Christian Orange,  Denise Orange Ravachol,  Éduquer à l'anthropocène,  Numéro 27

Éducation au développement durable et développement du jugement critique des élèves : une gageure pour l’enseignant du primaire ?

La traduction, depuis une vingtaine d’années en France, de l’éducation à l’environnement en une éducation au développement durable (EDD) et la prise d’importance de celle-ci dans les curriculums complique le travail des enseignants pris entre l’étude instruite et raisonnée des enjeux et une inculcation de bonnes pratiques. Compte tenu de la complexité des problèmes, c’est particulièrement vrai dans l’enseignement primaire.

Les « éducations à » prennent de plus en plus d’importance dans les curricula, bouleversant l’organisation des disciplines scolaires et leur enseignement. La circulaire de 2015[1]https://www.education.gouv.fr/bo/15/Hebdo6/MENE1501684C.htm promeut ainsi une éducation à l’environnement et au développement durable (EDD) qui « débute dès l’école primaire et vise à éveiller les enfants aux enjeux environnementaux. Elle comporte une sensibilisation à la nature et à l’évaluation de l’impact des activités humaines sur les ressources naturelles ».

Une accumulation de complications pour l’enseignant

Sensibilisation donc mais, en même temps, « éducation au choix », comme il est maintes fois rappelé dans les textes officiels. Cela n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes didactiques, d’autant plus que cette EDD porte en elle-même un ensemble de complications qui ne sont guère analysées dans les repères fournis aux enseignants.

Passons rapidement en revue cette accumulation de complications que l’enseignant rencontre s’il questionne ce que l’on attend de lui :

– Le développement durable est un choix politique et idéologique, contesté par certains, notamment en ce qu’il soutiendrait une asymétrie dans les relations Nord-Sud. Pour prendre un exemple simpliste : l’Europe a depuis le néolithique réalisé une déforestation massive, pourquoi faudrait-il empêcher les pays du Sud d’en faire autant ? Mais aussi : à qui profite la déforestation tropicale actuelle ? Une éducation au choix peut-elle alors s’inscrire totalement dans une éducation au développement durable qui ne discuterait pas les choix politiques et économiques qu’elle traduit ?

– Les textes officiels mettent en avant une éducation au choix mais aussi une éducation à l’engagement (circulaire du 29-09-20[2]https://www.education.gouv.fr/bo/20/Hebdo36/MENE2025449C.htm), ce terme y prenant d’ailleurs des acceptions variées, mais dont la connotation positive se passe de véritables justifications. Éducation au choix et éducation à l’engagement sont-elles compatibles, et à quelles conditions ?

– L’EDD engage un nombre important d’objets de savoirs, qu’il ne s’agit pas de juxtaposer mais d’articuler. L’UNESCO promeut ainsi aujourd’hui 17 ODD (Objectifs de Développement Durable) qui vont de la conservation et de l’exploitation de manière durable des écosystèmes aquatiques et terrestres, à la réduction de la pauvreté et de la faim dans le monde, et à l’assurance pour tout humain d’une bonne santé et du bien-être. Même en s’en tenant à une éducation à l’environnement (au sein d’une EDD), celle-ci fait nécessairement intervenir des contributions des sciences de la nature mais aussi des sciences géographiques, sociologiques, économiques. Les questions qu’elle travaille ont donc une complexité importante.

– Cette complexité est redoublée dans chacun des points de vue disciplinaires ou pratiques à convoquer. Ainsi, pour les sciences de la nature, le fonctionnement des systèmes naturels est-il compris comme mettant en jeu des processus complexes : cycle de la matière, flux d’énergie.

Alors, comment un enseignant du primaire peut-il « s’en sortir » alors même que, par ailleurs, les mathématiques et le français sont régulièrement pointés comme prioritaires ? Nous prenons ici deux exemples, sans les prétendre représentatifs ; ils permettent cependant d’illustrer les difficultés rencontrées dans l’enseignement élémentaire et les choix qui y sont faits.

Des lieux communs plutôt que des savoirs raisonnés

Le premier exemple correspond à une classe de cours moyen (9-11 ans) où interviennent, pour l’animation de groupes, des élèves de première année de grande école commerciale[3]Denise Orange Ravachol & Christian Orange, Biologie des plantes et discours sur le développement durable. 10èmes journées scientifiques de l’ARDiST, Saint-Malo, 2018. : il s’agit pour l’enseignant d’ouvrir le travail sur le développement durable à des partenaires extérieurs à l’école et pour les étudiants de répondre à leur institution en développant un projet sociétal. L’étudiant que nous suivons est détenteur d’une culture générale certaine, comme peut l’être celle du professeur des écoles, polyvalent. Nous analysons le discours qu’il développe sur la déforestation dans les échanges qu’il a avec deux groupes de 6 élèves (fonctionnement en ateliers). L’exemple étudié, à partir de documents projetés, concerne la Malaisie.

« Voyez en 1950, toute cette masse verte, en fait, c’était la forêt. Et ensuite, enfin dans les années 50, en fait, après la guerre, y a eu une croissance démographique, en gros y a eu de plus en plus d’humains sur la Terre et les pays d’Asie ont commencé à se développer. Ils ont commencé à chercher des moyens pour se faire de l’argent et du coup euh… ils ont commencé à planter des palmiers en coupant les arbres et tout, la forêt. Et comme vous pouvez le voir, entre 2017 et 2020, y aurait, il reste presque plus rien en forêt ».

Des explications socio-historico-économiques sont données, au prix d’un certain flou : « pour se faire de l’argent », de qui parle-t-on ? Des habitants ? Cette déforestation, très rapide, est-elle du même ordre que celles de l’Europe dans l’antiquité et au Moyen-Âge ? Nous ne sommes pas spécialistes de ces questions historiques, mais il nous semble que les poser demanderait beaucoup plus de temps qu’un simple atelier. L’étudiant – mais ce pourrait être le cas de l’enseignant – est contraint de faire des raccourcis qui évitent toute analyse critique de la question.

Les échanges s’engagent alors sur les conséquences environnementales de cette déforestation.

« Et toi tu m’as parlé du fait de pourquoi ça poserait problème qu’on coupe des arbres si c’est pour en replanter d’autres ? C’est en fait que les arbres qu’il y avait à la base, ils étaient très bons pour la planète. Ces arbres-là, ils permettaient de transformer le mauvais gaz, le dioxyde de carbone, qui sort des pots d’échappement des voitures, des usines, etc. en oxygène, celui que l’être humain a besoin pour respirer etc. Et étant donné que la forêt était très dense, on appelait ces forêts-là les poumons de la Terre. C’est eux qui nous permettaient de respirer etc. »

L’argumentation servie ici est très simple : il y a ce qui est bon, pour la planète, pour l’Homme, et ce qui est mauvais. C’est un raisonnement proche de la pensée commune, avec cette référence aux « poumons de la Terre ». Que pourrait-il dire d’autre ? En fait, les forêts peu perturbées par l’Homme (forêt parfois dites « primaires ») sont généralement en équilibre : l’ensemble des êtres vivants, plantes, animaux, champignons, bactéries, ont une biomasse totale qui reste stable ; il n’y a donc pas accumulation de carbone[4]Sauf dans le cas de tourbières, par exemple, où de la matière carbonée s’accumule dans le sol, ou lorsque les conditions changent de sorte de la biomasse augmente., et donc pas de capture nette de CO2 et de production nette d’oxygène. Arriver à cette compréhension de ces écosystèmes demande un travail d’une certaine ampleur qui n’est pas à coup sûr possible en fin de primaire. L’intérêt de ces forêts ne vient donc pas de leur rôle de poumons mais, d’une part, de leur effet sur le climat (évapotranspiration des plantes notamment) et, d’autre part, de la biodiversité qui les constitue. Dans cet atelier, la biodiversité est évoquée mais essentiellement par une liste d’animaux, surtout des mammifères (ceux que les élèves aiment : Koalas, Pandas[5]Nous précisons : il n’y a ni Koalas ni Pandas en Malaisie,…), sans que soit discutée l’importance de cette biodiversité, ici réduite à la macrofaune. L’environnement est pensé uniquement du point de vue de l’Homme, en bien ou en mal : le CO2 produit par l’Homme, l’oxygène nécessaire à l’Homme, etc.

Nous voulons ainsi mettre en avant que, si les textes officiels peuvent à bon compte parler d’éducation à l’environnement ou au développement durable, il n’est guère possible d’en faire un enseignement raisonné en dehors d’un travail approfondi dans plusieurs disciplines. Et ce travail ne se fait pas en classes primaires, peut-être en partie parce que les enseignants ou les intervenants n’ont pas suffisamment de repères pour cela, mais aussi car cela ne peut pas se régler en peu de temps sauf à s’en tenir à des slogans simples et usuels, ne permettant nullement d’aborder les questions de manière critique.

Quand l’expérience de l’enseignant permet de s’en tirer au mieux

Le second exemple concerne un entretien avec une enseignante[6]Catherine Boyer & Denise Orange Ravachol (à paraître). Point de vue d’une enseignante sur l’Éducation au Développement Durable à l’école élémentaire : le changement à l’épreuve de l’expérience professionnelle. de primaire (CE1-CE2) expérimentée qui est très intéressée par les questions scientifiques et la nature ; elle mène depuis des années un travail autour d’un jardin scolaire. Elle dit l’importance qu’elle donne à l’EDD, au cœur des sciences selon elle, qu’elle traduit systématiquement par « environnement durable ».

Son ancienneté (40 ans de profession) lui permet de passer en revue les différentes formes d’enseignement scientifique qu’elle a pratiquées : leçon de chose, éveil, démarche d’investigation. Elle note des évolutions : on n’étudie plus le « minerai de charbon », comme dans les leçons de chose, mais les élèves connaissent le carbone « donc on va en parler, parce que ça a un impact forcément maintenant ».

« Ils [les élèves] savent qu’il y a un réchauffement climatique. Ça ils l’entendent. Ils baignent dedans en fait. Ils savent qu’il y a des choses qu’il faut changer ». Cela la conduit à introduire de nouvelles connaissances mais cela reste essentiellement informationnel : « On parle même en CE1 de la photosynthèse, […] Alors surtout en ce moment avec le réchauffement climatique, allez, le gaz carbonique. […] Je leur mets même au tableau la formule [chimique] du sucre, l’eau qui s’écrit H2O, […] et ça ils comprennent plus ou moins. Donc on fait même un petit peu de chimie, quoi. ».

« Au niveau des sciences ils attendent des tas de choses et puis ben des fois il faut peut-être corriger justement ce qui, ce qu’ils vont entendre, quoi. Ou au contraire enrichir ce qu’ils ont entendu ».

Finalement, cette enseignante, devant le nombre de préconisations et d’instructions officielles, organise son travail autour du jardin scolaire qui lui permet de fédérer toutes les matières. En cela sa pratique n’a que peu varié même si elle intègre ici ou là, à la marge, les évolutions des programmes et des élèves.

Pour une École des savoirs critiques

Les deux exemples que nous évoquons ici n’ont pour but que de repérer deux adaptations possibles à l’arrivée forte de l’EDD à l’École : le recours à des intervenants qui viennent apporter une aide à l’enseignant ; l’incorporation de l’EDD à ce qui se faisait dans la classe et qui est jugé proche. Dans ces deux cas, on en reste le plus souvent à des apports d’informations et à des pratiques plus ou moins aptes à faire évoluer les conceptions des élèves. L’éducation au choix y est peu présente ; le travail critique se limite (second exemple) à rectifier parfois ce que pensent les élèves.

On ne peut pas simplement limiter ces conclusions pessimistes à ces cas particuliers ou à la maladresse des enseignants ou des intervenants. Nous voyons, sur le premier exemple, que ces questions d’environnement sont d’une telle complexité que leur travail demande d’aller bien au-delà d’un discours rapide sur l’environnement. Nous ne voulons pas dire que c’est impossible à l’école élémentaire mais que l’entrée dans la pensée critique n’est pas des plus facile et que la complexité des questions de développement durable n’y aide pas beaucoup. En tout cas, demander aux enseignants de se débrouiller pour concilier « éducations à » et éducation au choix est illusoire quand l’enseignement des différentes matières n’est pas pensé pour construire des savoirs critiques[7]Christian Orange, Ouvrir l’enseignement des sciences aux pratiques de savoirs critiques ? Carnets Rouges n°22, « Libertés et responsabilités pour une école démocratique », 2021. C’est donc à l’engagement de toute l’École dans le développement de la pensée critique qu’il faut appeler.

Denise Orange Ravachol,
professeure émérite en sciences de l’éducation (didactique des sciences), Université de Lille

Christian Orange,
professeur émérite de didactique comparée et de didactique des sciences, Nantes Université et Université Libre de Bruxelles.

Bibliographie

Angela Barthes, Jean-Marc Lange & Nicole Tutiaux Guillon (dir.), Dictionnaire critique des enjeux et concepts des «éducation à», Paris, L’Harmattan, 2017.

Sylvain Doussot, Magali Hersant, Yann Lhoste & Denise Orange Ravachol (dir.), Le cadre de l’apprentissage par problématisation. Apports aux recherches en didactique, Rennes : PUR, 2022.

Christian Orange, & Denise Orange Ravachol, Problématisations scientifiques fonctionnalistes et historiques en éducation relative à l’environnement et au développement durable : le cas de l’évolution climatique. Formation et pratiques d’enseignement en question, 22, 21-38. Hautes écoles pédagogiques de Suisse romande, 2017.

Notes[+]