Bernard Rey,  Numéro 1,  Quels programmes pour une culture partagée ?

Savoirs ou compétences : De quelle étoffe tailler les programmes scolaires ?

L’apparition des « compétences » dans le monde scolaire suscite, on le sait, bien des inquiétudes. Inquiétudes légitimes, si leur présence signifie que l’école a désormais pour but principal d’entraîner les élèves à quelques savoir-faire, juste ce qui est indispensable pour se débrouiller dans la vie et pour devenir « employable ».

A l’opposé, la présence des « savoirs », dans les programmes scolaires, semble garantir que l’école a une ambition plus haute, celle de rendre chaque jeune capable de comprendre le monde qui l’entoure et d’en avoir une saisie intelligente et critique. Bref, entre « compétences » et « savoirs », il faudrait choisir et le choix des compétences correspondrait à une réduction inacceptable de la visée formatrice de l’école.

Mais la notion de compétence est-elle irrémédiablement attachée à une visée utilitariste des apprentissages scolaires ? Le mot « compétence » n’est pas, en lui-même, porteur de maléfice. C’est un mot ordinaire de la langue française qui renvoie à l’idée de savoir accomplir un type de tâche ou, plus précisément, d’avoir la capacité et le droit de juger de ce qu’il est opportun de faire dans une situation donnée (comme lorsqu’on parle de la « compétence » d’un tribunal). Or les apprentissages scolaires se sont de longue date (bien avant qu’on ne commence à parler de « compétences ») organisés autour de « tâches » à accomplir : lire des textes, les comprendre, analyser des documents, résoudre des problèmes, écrire des textes, élaborer des hypothèses, chercher à les valider, observer des phénomènes pour répondre à des questions, sélectionner et organiser entre elles des informations, élaborer des raisonnements, argumenter, etc. Il s’agit bien là de compétences, puisque en chacune il convient d’accomplir une tâche, d’utiliser pour cela une démarche spécifique, mais aussi de tenir compte à chaque fois du caractère original de la situation (car c’est à chaque fois un texte nouveau qu’il s’agit de lire ou d’écrire, un problème nouveau qu’il s’agit de résoudre, etc.) En cela, ces tâches se distinguent clairement de l’accomplissement d’opérations mécaniques et automatisables, comme peuvent l’être le fait de déchiffrer une phrase, le fait d’effectuer une multiplication, d’accorder le verbe avec le sujet, de réciter une définition, etc., lesquels ne sont que des savoir-faire et ne méritent pas l’appellation de compétence.

“ Enseigner de la grammaire ou de la littérature sans s’occuper de la manière dont ils vont investir ces connaissances dans l’écriture et la lecture de textes, etc., c’est très clairement fabriquer de l’inégalité scolaire. ”

Mais pourquoi inscrire dans les programmes, sous le nom de compétences, ces tâches alors qu’elles font déjà partie des traditions scolaires les plus solidement établies ? L’intérêt que nous y voyons, pour notre part, est de rappeler à chaque enseignant, par une inscription dans les programmes, que non seulement il doit faire pratiquer ces activités, mais qu’il doit aussi faire connaître systématiquement aux élèves la manière de les accomplir. Car enseigner des mathématiques sans se préoccuper de la manière dont les élèves vont les utiliser pour résoudre des problèmes, enseigner des faits historiques sans s’occuper de la manière dont ils vont pouvoir en faire la synthèse, enseigner de la grammaire ou de la littérature sans s’occuper de la manière dont ils vont investir ces connaissances dans l’écriture et la lecture de textes, etc., c’est très clairement fabriquer de l’inégalité scolaire.

Ces compétences, en effet, ne vont pas de soi. On sous-estime souvent, par exemple, le saut qualitatif qu’il y a à passer de l’usage du langage dans la vie courante à son usage dans l’écriture d’un texte. Alors qu’une phrase prononcée oralement dans le quotidien prend son sens de la situation commune vécue par les interlocuteurs, une phrase appartenant à un texte ne tire son sens que de ses relations avec les autres phrases du même texte. L’auteur, s’il veut être compris, doit construire ces relations et le lecteur à son tour, s’il veut comprendre, doit les reconstruire. Alors que dans l’interaction langagière du quotidien, on s’adresse à un interlocuteur identifié au sein d’un environnement commun, au contraire écrire un texte exige de s’adresser à un interlocuteur non seulement absent, mais indéterminé et potentiellement universel. Certains élèves arrivent à l’école en ayant vu de longue date pratiquer dans leur famille ce second usage du langage. D’autres arrivent à l’école sans en avoir aucunement l’expérience. Ne pas faire acquérir systématiquement en classe cette compétence textuelle, c’est laisser s’établir des inégalités de performances scolaires qui reconduisent, dans bien des cas, des inégalités sociales.

Or la notion de compétence, ainsi entendue, n’est peut-être pas étrangère à ce qu’il y a de plus profond dans les savoirs. Ce mot de « savoir » est, lui-même, très polysémique. Je peux « savoir » que Rome est la capitale de l’Italie ou « savoir » qu’il y a des chromosomes dans le noyau des cellules. Mais, pris isolément, ces savoirs ne sont que des informations. Ils n’ouvrent aucunement sur une intelligibilité du monde. Tout au plus, peuvent-ils dans certains cas avoir une utilité pratique (savoir que Rome est la capitale peut me servir si je dois voyager en Italie).

Ils n’offriront un éclairage du monde qu’à celui qui sera capable de les mettre en rapport avec d’autres énoncés pour constituer un système explicatif de type textuel. Ainsi l’existence de chromosomes prend sens dès lors qu’on le met en rapport avec la théorie cellulaire, avec le fait que tous les êtres vivants sont constitués de cellules et que le vivant peut se ramener à des phénomènes physico-chimiques. Elle prend sens également lorsqu’on sait le rôle que jouent les chromosomes dans la reproduction sexuée et dans le caractère original de chaque être vivant et qu’on comprend alors en quoi leur existence entre dans la compréhension de l’évolution des espèces, etc. De même le fait que Rome soit la capitale de l’Italie devient un fait significatif si je suis capable de le mettre en rapport avec les problèmes politiques qui, au 19ème siècle, ont marqué l’unification de ce pays, ou encore avec sa structure économico-politique actuelle et les forces centrifuges qui l’habitent. Les savoirs ne deviennent éclairants que lorsqu’ils sont associés à des compétences qui leur sont spécifiques et qui les constituent en textes explicatifs.

Ainsi un savoir digne de ce nom n’est jamais constitué d’énoncés juxtaposés, si exacts et précis soient-ils. Il faut en plus que le sujet qui les reçoit soit capable de reconstruire les liens qui les unissent et qui en font un système explicatif de la réalité. Il s’agit bien là d’une compétence et, sans elle, le savoir n’est qu’une liste de données informatives dénuée de sens. Malheureusement, c’est bien sous cette dernière forme que certains élèves appréhendent les savoirs scolaires, et on voit dès lors tout l’enjeu qu’il y a à les entraîner à cette compétence d’organisation rationnelle.

“ Les savoirs scolaires, envisagés comme explication rationnelle de la réalité, risqueraient d’être reçus par les élèves comme des dogmes si on ne les initiait pas à la démarche qui permet de les construire. ”

Mais ce n’est pas tout. Car les savoirs scolaires, envisagés comme explication rationnelle de la réalité, risqueraient d’être reçus par les élèves comme des dogmes si on ne les initiait pas à la démarche qui permet de les construire. Les explications ne tombent pas du ciel. Elles n’émergent pas non plus de l’observation passive de la réalité. Celle-ci doit être interrogée et l’observation n’est scientifiquement féconde que si elle est outillée par des questions. D’où l’importance de présenter les savoirs à partir des problèmes auxquels ils tentent de répondre.

C’est là toute la force problématisante des savoirs. Elle consiste non seulement à constater comment est la réalité, mais aussi à se demander pourquoi elle est ainsi. Ce qui caractérise la pensée scientifique, aussi bien dans les sciences de la nature que dans les sciences humaines et sociales, c’est cette capacité à poser des problèmes. Durant des millénaires, les humains ont pu observer que les objets tombent lorsqu’ils sont privés de support. Une telle observation n’a aucun intérêt scientifique. C’est seulement en se demandant pourquoi ils tombent qu’on entre dans la dynamique problématisante qui caractérise le savoir. Il s’agit de refuser la contingence, la tyrannie du fait brut, du « c’est comme ça ». Pareille attitude implique de sortir de l’acceptation passive de la réalité telle qu’elle est. On voit facilement tout l’intérêt éducatif qu’il y a à initier les élèves à une telle attitude.

Ainsi perçus, les savoirs scolaires ne sont plus des listes d’énoncés vrais, mais des pratiques impliquant des tâches et des compétences à les accomplir. Ce qu’il y a de plus formateur dans ces savoirs, ce ne sont pas les résultats de la démarche scientifique, mais la démarche elle-même, c’est-à-dire un certain nombre de compétences. Inscrire celles-ci dans les programmes, c’est rappeler à tous la mission de l’école à cet égard. L’école n’a pas, aujourd’hui, le monopole de la diffusion des résultats de la science ; elle est bien moins efficace, de ce point de vue, que d’autres organes de diffusion. Mais le point sur lequel elle est irremplaçable, c’est justement de former les élèves à ces compétences qui consistent à savoir s’interroger, poser un problème, élaborer des hypothèses, tenter de les valider, distinguer une croyance d’un savoir, remettre en cause son opinion, etc.

“ Lorsque compétence et savoir divergent, c’est qu’on a effacé le pouvoir critique du savoir en le réduisant à n’être plus qu’une juxtaposition d’informations ; ou bien c’est qu’on a réduit la compétence à n’être que l’adaptation à moindre frais à la situation immédiate. ”

Il y a donc une complémentarité profonde entre compétences et savoirs. Si on prend en compte ce par quoi tout savoir procède d’une réinterrogation critique de l’expérience immédiate, alors il n’y a pas de savoir au sens fort sans compétence. Et inversement, il n’y a pas de compétence véritable sans un mouvement de réinterprétation savante des situations auxquelles on est confronté. Lorsque compétence et savoir divergent, c’est qu’on a effacé le pouvoir critique du savoir en le réduisant à n’être plus qu’une juxtaposition d’informations ; ou bien c’est qu’on a réduit la compétence à n’être que l’adaptation à moindre frais à la situation immédiate.

Bernard Rey
Ancien professeur du secondaire et ancien formateur en IUFM,
Professeur à l’Université de Bruxelles.