Enseigner : quel travail ?,  Numéro 7,  Paul Devin

Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général

À peine a-t-elle reconnu l’existence de la liberté pédagogique de l’enseignant que la loi pose le principe de ses limites : « La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection[1]Code de l’éducation L912-1-1. » 

La nécessité politique d’un contrôle de l’État

Dans les pays où le libéralisme a défendu la réduction du contrôle de l’État et l’autonomie des établissements comme un vecteur d’amélioration du service public d’enseignement, aucun des effets de cette évolution n’a jamais été atteint, ni en termes d’amélioration qualitative du niveau des élèves, ni en termes de réduction des inégalités sociales. À l’inverse, les situations complexes que connaissent les systèmes scolaires suédois, québécois, étasuniens ou anglais méritent qu’on s’y attarde pour analyser ce que produit le retrait de l’État. Contrairement à ce qu’affirment les idéologies aujourd’hui largement répandues qui associent la libéralisation de la sectorisation scolaire ou l’autonomie croissante des établissements à une meilleure réussite des élèves, on ne peut que constater que la preuve de la véracité de ces postulats est loin d’avoir été administrée.

“ Lutter au nom de la liberté pédagogique contre le principe d’un contrôle de l’État, procéderait d’une conception néolibérale de cette liberté fondée sur la croyance que le jeu des marchés et les volontés des usagers seraient naturellement capables de réguler le système scolaire et de lui donner les conditions de sa meilleure pertinence. ”

Disons les choses clairement : lutter au nom de la liberté pédagogique contre le principe d’un contrôle de l’État, procéderait d’une conception néolibérale de cette liberté fondée sur la croyance que le jeu des marchés et les volontés des usagers seraient naturellement capables de réguler le système scolaire et de lui donner les conditions de sa meilleure pertinence. Or nous savons que la « pertinence » qui serait alors atteinte serait profondément inégalitaire parce que construite par des régulations portées par les catégories sociales dominantes. Il ne s’agit pas de nourrir l’illusion qu’un service public national réussit toujours à atteindre ses finalités d’intérêt général quant à une réussite véritablement démocratique des élèves mais de craindre que la libéralisation produise des résultats encore plus inégalitaires.

Les affirmations libertaires qui ne verraient dans le contrôle de l’État qu’une mainmise sur l’activité enseignante reviennent à nier que l’intérêt général ne peut être porté par les seules initiatives individuelles qui seraient au contraire à la merci de groupes de pression défendant des intérêts particuliers. On peut railler les excès bureaucratiques et hiérarchiques parfois produits par les conceptions jacobines ; on peut sacraliser la désobéissance en laissant croire qu’elle porterait en soi toutes les vertus ; on peut mythifier l’autonomie des établissements en postulant sa capacité à produire des solutions pédagogiques adaptées à des réalités particulières mais tout cela ne permet pas d’échapper à la réalité des rapports de domination sociale qui chercheront, au prétexte de la liberté, à défendre des intérêts spécifiques dont on sait qu’ils se jouent toujours aux dépens des classes populaires.

Affirmer que le service public d’éducation doit être contrôlé par l’État ne peut évidemment suffire à légitimer toute forme de contrôle, ni à cautionner toute volonté d’emprise qui, au prétexte des finalités d’intérêt général, viendrait satisfaire quelques obsessions autoritaristes ou la propagande de quelques certitudes pédagogiques. On se souvient comment le ministre de Robien, alors qu’il osait prescrire une méthode spécifique de lecture à l’exclusion d’autres, affirmait conjointement son attachement à la liberté pédagogique. Mais, expliquait-il, « la liberté pédagogique n’est pas la liberté de faire n’importe quoi[2]Gilles de Robien, Conférence de presse sur la lecture, 5 janvier 2006. ! ». Le simplisme du raisonnement dissimule mal ses volontés autoritaristes. Or la tentation est de plus en plus fréquente chez les gouvernants de négliger les enjeux régaliens de leur action politique pour se mêler de choix éducatifs et pédagogiques. Alors que le collège nécessiterait une politique déterminée et volontariste pour lutter contre la ségrégation territoriale qui produit la baisse de la mixité sociale dans les écoles et les établissements, le choix a été fait d’axer la réforme 2016 du collège sur des organisations pédagogiques nouvelles. Pour les questions de mixité sociale, la ministre nous assure qu’il faut faire confiance aux partenaires et que les choses se réguleront par le débat et l’échange. Évidemment, compte-tenu de la force des enjeux sociaux, cette régulation ne se produira pas.

“ C’est malheureusement devenu un trait récurrent de gouvernance que de confondre le choix d’objectifs politiques avec celui de la prescription d’actions professionnelles conduite par la recherche effrénée d’une satisfaction immédiate de l’opinion publique. ”

Témoignage plus cru encore de cette propension des ministres à se mêler du professionnel : alors même qu’elle présente les nouveaux programmes, en septembre 2015, Najat Vallaud-Belkacem formule une prescription pédagogique : la dictée quotidienne. Au moment où se signe symboliquement un pacte républicain entre l’école et la nation, au travers de nouveaux programmes, la ministre préfère mettre en avant une idée pédagogique personnelle qui n’est pas contenue dans les programmes. C’est malheureusement devenu un trait récurrent de gouvernance que de confondre le choix d’objectifs politiques avec celui de la prescription d’actions professionnelles conduite par la recherche effrénée d’une satisfaction immédiate de l’opinion publique.

La nécessité pédagogique d’une liberté de l’enseignant

Considérons un pouvoir politique revenu à ses seules légitimes prétentions, celles de fixer les valeurs et les objectifs du service public d’Éducation nationale. Affirmer la légitimité de ce pouvoir ne peut avoir de sens que dans une confrontation dialectique avec un autre impératif incontournable, celui de la liberté pédagogique.

Ne nous méprenons pas : la liberté accordée à l’enseignant pour concevoir et mettre en œuvre ses enseignements ne procède pas d’un privilège corporatiste, d’une forme de respect particulier qu’aurait eu la République pour la profession enseignante. Elle s’inscrit tout d’abord dans une volonté démocratique affirmée dès la Révolution française : « Aucun pouvoir public ne doit avoir ni l’autorité, ni même le crédit, d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés[3]Condorcet, Projet de décret sur l’organisation générale de l’enseignement public, 1793 ». Condorcet fait ici œuvre de prudence. Il sait ce que pourraient être les tentations d’un gouvernement, celle d’instrumentaliser l’école dans des perspectives propagandistes. Dès l’introduction de son projet de décret, il a rappelé que « la première condition de toute instruction étant de n’enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique ». Condorcet saura aussi rappeler que cette liberté ne peut être absolue et qu’elle doit se soumettre au contrôle des représentants du peuple qui restent les plus à même à résister aux intérêts particuliers. Mais, c’est dans la force avec laquelle, dès la Révolution, est affirmée la nécessité de l’indépendance de l’instruction, que l’institution scolaire française fondera la notion de « liberté pédagogique ».

Une seconde motivation de cette liberté est liée à la nature professionnelle de l’activité enseignante car les actes qui sont nécessaires à la conception et à la mise en œuvre d’un enseignement ne peuvent procéder de la reproduction de modèles prescrits. Réussir la construction didactique qui va rendre possible l’accès aux connaissances, qui va susciter chez tous les élèves la construction conceptuelle et l’exercice du jugement nécessite une élaboration intellectuelle de l’enseignant qui n’est possible qu’en lui accordant la liberté pédagogique. C’est parce que sa pratique professionnelle relève de l’appropriation d’une démarche intellectuelle que la liberté pédagogique est une condition nécessaire de l’exercice de son activité professionnelle. De ce fait, la liberté pédagogique n’est pas une solution de facilité. Elle est une exigence ambitieuse qui relève de la contrainte de devoir en permanence concevoir son enseignement sans pouvoir se réfugier dans un modèle de reproduction.

Enfin, la liberté pédagogique s’inscrit dans une nécessité incontournable : la nature même de la pratique professionnelle enseignante, de par son exercice essentiellement solitaire en classe, conduit à accepter que la grande part de cette pratique doive reposer sur la confiance que l’institution fait à ses agents. Cette condition guide la nature même du contrôle que l’État peut envisager. Elle devrait suffire à convaincre les cadres que les seules stratégies qui s’avèrent capables de veiller à la mise en œuvre de la politique votée par la représentation nationale sont celles qui incitent les enseignants à procéder eux-mêmes aux analyses nécessaires pour identifier leurs pratiques qui s’éloigneraient de l’intérêt général et pour procéder aux réajustements indispensables. Un accompagnement est nécessaire et souhaitable mais il ne peut se confondre avec une intervention injonctive.

La nécessité d’une vision dialectique

Comment raisonner cette question de la relation entre intérêt général et liberté pédagogique ?

Certains voudraient le faire au travers de la recherche de limites. Où s’arrête la liberté pédagogique ? Quand le contrôle de l’État devient-il légitime ? Mais à vouloir ainsi poser les bornes de légitimités respectives, nous savons que les pratiques humaines sont telles qu’elles seront amenées à évoluer en fonction de la perception que les uns ou les autres auront d’une situation. Nous savons même que nous sommes capables nous même de faire varier nos propres jugements, tantôt parce que nous insisterons sur la liberté face à des prescriptions qui nous paraitraient exagérées, tantôt parce que nous insisterons sur les limites qu’il faut lui donner parce que nous aurons l’impression que l’intérêt général est menacé. Vouloir positionner avec précision ces limites nous parait donc à la fois vain et propre à multiplier les conflits hiérarchiques. D’autant que nous trouverons rarement les éléments réglementaires qui permettraient de statuer avec précision.

“ C’est dans une vision dialectique qu’il faut chercher à trouver les équilibres, non pas dans la fixation d’une frontière de la liberté enseignante mais dans la reconnaissance que cette question ne peut procéder que d’un jeu dynamique dans lequel les acteurs, y compris en fonction de leurs rôles institutionnels spécifiques, recherchent en permanence l’équilibre entre liberté pédagogique et intérêt général. ”

C’est dans une vision dialectique qu’il faut chercher à trouver les équilibres, non pas dans la fixation d’une frontière de la liberté enseignante mais dans la reconnaissance que cette question ne peut procéder que d’un jeu dynamique dans lequel les acteurs, y compris en fonction de leurs rôles institutionnels spécifiques, recherchent en permanence l’équilibre entre liberté pédagogique et intérêt général. Cela suppose que l’ensemble des acteurs en reconnaissent la nécessité.

Du côté de la hiérarchie, cela devrait contraindre à une conception des relations qui ne repose pas sur la production de consignes et la vérification de leur application mais sur la construction partagée des conditions nécessaires à une analyse exigeante des pratiques professionnelles. L’enjeu est d’aider l’enseignant à identifier comment les constructions pédagogiques et didactiques dont il est responsable peuvent servir l’intérêt général, c’est-à-dire la démocratisation de la réussite scolaire et la transmission égalitaire des connaissances qui permettent l’émancipation intellectuelle et sociale et le partage d’une culture commune.

Paul Devin
Inspecteur de l’Éducation nationale,
Secrétaire général du Syndicat national des personnels d’inspection (SNPI-FSU)

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