une école à deux vitesses ?

Tous capables vs tous talentueux ou méritants

Le projet ministériel de mener « chacun au plus haut de son talent et de son mérite »[1]J.M. Blanquer, rentrée 2018 est le retour aux dons dénoncé avec force par Lucien Sève dans le texte de 1964 : « Les dons n’existent pas »[2]L. Sève, Les dons n’existent pas, texte republié dans Carnets Rouges, n°21, mai 2021. L’école maternelle serait l’école de l’épanouissement, c’est-à-dire de l’éclosion d’un déjà là, comme les goûts, les intérêts… Il s’agit bien de faire accepter les logiques de domination à l’œuvre en faisant admettre par tous que chacun est responsable de ses échecs ou réussites puisque porteur ou non de capacité à s’épanouir. Un peu de bienveillance et chacun aura ce qu’il mérite en fonction de ses origines. La démocratie est bafouée, quand le système scolaire ne s’adresse pas à tous.

Or les travaux de la recherche en sciences de l’éducation attestent unanimement les effets d’une école maternelle qui produit de l’échec en ne prenant pas en compte la nature des différences, qui non seulement ne sont pas fatales mais peuvent être considérablement réduites si les conditions en sont créées. Ces travaux de plusieurs années, confirment nombre de pratiques professionnelles pour montrer que la logique du manque constitutif (de vocabulaire, de syntaxe, de curiosité, d’intérêt …) ne rend pas compte de la réalité observée et analysée dans les classes.

C’est dans la conviction intime de la capacité de tous à entrer dans les apprentissages scolaires, dans les pratiques qui s’appuient sur cette conviction en donnant à tous les outils requis pour apprendre, que se construit pour tous les enfants le sens des apprentissages autant que leur plaisir à apprendre.

Apprentissages fondateurs ou « fondamentaux » ?

Avec la meilleure volonté du monde, il est difficile d’identifier ce qui serait fondamental dans les « fondamentaux » du ministre, sauf à penser qu’une culture commune dès la maternelle n’est pas à l’ordre du jour. Les réduire à deux disciplines, mathématiques et français, c’est évacuer d’un revers de main tout ce qui, dès la petite enfance, concourt au développement des enfants et à l’émancipation. Les réduire à une préparation étroite aux évaluations en CP, c’est transformer radicalement l’école maternelle et en particulier sa fonction d’acculturation à un nouveau milieu. Enfin en matière de pédagogie, les contenus proposés pour ces deux domaines sont à la fois indigents et ineptes. La question du langage en maternelle en est un parfait exemple. La confusion entre langue et langage fait empêchement à un enseignement instruit de pratiques langagières, telles que requises par l’école, c’est-à-dire le passage d’un langage du quotidien à un langage du questionnement, de la réflexion, de la formalisation. C’est un changement de posture qui est attendu et procède d’un changement de rapport à soi, aux autres, et au savoir. Là est la fonction de l’école maternelle, afin de réduire les inégalités.

C’est pourquoi il ne s’agit pas de « donner plus à ceux qui ont moins » mais de pratiquer autrement afin de mettre en œuvre des réponses pédagogiques connues pour enfin se préoccuper des difficultés que rencontrent les enfants des classes populaires dès leur première scolarisation. Mais il ne s’agit pas non plus de les leurrer avec des apprentissages qui resteront ponctuels faute d’avoir été construits, appropriés dans leur dimension culturelle, : l’acquisition de vocabulaire ne consiste pas à apprendre des mots mais nécessite une activité de la pensée où les mots deviennent nécessaires pour que cette pensée soit mise en forme.

Les fondamentaux du ministre signent l’abandon d’une conception démocratique de l’accès aux savoirs, en voulant imposer un outillage technique inefficace et indigent qui ne peut que reproduire voire augmenter les inégalités. La dimension culturelle des apprentissages est abandonnée comme l’est le monde de la culture désormais « inessentielle ».

Pronostiquer ou donner valeur ?

Le projet ministériel pour la maternelle s’appuie sur un pilotage de l’enseignement par des indicateurs de performance dès la PS. Alors que pour nombre d’enfants le milieu scolaire est un milieu étrange, voire étranger, ils seront évalués sur leurs compétences avant même que d’avoir le temps de se familiariser avec les pratiques de ce nouveau milieu. A travers les « performances » de leurs enfants les familles seront également évaluées (jugées ?) selon qu’elles les auront « bien » ou « mal » préparés à l’école maternelle. Cette évaluation à un temps T n’a aucune validité pédagogique, car au regard de l’âge, les probabilités sont grandes que les résultats varient à T+1. Cette évaluation normative ne peut qu’aggraver les écarts, et donner valeur prédictive aux éventuels réussites ou échecs pour la suite de la scolarité. Quelques exemples d’items concernant le comportement en PS laissent pantois : « coupe la parole ; quitte l’activité avant de l’avoir achevée ; est facilement distrait par tout ce qui se passe autour ; réagit de façon excessive ; ne réfléchit pas avant d’agir … » !

Cette évaluation normative est aussi un pas de plus dans l’individualisation des apprentissages alors que les programmes de 2015 s’étaient attachés à promouvoir une évaluation positive, véritable outil pour les enseignants, qui pouvaient faire retour sur leurs pratiques, les infléchir, en s’appuyant non sur des « manques » mais sur les avancées, toutes les avancées de leurs élèves. Dès trois ans les enfants seront entraînés à la concurrence, la course aux résultats en guise de projet scolaire. La jubilation à prendre conscience de ses nouveaux pouvoirs d’agir et de penser, indispensable à l’engagement dans les apprentissages, ne peut qu’en être contrariée.

Enseignant : exécutant ou concepteur ?

La prescription de bonnes méthodes, qui sont pour reprendre une formule d’Yves Clot « des scripts comportementaux » assigne les enseignants à l’obéissance aux injonctions y compris contradictoires. Il ne s’agit plus d’enseigner mais de faire preuve de charisme et de bienveillance pour restituer du prêt à consommer, répéter, mémoriser, restituer.

Il ne reste alors pas grand-chose du métier qui s’exerce dans la complexité et la singularité, à la croisée entre le cadre national (les programmes), la fonction institutionnelle de l’école publique, l’histoire dont chacun hérite à travers un outillage théorique et pratique et la manière singulière dont il s’en empare. Ce qui en fait quelque chose de personnel, voire d’intime comme le dit Yves Clot, pour qui l’activité empêchée intoxique la vie professionnelle et personnelle.

Enfin, l’exigence de docilité, voire de soumission à l’égard des enseignants est incompatible avec la fonction de l’école de former les sujets critiques et responsables que doivent être les citoyens.

Conclusion

C’est l’achèvement de la casse d’une école républicaine et démocratique qui est à l’œuvre dès la maternelle. Le traitement de l’école (comme celui de l’épidémie) montre à quel point l’heure n’est ni au débat ni à la pensée critique. La rédaction de la note du CSP, dans sa forme et ses contenus, lève le masque (copiés-collés, allégations mensongères, contre-sens pédagogiques…) : les préoccupations ministérielles sont bien éloignées d’un projet égalitaire. L’école ne serait qu’un outil puissant pour poursuivre une politique néolibérale amorcée depuis des années de sélection, d’exclusion, qui fait peser de graves menaces sur l’avenir des enfants autant que sur celui de la société.

Mais la fatalité n’est que celle que l’on accepte. Alors rappelons-nous que le pessimisme de l’intelligence n’interdit en rien l’optimisme de la volonté[3]Antonio Gramsci, Lettres de prison, Gallimard, 1971.

Christine Passerieux
Carnets Rouges

Bibliographie

Yves Clot, Le travail à cœur, La Découverte, 2010

Notes[+]