Jean-Marc Lange,  L'école et son dehors,  Numéro 25

Éducations transversales scolaires : apports, risques et limites

L’adaptation au monde contemporain de la transition écologique constitue pour l’École un défi fondamental : ses finalités, ses dispositifs et ses contenus sont à repenser. Il en résulte des tensions et des risques potentiels à réfléchir. L’École peut alors constituer un levier efficient dans la construction d’un nouveau rapport au monde, et l’élaboration d’un récit mobilisateur et non anxiogène.

L’École est à la fois le lieu de l’appropriation des normes majoritaires du moment et celui de l’émancipation des nouvelles générations. Elle ne peut de ce fait rester figée sur un format et doit s’adapter aux changements d’époques (Durkheim 1922)[1]Émile Durkheim, Éducation et sociologie. Paris : Félix Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1922.. Les éducations transversales, institutionnellement désignées par le vocable « éducation à … » en France ou « education for » dans le monde anglo-américain, émergent dans les années 70. En première analyse, elles peuvent être considérées comme issues de cette volonté d’adaptation de l’École. Examinons leur signification.

Des prescriptions mondialisées

Les institutions scolaires élaborent des textes prescriptifs normatifs qui tendent à constituer un ensemble cohérent. Ross[2]Alistair Ross, Curriculum: construction and Critique, London and New York: Routledge Falmer, 2000., pour sa part, a établi qu’il existe trois modes de pilotage curriculaire, différant dans leurs visées politiques et leurs centrations : par des contenus organisés en disciplines, par des objectifs exprimés en termes de compétences, par le processus éducatif centré sur des expériences données à vivre. Chaque système éducatif privilégie un mode de pilotage. Sur le plan des contenus, l’institution scolaire produit des standards programmatiques. Ceux-ci prennent alors la forme soit de plans d’études, de programmes nationaux, ou de curricula, c’est-à-dire de parcours éducatifs pensés dans leur cohérence culturelle, politique et pédagogique. Le format de plan ou programme d’étude est majoritaire dans les pays d’influence francophone. Dans tous les cas, il s’agit à la fois de transmettre le bagage culturel patrimonial jugé nécessaire par la génération en responsabilité, mais aussi de donner les clés de compréhension du monde contemporain. Il en résulte une tension entre deux légitimités, académique et sociale.

Cependant, des grands ensembles géopolitiques ont cherché à partager puis à influencer et/ou unifier les contenus, les dispositifs et méthodes d’enseignement, au moyen de préconisations ou de transfert de curricula. Cette internationalisation s’est amplifiée et accélérée avec la mondialisation. Ainsi peut-on citer les productions de l’UNESCO, l’UNICEF, l’OCDE, l’OMS, ou encore de l’UE. Concernant le domaine qui nous préoccupe ici, des incitations de plus en plus insistantes ont été effectuées depuis la seconde guerre mondiale relativement à la santé ou aux questions environnementales, se substituant progressivement aux dispositifs préexistants tels l’enseignement de l’hygiène ou la découverte naturaliste des environnements locaux. Par exemple, l’OMS a élaboré des préconisations successives relatives à l’éducation à la santé, telle l’actuelle « promotion de la santé » à visée humaniste. A propos des questions environnementales, les incitations sont moins stables, et de sources plus diversifiées. Ainsi, l’Éducation Relative à l’Environnement (ERE) a été élaborée dans les années 70 à l’initiative de chercheurs et de praticiens. L’Éducation au Développement Durable (EDD) de l’UNESCO l’a progressivement concurrencée dans les années 2000 au moyen de feuilles de routes internationales, telles celles de 2015 dénommée « Éducation 2030 », relative aux Objectifs du Développement Durable. Ces préconisations internationales sont reprises peu ou prou localement. Cependant, elles promeuvent des éducations transversales portant sur des questions systémiques, visant le développement de « soft skills » telles les compétences psychosociales de l’OMS, mais aussi des valeurs sociétales, telles l’engagement, la solidarité, la responsabilité ou encore la créativité. Enfin, elles portent des modèles pédagogiques telles l’éducation globale issue de deux doctrines éducatives concurrentielles du 19e, catholique d’une part et socialiste d’autre part. Ces préconisations entrent alors plus ou moins facilement en congruence avec les modes locaux institués.

Ruptures dans les finalités et les stratégies éducatives

La finalité de l’École du 20e siècle était le plus souvent celle d’un projet moderniste vecteur de progrès social, porteur de valeurs déclarées universelles, visant à la fois un sujet émancipé et doté d’un bagage culturel source d’un sentiment d’appartenance à une communauté, le plus souvent nationale. Les prescriptions mondialisées contemporaines bousculent complètement ce projet.

En effet, c’est précisément l’idée d’un progrès social résultant « mécaniquement » du progrès scientifique et technique mis au service de la croissance économique qui se trouve remise en cause. Le(s) métarécit(s) du monde contemporain porte(ent) en lui(eux) fondamentalement l’idée de limites planétaires. Nous prenons collectivement conscience que nous habitons un monde au changement accéléré, instable dont toutes les dimensions géo-systémiques sont impactées par nos choix de développement et par le poids qu’a pris notre espèce dans la biosphère. Pour reprendre la formule de Latour (2020), nous devons apprendre à vivre dans ce monde nouveau. Nous voyons bien alors combien les récits progressistes et nationaux, dont l’École était porteuse, se trouvent mis en porte à faux dans l’époque contemporaine. Ce changement provient justement de l’acceptation partagée de l’idée d’un rapport au monde inadéquat (Lussault et al. 2017) dont l’École aurait sa part de responsabilité. Pour autant, si le monde actuel résulte du projet scolaire institué, un autre projet peut permettre de le transformer. Le moyen est bien celui de comprendre les enjeux globaux de ce monde, incertain et limité, et de trouver collectivement les solutions qui nous éviterons la peur et le rejet de l’autre (Curnier 2021). Pensée critique, systémique, complexe, reliance, incertitude, interculturalité, actions collectives, participatives et territorialisées, en sont les mots clés mis au service d’une éducation au politique, elle-même au service du développement de nos capabilités à élaborer collectivement un nouveau rapport au monde. L’universel est alors à rechercher dans l’altérité. L’École au temps des défis écologiques peut être alors pensée non plus seulement comme institution censée apprendre à démêler le vrai du faux, mais aussi, du fait de l’incertitude à laquelle nous sommes confrontés, comme lieu de débat et d’expériences de vie problématisantes, acceptant et intégrant une hétérotopie d’énoncés et de milieux, au sens de Foucault. Elle devient ainsi le lieu dans lequel les nouvelles générations devront apprendre à devenir Terrien, selon le sens donné à ce terme par Latour (2021). Il s’agit d’y apprendre à s’adapter, à vivre en contexte d’incertitude, mais aussi à transformer le monde des humains dans un sens compatible avec notre survie comme espèce. Pour y parvenir, il convient de former des élèves auteurs, proactifs et réflexifs, familiarisés avec une pensée complexe, non simplifiante ou dogmatique, capable de comprendre les implications de leurs actes et décisions, et le point de vue des autres (humains et non-humains).

Plusieurs options curriculaires sont alors possibles. La boîte à outil issue des travaux de recherche de la période ERE puis EDD est riche et diverse : expériences immersives de nature ; détour par l’histoire des paysages ; prospective territoriale ; expérience des antivaleurs… La forme pédagogique du projet et de l’enquête y est privilégiée. Nous retenons pour notre part la stratégie du montage d’actions expérientielles, effectives et territoriales, complétées par des enquêtes portant sur les enjeux locaux qu’il convient d’apprendre à relier aux enjeux globaux (Lange et Martinand)[3]Jean-Marc Lange, Jean-Louis Martinand, Principes d’élaboration et de structuration d’une éducation au développement durable scolaire. In Jacques Brégeon et Fabrice Mauléon (coord.), Développement durable. Comprendre et développer les compétences collectives. Paris : ESKA, 2014, pp 129-145.. En effet, les Questions d’Environnement et de Développement (QED) constituent des occasions inégalables d’apprentissages du politique du fait du potentiel politique qu’elles comportent en lieu et place de leur neutralisation coutumière, source de renoncement à une volonté transformatrice (Slimani et al 2021)[4]Melki Slimani, Jean-Marc Lange et Michael Håkansson, The political dimension in environmental education curricula : Towards an integrative conceptual and analytical framework. Environmental Education Research, 27 (3), 354-365, 2021..

Des contenus problématiques

Sur le plan des contenus, la centration curriculaire sur des activités expérientielles comporte cependant le risque d’anomie, au sens de Durkheim, c’est-à-dire l’absence de normes régulatrices de la relation sociale, source d’instabilité, et celui de l’hétéronomie, comme incapacité à réguler sa pensée, source de confusion cognitive. Pour autant, la compréhension des enjeux et défis du monde contemporain, et leur problématisation politique, donne a priori une large place aux concepts et méthodes issus de la géographie, des sciences du vivant, des géosciences, et des sciences de l’environnement : il y a besoin de savoir pour agir. Cependant, si les apports des sciences sont indispensables pour penser le monde, les QED ne peuvent se réduire à ces seuls domaines au risque de leur naturalisation et technicisation. En effet, les choix curriculaires à mettre en œuvre doivent prendre en compte la diversité des appartenances et des références culturelles, y compris les choix éthiques, les valeurs, et les épistémologies. Le choix des contenus, modes d’organisation et méthodes d’enseignement doivent faire référence culturellement aux contextes sur lesquels ils reposent, aux enseignants qui vont les dispenser, mais également aux publics auxquels ils s’adressent. Cette démarche permet de rompre avec l’ethnocentrisme, généralement implicite. Cela renvoie aussi à la notion de curriculum caché, qui sous-tend historiquement toute politique de domination.

Par ailleurs, nombre des contenus issus des domaines académiques de référence se caractérisent par leur caractère d’hybridation, et ce à plusieurs échelles. Hybridation entre concepts scientifiques et valeurs, telle la « BioDiversité ». Hybridation entre domaines scientifiques, telle la nouvelle science de l’agroécologie issue de l’agronomie et de l’écologie, mais aussi avec des savoirs traditionnels ou issus de l’expérience. Hybridation entre sciences de la nature et sciences de l’ingénieur, telles l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, ou encore entre sciences de la nature et sciences économiques, avec les concepts d’eau bleue, verte ou grise. Hybridation enfin entre les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales, du fait des nouvelles démarches prônées sur le plan international avec l’idée de « santé unique » (One Health) qui intègre les questions de santé sociales, humaines, et écosystémiques. Ces hybridations présentes dans les prescriptions, peinent à prendre place dans le format disciplinaire scolaire coutumier. Les éducations transversales, en seraient alors des formes épistémologiquement plus accueillantes.

Perspectives

Comment penser alors ces tensions ? Une piste prometteuse est celle donnée par Lange et Martinand[5]Op.cit.. Il s’agit pour ces auteurs de penser les questions sociétales non au travers des disciplines académiques mais au contraire de penser celles-ci comme contributives à leur compréhension. Plus récemment, Lebeaume (2019) a précisé cette idée. Nous la reprenons à notre compte pour un curriculum relatif aux QED : la clé pour organiser ces contenus serait d’interroger leur fonction. Ainsi cet auteur propose de distinguer les pratiques constitutives et les savoirs contributifs et/ou constitutifs. En respectant ainsi un principe hiérarchique qui consiste à interroger la place et la fonction des contenus d’enseignement en vue d’une finalité explicite, la perspective de reconfigurations curriculaires devient possible.

La recherche d’une adaptation de l’École au monde de la transition écologique, bouscule ses fondamentaux dans ses finalités, ses dispositifs et ses contenus, et ce plus ou moins fortement selon les traditions scolaires installées. C’est de métamorphose dont il peut s’agir alors : des choix curriculaires de ruptures seront à effectuer pour certaines d’entre elles. Cependant, l’idée de « santé unique » (One health), de « changements climatiques », de « biodiversité » ou encore de « limites géosystémiques » y tiendront une place centrale.

Jean-Marc Lange
Professeur en Sciences de l’éducation et de la formation à l’Université de Montpelliers

Bibliographie

Angela Barthes, Jean-Marc Lange, Nicole Tutiaux-Guillon, Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « éducations à », L’Harmattan, Paris, 2017.

Daniel Curnier, Vers une école éco-logique. Lormont : Le bord de l’eau, critiques éducatives, 2021.

Jean-Claude Forquin, Organisation des savoirs, In A. van Zanten (dir.), Dictionnaire de l’éducation, PUF, Paris, 2008.

Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2021.

Joël Lebeaume, Précisions sur la « forme curriculaire » et distinction entre pratiques constitutives et savoirs contributifs ». Éducation et didactique [En ligne], 13(1), 2019.

Michel Lussault, Francine Fort, Michel Jacques, Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, Constellation.s. Nouvelles manières d’habiter le Monde, Actes Sud, Arles, 2017.

Notes[+]