Éduquer à l'anthropocène,  Numéro 27,  Olivier Mottint

L’ « école du dehors », révolution pédagogique ou fantaisie petite-bourgeoise ?

Se proposant de « reconnecter l’enfant avec la nature », l’ « école du dehors » entend tout à la fois contribuer au « développement holistique » des élèves et les incliner à « prendre soin » de l’environnement. Présentée par ses promoteurs comme « la révolution pédagogique du XXIème siècle », cette proposition pédagogique nous semble réclamer un examen plus critique…

En constant développement depuis une quinzaine d’années, l’ « école du dehors » était jusqu’à récemment restée relativement confidentielle. C’est à l’occasion de la crise sanitaire et de ce qu’elle réclamait d’espaces aérés que ce courant pédagogique a été mis sous le feu des projecteurs… et ce jusqu’à recueillir les encouragements du ministre Blanquer, tout heureux d’y trouver une mesure prophylactique pour l’Éducation nationale. Les prescriptions pédagogiques et les postulats politiques portés par cette proposition pédagogique méritent d’être interrogés sous au moins deux angles : sont-ils à même de contribuer à rendre l’École plus égalitaire ? Et dans quelle mesure préparent-ils les jeunes à affronter les urgences écologiques et sociales en citoyens éclairés ?

L’école de dehors, kesako ?

Les praticiens de « l’école de dehors » puisent leur inspiration à diverses sources. Certains d’entre eux font référence aux « écoles forestières », apparues il y a quelques dizaines d’années dans les pays anglo-saxons, scandinaves et germaniques. D’autres se revendiquent avant tout de l’éducation relative à l’environnement et au développement durable (EEDD), ou comme militants de la « transition écologique », de la « pédagogie par la nature », ou encore de l’ « éducation ancrée dans le milieu ». Ce mouvement profite enfin d’un certain engouement pour les « pédagogies alternatives », l’éducation en plein air apparaissant alors comme une opportunité de « sortir du carcan » du modèle éducatif « dominant ». Cette multiplicité des emprunts n’empêche par la convergence de ces diverses approches vers quelques invariants :

  • la nécessité de sorties régulières dans la nature (ou, à défaut, dans les espaces verts qu’offre la ville) ;
  • le recours aux « pédagogies alternatives » avec une insistance mise sur l’ « autonomie », l’ « éveil des sens », ou encore la nécessité d’ « apprentissages expérientiels », etc. ;
  • une visée éducative centrée sur l’ « épanouissement » et le « développement global » des élèves ;
  • le postulat, parfois exprimé au moyen d’un argumentaire lyrique voire ésotérique[1]On ne peut que déplorer par exemple les références courantes à Rudolf Steiner, dont la pensée occulte est aux antipodes de l’idéal d’émancipation intellectuelle que nous défendons., que cette « reconnexion de l’enfant avec la nature » va nourrir un « sentiment d’interdépendance » avec la « communauté des êtres vivants » propre à développer une « empathie pour le vivant et la Terre ».

Quelques atouts indéniables du dehors…

Évoquant régulièrement un « syndrome du manque de nature » peu étayé scientifiquement, les promoteurs de l’école du dehors ne font néanmoins pas fausse route selon nous lorsqu’ils déplorent la diminution du temps passé à l’extérieur par les enfants. L’école du dehors constituerait dès lors un moyen de favoriser les activités (physiques) extérieures, elles-mêmes perçues comme un outil de prévention des problèmes de santé engendrés par la sédentarité. En pratiquant l’éducation en plein air, on offrirait en quelque sorte aux enfants des environnements qu’ils n’ont pas tous chez eux.

Les partisans de l’école de dehors affirment par ailleurs la nécessité de favoriser chez l’enfant un rapport positif à la nature. On peut regretter les accents rousseauistes avec lesquels cette proposition est parfois exprimée, qui procèdent à notre avis d’une idéalisation de l’enfance, de la nature et de l’« harmonie naturelle » censée les relier. Mais deux militants de l’Aped faisaient une analyse similaire il y a près de 15 ans, en des termes plus prosaïques : « Pendant leur temps libre, peu d’élèves trouvent encore de l’intérêt à la balade, préférant se connecter à leurs objets techniques. “La nature, c’est nul !”, “Je déteste marcher dans les bois !” sont des réflexions d’adolescents courantes. Même dans des endroits à haute valeur culturelle, les élèves sont spontanément attirés vers les écrans plutôt que par les objets réels (…). Une bonne appréhension des problèmes écologiques ne passera donc pas exclusivement par la réflexion, mais par un lien émotionnel avec la nature et le monde en général[2]Bernard Legros & Jean-Noël Delplanque, L’enseignement face à l’urgence écologique, Bruxelles, Aden, 2009 ».

Une autre préconisation judicieuse de l’école du dehors consiste à « verduriser » les écoles. L’intérêt est au moins double : d’une part offrir aux enfants un cadre d’activité et d’exploration plus stimulant que la cour intégralement bétonnée, et d’autre part contribuer à faire de l’école un lieu de vie agréable. L’intérêt est même triple si les élèves contribuent par leur travail et leur réflexion à cette « verdurisation ». Nous soutenons par conséquent pleinement la proposition des partisans du dehors d’initier les élèves au jardinage ou à la réalisation de petits travaux extérieurs… et nous l’élargirions même pour notre part. À nos yeux en effet, cette participation des élèves au travail productif dépasse largement l’enjeu de la « reconnexion au vivant et aux saisons » et participe d’une réconciliation entre l’école et l’outil dont Freinet vantait déjà les avantages : « par l’outil, l’être humain accélère la construction de son propre échafaudage, il franchit à une allure accélérée les étapes de sa croissance, il crée lui-même, il construit, il s’élève tel un dieu qui ne voit aucune limite à son ascension (…) Nous avons dans l’outil, et dans le travail, l’élément essentiel de l’éducation[3]Célestin Freinet, cité par Nico Hirtt, Jean-Pierre Kerckhofs & Philippe Schmetz, Qu’as-tu appris à l’école ? Bruxelles, Aden, 2015, p. 137 ».

Les dangers de la pédagogie invisible et de l’hyperpédagogie

Nous sommes en revanche plus circonspects vis-à-vis de certaines recommandations pédagogiques avancées par les partisans de l’école du dehors. Celles-ci consistent souvent en la promotion d’un enseignant « éveilleur », « médiateur », « animateur » qui se doit de « changer de posture » pour faire place à « l’exploration libre », à « l’inattendu » ou à « l’imprévu », à la primauté des « apprentissages informels » et à l’ « interdisciplinarité ». À rebours des recherches montrant la nécessité d’un enseignement explicite et structuré pour favoriser les apprentissages de tous, c’est donc bien à la promotion d’une « pédagogie invisible » que l’on assiste ici. Or il est à craindre que seuls les enfants de la petite-bourgeoise intellectuelle soient aptes à faire miel de ce magma d’expériences informelles et de découvertes spontanées. Eux seuls ont en effet acquis dans leur milieu familial ces structures cognitives qui permettent de donner sens, d’agencer, de mémoriser ces éléments diffus pour les cristalliser sous forme de connaissances. Pour les enfants des milieux populaires, ce cadrage faible revendiqué par l’école de dehors risque bien de conduire à des apprentissages hasardeux. En effet, comme l’indique Élisabeth Bautier, « ces élèves ne peuvent alors qu’être dans la difficulté pour identifier ce que sont les savoirs à acquérir, ce que sont les exigences de l’École, et surtout ses visées (…). Les travaux de sociologie des apprentissages et des inégalités ont montré que l’affaiblissement disciplinaire et la transversalité des savoirs et compétences à mobiliser dans des tâches scolaires, qui correspondent à une classification et à un cadrage souvent faibles des savoirs et des situations de travail cognitif, pénalisent les élèves de milieux populaires peu familiers de ces mobilisations implicites[4]Élisabeth Bautier, citée par Alain Beitone, Éducations à… Ya basta !, 2014, p. 17, en ligne sur le site de l’Aped : https://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2014/05/education_a_ya_basta.pdf ».

On pourrait certes admettre qu’une part du temps scolaire ne soit pas consacrée aux apprentissages formels mais plutôt investie dans le développement d’une véritable vie scolaire, qui ne saurait d’ailleurs se limiter aux propositions de l’école du dehors. C’est même là une idée que nous défendons ardemment à l’Aped ! Mais ce temps octroyé à la vie scolaire ne peut en aucun cas être soustrait au temps d’instruction (comme c’est le cas dans le cadre de l’école du dehors), sous peine de conduire à un allègement du curriculum. Faire de l’école un véritable lieu de vie requerrait au contraire d’augmenter significativement le temps scolaire dans le cadre d’une « École ouverte » au-delà des heures de cours, le week-end et durant les vacances scolaires[5]Voir Olivier Mottint, Pierre-Yves Henrotay & Rita Wallemacq, L’école ouverte : enjeux et perspectives concrètes, L’École démocratique, n°86, 2021, pp. 4-9..

Dans des cas plus extrêmes mais heureusement plus rares, on peut lire sous la plume de certains partisans du dehors une relativisation de l’importance de la transmission des savoirs, que l’on aurait tort selon eux de vouloir faire « accumuler » aux élèves. Le dos est alors tourné à la fonction d’émancipation intellectuelle de l’école pour ne faire de celle-ci qu’un instrument au service de finalités individualistes (le développement de la personnalité et le bien-être individuel comme uniques horizons) et relationnelles (la fameuse « bienveillance », ou plus généralement le développement d’une éthique du « care »[6]Voir Evelyne Pieillier, La tyrannie de la bienveillance, Le Monde diplomatique, décembre 2020, p. 3. En ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2020/12/PIEILLER/62545). Soit autant de replis dans les sphères privée et affective dont se délecte le « capitalisme émotionnel[7]Voir par exemple : Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006 ». On se situe bien là dans cette « hyperpédagogie » que dénonce à juste titre Philippe Meirieu[8]Philippe Meirieu, La riposte : écoles alternatives, neurosciences et bonnes vieilles méthodes : pour en finir avec les miroirs aux alouettes [E-book], Paris, Autrement, 2018, centrée sur une conception narcissique de l’épanouissement et dont les mots d’ordre sont « spontanéité », « liberté », «  communauté », « expérience » et autres lieux communs naturalistes. Hyperpédagogie qui, portée à son paroxysme, va d’ailleurs jusqu’à l’ouverture, par des parents, d’écoles du dehors « alternatives » — et privées — calquées sur l’idéologie familiale.

L’anthropocène comme curriculum caché ?

Une dernière crainte, enfin, nous a imperceptiblement gagné à la lecture de bon nombre des contributions à l’école du dehors. C’est qu’y transparait, en filigrane, le logiciel de pensée de ceux que Frédéric Lordon appelle ironiquement les « bardes médiatiques de l’environnement[9]Voir Frédéric Lordon, Détruire le capitalisme avant qu’il ne nous détruise, 2019, blog hébergé sur le site du Monde diplomatique : https://blog.mondediplo.net/detruire-le-capitalisme-avant-qu-il-ne-nous ». Il y est beaucoup question d’ « anthropocène », de la responsabilité « des hommes » considérés indistinctement, de l’espoir d’un « salut par les liens » (le care, toujours… ) et d’envolées lyriques sur la « communion avec tous les êtres vivants ». Outre le ridicule de certaines formules aux accents mystiques, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a là une double occultation. Occultation du fait que les hommes ne contribuent pas tous de la même façon aux crises environnementales et ne sont pas égaux face à leurs conséquences. Occultation également du rôle joué par le capitalisme dans cette mise en péril de notre écosystème. On peut alors craindre que ne se diffusent parmi les élèves des concepts et des représentations du monde qui mènent à une compréhension très approximative des causes et des conséquences de l’urgence écologique… et de ce qu’elle exige en termes de réponse politique.

Pour une éducation politique à l’environnement

Dès lors, si bon nombre des propositions faites par les promoteurs de l’école du dehors nous semblent intéressantes, il apparait en définitive qu’une formulation émancipatrice, politique, de cette proposition pédagogique reste à inventer. Celle-ci ne devrait pas seulement promouvoir l’établissement d’un « lien émotionnel » avec la nature, ni laisser à penser aux élèves qu’il suffira de « bienveillance », d’ « empathie » et de « sentiment d’appartenance à la communauté du vivant » pour faire face aux urgences écologiques. De notre point de vue, il importe au contraire d’assurer la compréhension rationnelle des enjeux environnementaux par tous les élèves, dans leurs dimensions scientifiques, technologiques, géographiques, historiques, sociales, économiques… Ceci ne saurait faire l’économie de la transmission explicite, rigoureuse et structurée d’un important bagage de connaissances, qui fait aujourd’hui défaut aux jeunes (… et aux moins jeunes) à l’issue de la scolarité obligatoire[10]Voir Nico Hirtt, École, savoirs, climat : enquête sur les connaissances et la conscientisation des élèves de fin d’enseignement secondaire à propos du dérèglement climatique, 2019, en ligne sur le site de l’Aped : https://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2019/10/Ecole-savoirs-climat-Aped-2019.pdf. Sans ce bagage, ils auront toutes les peines du monde à participer à la conversation démocratique en citoyens éclairés. Peut-être même n’en auront-ils pas l’envie, jugeant que tout cela est décidément trop compliqué, et choisiront-ils alors de se replier dans une « pensée colibri » qui fait des « petits gestes écolos du quotidien » l’unique et illusoire planche de salut.

Olivier Mottint
Appel pour une école démocratique (Aped)

Notes[+]