Éduquer à l'anthropocène,  Jean-Marc Lange,  Numéro 27

Anthropocène et disciplines scolaires, l’exemple des sciences du vivant

Loin d’être indépendantes et neutres les sciences de la nature ont historiquement été en interactions réciproques avec les modèles d’organisation de la société. L’irruption de l’hypothèse géologique d’anthropocène et d’évènement sociétal, provoque des interactions sciences-sociétés qui interpellent le monde des prescriptions et organisations curriculaires.

Contrairement à la doxa d’une science neutre et indépendante, les sciences de la nature et la société ont toujours fait l’objet d’interactions et influences réciproques. Ainsi pouvons-nous citer à titre d’exemple celles déterminantes des principes de la thermodynamique au 19ème siècle sur les conceptions et orientations politiques antagonistes appliquées à l’humain au travail, travailleur envisagé comme moteur fatigable : l’approche marxiste puis léniniste d’une part et l’approche libérale fordiste puis tayloriste d’autre part, approches fondatrices de la modernité sociale (Rabinbach, 2004). De même, dans les sciences biomédicales pourrions-nous citer les controverses relatives à la vaccination à cette même période et sa lente et difficile acceptation sociale au cours du 20ème siècle puis sa remise en cause lors de l’épisode COVID-19. Qu’en est-il alors de l’irruption de l’hypothèse scientifique « anthropocène » dans les interactions sciences-sociétés ? Par ailleurs, nous avons rappelé que l’École est à la fois le lieu de l’appropriation des normes majoritaires du moment et celui de l’émancipation des nouvelles générations. Elle ne peut de ce fait rester figée sur un format préétabli et doit s’adapter aux changements d’époques (Durkheim 1922).

Quelles implications réciproques cette hypothèse anthropocène a-t-elle avec les sciences du vivant, notamment dans le domaine de l’écologie, y compris dans sa prise en charge par les disciplines scolaires concernées ?

Sciences du vivant et porosité politique : du darwinisme et du spencerisme

La théorie darwinienne de l’Évolution donne une explication de l’évolution des êtres vivants en se fondant sur deux principes. Le premier est celui des variations d’une génération à l’autre (la théorie de l’Hérédité et les lois dites de Mendel n’ayant pas encore été redécouvertes à cette époque). Le second celui de la sélection naturelle comme moteur de l’évolution, dont l’adaptation, par pression reproductive différentielle en est la conséquence. On comprend facilement comment ce 2nd principe a pu être détourné dans le temps sous la forme simplifiée du « le plus fort élimine le plus faible », de « la lutte pour la vie ». 

Ainsi, certains scientifiques et philosophes, tel Spencer, détournèrent la pensée de Darwin, en cherchant son extension et son application aux sciences humaines et à leur conception de l’histoire.

Certes le développement ou l’émergence des sciences humaines de la seconde moitié du 19e siècle ne se conçoit pas sans une constante référence à la notion d’évolution. Mais celle-ci ne s’appuyait qu’assez rarement sur la notion de sélection naturelle, si ce n’est dans l’ensemble spécifique de théories qui s’appelèrent « malencontreusement et accidentellement le «darwinisme social» » selon Daniel Becquemont (2005). Les théories désignées sous ce nom n’ont, pour cet auteur, pratiquement rien à voir avec la théorie darwinienne de la sélection. En effet, pour lui, elles prennent davantage leur source dans « une conception pré-darwinienne de la lutte pour la vie, que Darwin entendait dans un sens métaphorique tout autant interprétable en termes de solidarité et de dépendance ». Ainsi, le principe de sélection naturelle a été décliné depuis, certes en termes de compétitions entre populations – jamais entre individus contrairement au lamarckisme ce qui caractérise l’approche populationnelle de Darwin – en termes de symbioses, de coopérations, et d’interrelations, désignées aujourd’hui par le terme générique de coévolution. Ainsi, Becquemont démontre pour sa part que le noyau dur de la théorie darwinienne, c’est-à-dire le fait que les variations produites au hasard, dont certaines sont retenues dans un environnement favorable par sélection naturelle et transmission héréditaire, s’efface la plupart du temps chez les auteurs des sciences humaines et sociales de l’époque. À cet égard, l’œuvre d’Herbert Spencer, philosophe, sociologue et économiste minarchiste anglais, extrêmement connu en son temps comme théoricien de l’évolutionnisme, c’est-à-dire comme idéologie sociale, est typique. Ce qu’on appelle encore «darwinisme», nous le devons donc historiquement et épistémologiquement davantage à Spencer qu’à Darwin.

En effet, décliné à partir de la théorie de Darwin, le concept de Spencer devient, appliqué à la société, la « sélection des plus aptes ». Il ne cessa lui-même de proclamer qu’il avait établi les bases de son système de philosophie synthétique des lois cosmiques aux lois de l’évolution sociale en passant par les « principes de biologie ». Ainsi se trouvaient liées lois biologiques, lois de développement de l’individu, et lois de développement socio-culturel. Mais c’est bien dès la fin du 17ème siècle que l’idée d’une lutte féroce pour l’existence dans la nature se retrouvait dans une conception de l’Ordre Social. Des maux partiels (comme la déviance ou l’inaptitude des individus) se résorbaient alors, selon cette conception, dans l’accroissement d’un bien universel (amélioration du monde animé et de l’accroissement du « bonheur général »). La guerre de la nature était ainsi conçue comme un mécanisme providentiel où le «massacre» des individus contribuait à un équilibre général (Lois de la Divinité).

Cela nous amène définitivement à préférer par cohérence épistémologique et historique le terme de « spencerisme » pour qualifier la lutte pour la vie et donc la compétition dans les sociétés humaines. Issue de la doxa pré-darwinienne que celui-ci permit pourtant de dépasser par une théorisation beaucoup plus subtile, cette idée continue cependant à abreuver nombre de discours politiques libéraux, comme justificatif idéologique d’un état de société inégalitaire fondé sur la compétition entre individus.

Sciences du vivant et anthropocène

Quel que soit le devenir dans les sciences de la nature de l’hypothèse de notre entrée dans l’ère géologique de l’anthropocène, il en résulte là aussi une transformation de notre représentation du monde et un mode d’intervention sociopolitique qui appellent à de nouveaux développements dans les sciences humaines et sociales (SHS).

L’idée même d’anthropocène ne peut avoir émergé sans des ruptures épistémologiques majeures survenues à la fin du 19ème puis au cours du 20ème : celle de la pensée écosystémique puis celle de la pensée de la Terre comme ensemble de compartiments échangeant de la matière et de l’énergie. La théorie mathématique de système trouva ainsi son terrain de percolation d’une part dans les sciences de la nature puis dans les SHS. C’est pourquoi, nous parlons aujourd’hui du géo-socio-système Terre dont est issue l’hypothèse anthropocène par généralisation, et ses corollaires telles l’idée de limites planétaires, de la Terre conçue comme Gaïa, celle des organismes conçus comme holobiontes (du grec holo, tout, et bios, vie), (Sélosse, 2016). Prenons là encore à titre d’exemple ce dernier terme dans ses implications. Concevoir l’animal, y compris l’humain ou les végétaux, tout ce qu’il était convenu d’appeler « organismes », comme holobiontes signifie la reconnaissance de ceux-ci comme systèmes cellulaires, interagissant en interne avec tout un ensemble de bactéries colonisatrices et de virus plus ou moins intégrés dans le patrimoine génomique et, en externe, avec là encore tout un monde bactérien et viral. Les conséquences en sont importantes dans différents registres à la fois épistémologiques et sociétaux, et donc aussi politiques comme modalité de l’action. L’individualisation du vivant et les tentatives pasteuriennes de contrôle du monde des microbes s’en trouvent profondément remis en causes, tant sur le plan de la santé publique, que de la santé environnementale, mais aussi dans les modes de productions alimentaires, y compris en termes de santé animale et écosystémique végétale. Il est alors préférable de parler et de penser en termes de socio-écosystèmes, de degré d’artificialisation ou d’anthropisation de ceux-ci, et de santé globale (approche One health). Bref, de penser en termes d’interactions.

Quelles implications pour les disciplines scolaires ?

Face à ces évolutions conceptuelles et sociétales, et des choix d’action politique qui en résultent, que devient l’organisation en disciplines du monde scolaire ? Au-delà de la nécessaire mise à jour profonde et cohérente des contenus d’une discipline telle les SVT – qui continue à vouloir distinguer les agrosystèmes des écosystèmes, et à considérer les végétaux comme des individus dont la croissance est stimulée par des intrants chimiques, ce qui est philosophiquement et politiquement orienté – c’est également la forme de l’organisation en disciplines, structurée en domaines au primaire et en disciplines juxtaposées au secondaire, qu’il convient de réfléchir à leur propos. Car c’est bien de la morphologie curriculaire, de ses finalités et de ses valeurs dont il s’agit ici. Ainsi, comment une discipline telle les SVT peut-elle être en charge à elle seule de contenus aussi chargés politiquement impliquant par ailleurs un grand nombre d’autres disciplines relevant des SHS (sciences économiques et sociales, géographie…), tout en revendiquant une neutralité scientifique et politique pourtant bien illusoire ? Pour faire face aux imbrications des registres scientifiques, politiques et sociaux dont nous revendiquons la dénomination d’« hybridation » par analogie avec l’hybridation des espèces et leur caractère de vigueur hybride mais aussi au risque de leur infécondité, certains proposent alors de recourir à des dispositifs interdisciplinaires. Mais, par ailleurs, ces approches apparaissent déjà si difficiles à mettre en œuvre au niveau académique, tant pour des raisons épistémologiques qu’organisationnelles. Nous proposons pour notre part (Lange, 2022) de séparer des moments politiques d’action dans la cité ou le territoire en lien avec des pratiques constitutives des « éducations transversales » (Lebeaume, 2019) relatives alors aux enjeux sociétaux dans leur lecture à la fois globale et locale, et des moments dédiés aux contributions disciplinaires comme étayage et compréhension de ces enjeux au moyen de la mobilisation de leur savoirs et méthodes spécifiques – mais mises à jour – et ce dans une démarche multiréférentielle.

Il nous semble en effet, que seule la reconnaissance assumée, mais impartiale, du caractère politique des questions environnementales et de développement, en lieu et place des postures comportementalistes et antipolitique des pratiques actuelles de l’éducation environnementale (Slimani et al, 2021) permettra à l’École de renouer avec sa vocation de transmission des normes en vigueur mais aussi des clés de compréhension du monde dans une visée émancipatrice et critique permettant d’en construire de nouvelles. Et c’est bien ce que demandent les nouvelles générations.

Jean-Marc Lange
Professeur en Sciences de l’éducation et de la formation
Université de Montpellier

Bibliographie

Émile Durkheim, Éducation et sociologie, Paris, Félix Alcan, coll « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1922

Jean-Marc Lange, Éducations transversales scolaires : apports, risques et limites, Carnets rouges n°25, mai 2022, p. 23-26

Joël Lebeaume, Précisions sur la « forme curriculaire » et distinction entre pratiques constitutives et savoirs contributifs », Éducation et didactique [En ligne], 13(1), 2019

Anson Rabinbach,2004. Le moteur humain : l’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, Paris, La fabrique Éditions, 2004

Melki Slimani, Jean-Marc Lange, et Michael Håkansson, The political dimension in environmental education curricula : Towards an integrative conceptual and analytical framework, Environmental Education Research, 27 (3), 2021, p 354-365