Libertés et responsabilités pour une école démocratique,  Numéro 22,  Paul Devin

Apprentissage de la lecture : les stratégies d’une reprise en main

Dans les querelles sur l’apprentissage de la lecture, il est courant d’opposer la liberté pédagogique des enseignants à leur responsabilité à faire réussir leurs élèves. Le débat est légitime s’il s’inscrit dans les controverses nécessaires aux choix servant la démocratisation des usages de l’écrit. Mais il ne peut être le prétexte d’une injonction à se soumettre aux impératifs d’une méthode officielle unique.

Rhétoriques ambiguës d’une liberté par la prescription

Interviewé par le Parisien, le 26 avril 2018, le ministre Jean-Michel Blanquer veut manifestement donner le signe d’une fermeté quant à l’application des mesures qu’il entend mettre en œuvre et qui prétendent améliorer les résultats scolaires en matière de lecture. Les stratégies de sa communication n’en restent pas moins habitées de leurs usuelles relativisations bienveillantes et l’interview est particulièrement révélatrice de ces rhétoriques qui affirment à la fois le bien-fondé de la liberté pédagogique et la nécessité de la contraindre.

La véritable liberté, explique le ministre, ne serait permise qu’aux conditions d’un cadre. Et Jean-Michel Blanquer d’argumenter : « C’est d’ailleurs beaucoup plus sécurisant d’avancer à la lumière de ce que l’institution a défini, sur la base de la recherche. La clarté libère.[1]Le Parisien, 26 avril 2018 » La prescription institutionnelle serait donc protectrice du fonctionnaire : en l’épargnant de la complexité et du doute, en procédant aux choix à sa place, elle constituerait sa véritable liberté… Le livret qui accompagne « Lego, je décode », manuel d’apprentissage de lecture CP produit à l’initiative du ministère et actuellement expérimenté dans une dizaine de départements, propose, lui aussi, de mettre fin aux débats pour permettre la « sécurisation » des professeurs : « Nous avons pu constater combien certains d’entre eux, notamment les plus jeunes, sont préoccupés par les difficultés en lecture rencontrées par leurs élèves, au point de douter de leur enseignement. Cela tient d’abord aux débats toujours vivaces, contradictoires, portant sur l’apprentissage de la lecture, lesquels ne sont pas de nature à sécuriser les professeurs […].[2]LEGO, Je décode, Pour apprendre la lecture et l’écriture au CP, livret du professeur, p.2 »

Nous ne pourrions souscrire à une telle stratégie car c’est au contraire dans le débat, la controverse, l’échange, l’hésitation, le doute, que la qualité des actes d’enseignement se forge et que la construction de l’expertise est à même de rassurer les enseignants.

Redéfinir le métier enseignant comme celui d’un exécutant de prescriptions présumerait d’une réceptivité commune à tous les élèves qui nie l’inscription sociale et culturelle de leurs différences. Aucune méthode pédagogique n’a jamais été capable de répondre à l’ensemble des problèmes d’apprentissage posés et postuler son universalité relève du leurre ou de la manipulation. Car une telle volonté suppose un postulat : les choix institutionnels seraient légitimés parce qu’ils se fondent sur des faits démontrés par la recherche et capables de définir des certitudes méthodologiques. Cette affirmation, sans cesse répétée par le discours ministériel avec l’intention qu’elle finisse par former une évidence, se heurte pourtant à de sévères contradictions.

Tout d’abord celle que constitue le doute, admis par les chercheurs eux-mêmes, sur la possibilité de convertir les données collectées dans le cadre de leurs travaux en certitudes méthodologiques capables d’être opératoires, quels que soient les contextes d’enseignement, les difficultés rencontrées par les élèves et la diversité des enjeux d’apprentissage de la lecture. Que les travaux de laboratoire puissent contribuer à mieux comprendre les processus d’apprentissage ne les rend pas capables de produire une méthode infaillible.

Ensuite par une contradiction plus essentielle encore qui est produite par l’influence de considérations idéologiques et de parti-pris politiques sur les choix institutionnels. La centration de l’apprentissage de la lecture sur le décodage d’énoncés totalement artificiels plutôt que sur l’accès à la culture de l’écrit est un choix politique qui présume d’une ambition peu émancipatrice. La « clarté » qui émanerait d’un tel choix institutionnel est donc loin d’être « libératrice » et constitue au contraire un risque démocratique majeur dont déjà Condorcet[3]N. Condorcet, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’Instruction publique, présentés les 20 et 21 avril 1792 voulait prémunir l’instruction publique quand il revendiquait qu’elle devait être indépendante de l’autorité politique. Car, il faut le rappeler, la visée première de la liberté pédagogique est d’inscrire l’enseignement dans les perspectives de l’intérêt général afin d’éviter qu’il puisse servir les finalités particulières de cette autorité politique[4]P. Devin, Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général, Carnets Rouges n°7, juin 2016.

Discours et réalités quotidiennes des contraintes

À en croire le discours ministériel actuel, il n’y aurait nulle intention de réduction de la liberté des enseignants dans les prescriptions engagées. Déjà, dans la tribune[5]Libération, 2 novembre 2006 dans laquelle il défendait la circulaire de la rentrée 2006 qui imposait la méthode syllabique, Gilles de Robien affirmait tout d’abord qu’il ne condamnait pas la liberté pédagogique. Il y a de ce point de vue une grande similarité entre 2006 et 2017 : la mise en œuvre d’une gouvernance autoritariste se pare d’un discours commençant par affirmer la liberté !

Quelques exemples suffiront à décrire comment, sous le couvert d’une telle affirmation, une forte contrainte vient cependant s’exercer.

Depuis plus de 10 ans, l’association Agir pour l’École cherche à s’implanter dans les classes pour y développer une méthode syllabique d’apprentissage de la lecture exclusivement centrée sur le déchiffrage et la fluence. Le ministère assure que ces implantations ne concernent que des enseignants volontaires mais en réalité, à tous les échelons de l’organisation hiérarchique, une pression institutionnelle vient inciter l’engagement des équipes et, pour celles qui veulent s’en dégager, tente d’empêcher leur retrait. Il n’y a pas de prescription réglementaire, donc pas d’obligation pour le fonctionnaire, ni de mesure disciplinaire possible en cas de refus, pourtant la réalité témoigne d’une pression suffisamment prégnante pour être vécue comme une contrainte à laquelle il est difficile de résister. Certains théorisent même une telle conception de l’exercice hiérarchique, masquant derrière la bienveillance charismatique du leadership les formes les plus insupportables d’autoritarisme, celles qui se donnent les atours de la bienveillance et de la confiance. A la vision idéalisée de ce management par la conviction, s’oppose la multiplicité des témoignages d’enseignants qui évoquent la perte de sens dans leur activité professionnelle, le sentiment d’être déconsidérés et l’usure morale d’être enjoints par des formes injonctives qui ne permettent pas de s’opposer rationnellement.

Il en fut de même pour l’usage des évaluations CP. Ce n’est pas une circulaire qui en exprima réglementairement l’obligation mais une lettre du directeur général de l’enseignement scolaire[6]DGESCO 2017-0025, 8 septembre 2017 concluant qu’il savait pouvoir compter sur l’engagement et la mobilisation des enseignants. Pourtant, la mise en œuvre fut considérée comme si elle relevait d’une obligation réglementaire et les stratégies utilisées pour y contraindre allèrent jusqu’à menacer de retraits sur salaire pour services non faits.

Des pressions analogues conduiront-elles des enseignants à devoir utiliser le manuel « Lego, je décode » ? La procédure de légitimation scientifique de son élaboration et de ses effets a été largement mise en doute, par exemple par l’Association Internationale pour la Recherche en Didactique du Français (AIRDF) ou par des laboratoires universitaires de recherche[7]Par exemple le LIRDEF à Montpellier ou EMI à Cergy mais le ministère entend bien pourtant soutenir sa diffusion tout en assurant qu’aucun enseignant ne sera contraint. Le passage, à la rentrée 2021, d’un échantillon restreint à 370 classes à un développement massif de son usage pourra-t-il tenir cet engagement à respecter les choix des enseignants ?

Conviction et responsabilité

Dans une récente formation incitant à l’usage de la méthode Lego, le formateur concluait : puisqu’il est prouvé que la méthode syllabique permet de mieux apprendre à lire, il n’y aura pas besoin d’une obligation réglementaire pour en généraliser l’usage, c’est la responsabilité des enseignants qui y suffira. Déjà en 2006, de Robien avait usé d’une même logique en conclusion de sa tribune : « Sur ce sujet [la réussite de tous] je ne participe pas à un débat, j’exerce une responsabilité ». Douze ans plus tard, Jean-Michel Blanquer affirme lui aussi que le débat doit se clore : « j’aimerais vraiment que ce débat soit une fois pour toutes derrière nous. ». Il n’y aurait donc plus lieu de débattre puisqu’une vérité indiscutable s’impose quoiqu’elle ne puisse, d’évidence, être prouvée ! Tout au plus montre-t-on que les élèves avec qui on multiplie les activités graphophonologiques ou les exercices de fluence développent des compétences dans ces domaines mais cela ne suffit pas à en faire de meilleurs lecteurs sauf à réduire la finalité de l’apprentissage à des compétences de déchiffrage. Mais tout cela, nous dit-on, n’est qu’arguties face à un credo affirmant les vertus prouvées de la méthode syllabique.

Une telle affirmation conduit à un usage inquiétant de l’obligation de responsabilité qui accuse ceux qui ne souscriraient pas à la méthode prescrite et refuseraient ainsi l’accès à la lecture à une part de leurs élèves. D’aucuns pour justifier une telle logique dénaturent les propos de Weber pour opposer une idéaliste et inopérante éthique de la conviction face à une pragmatique et efficace éthique de la responsabilité. Pourtant, Weber les avait pensées de manière complémentaire et dialectique voulant justement condamner ceux qui font usage de l’éthique « pour avoir toujours raison » et railler ceux qui la confondent avec « un fiacre que l’on peut faire arrêter à son gré pour y monter ou en descendre suivant le cas[8]M. Weber, Le métier et la vocation d’homme politique (1919), dans Le savant et le politique, 10/18, 1963 ». Force est de constater, pourtant, que le recours est croissant à cette logique qui ne veut plus s’inscrire dans les exigences du débat, de la complexité, de la dialectique mais dans celles d’une vérité unique, prétendument fondée par la science qui engagerait l’adhésion de l’enseignant au nom de sa responsabilité.

Il n’est pas nouveau que des ministres de l’Éducation nationale aient cherché à imposer des modèles pédagogiques même si, jusque-là, ces tentatives n’avaient jamais osé aller jusqu’au manuel de lecture produit par le ministère. Mais ce qui est nouveau c’est que de telles pressions s’exercent aujourd’hui dans un contexte de moins en moins protecteur de la liberté pédagogique et ce malgré son introduction dans la loi en 2005.

Le renforcement du pouvoir hiérarchique lié à l’acculturation aux modèles managériaux, à la précarisation des emplois par le recours à la contractualisation, à la diminution du contrôle paritaire des mutations et des progressions de carrière, au recours croissant au profilage des postes ou aux indemnités liées au mérite, au contrôle grandissant des contenus de formation initiale et continue … tout contribue à renforcer le pouvoir institutionnel sur les enseignants et donc à offrir de multiples prises à l’imposition d’une méthode.

Une longue évolution, dans l’histoire de la fonction publique, avait fini par poser les conditions de l’exercice de la responsabilité professionnelle du fonctionnaire enseignant dans la relation dialectique entre sa libre responsabilité à concevoir ses enseignements et le cadre des finalités d’une politique nationale de l’éducation et de ses programmes. Certes, elles n’avaient pas suffi à construire la réalité d’une école égalitaire mais elles rendaient possible de lutter contre les tentations d’instrumentalisation idéologique qu’une volonté ministérielle tenterait d’imposer. La prétendue modernisation de la fonction publique guidée par la réduction des dépenses de l’État ne contribue pas seulement à réduire l’action publique, elle la soumet aux effets de variations continues poussées par des stratégies politiciennes et des volontés idéologiques. Ainsi ballottée, la responsabilité enseignante peine à se fonder sur ses compétences professionnelles et ses engagements démocratiques, pour se trouver à la merci des pressions que les uns et les autres exerceront pour des motivations qui sont bien loin de celles de l’émancipation intellectuelle, culturelle et sociale des élèves.

Paul Devin

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