Idéologies éducatives : Quand « le biologique » est utilisé pour nier « le social »,  Numéro 29,  Stanislas Morel

Se confronter au problème de compatibilité entre sciences sociales et sciences cognitives pour le dépasser | Entretien avec Stanislas Morel

Stanislas Morel est maître de conférences en Sciences de l’éducation à l’Université Sorbonne Paris-Nord, et chercheur au Laboratoire Experice (Expérience Ressources Culturelles Éducation). Il a récemment coordonné deux séminaires interdisciplinaires sur les relations entre sciences sociales et sciences cognitives[1]En 2021 : « Le « social » saisi par les sciences cognitives et la génétique », puis en 2022-2023 : « Toward an integrative cognitive science of social inequalities » (Vers une science cognitive intégrative des inégalités sociales »).

Claire Benveniste, pour carnets rouges : Vous avez coordonné deux séminaires interdisciplinaires sur les relations entre sciences sociales et sciences cognitives. Pourquoi cette actualité scientifique ?

Stanislas Morel : Une lecture attentive de la littérature scientifique en sciences cognitives montre que les questions posées dans ces recherches sont assez semblables à celles soulevées par la sociologie de l’éducation, notamment la question de la plus ou moins bonne réussite des enfants à l’école. Les réponses diffèrent mais on peut s’accorder sur certains critères, certains indicateurs de réussite ou d’échec.

Et même si ce n’est pas encore la majorité des travaux en sciences cognitives, il y en a de plus en plus qui commencent à s’interroger, dans le sillage des travaux abondants et déjà anciens en psychologie du développement, sur la dimension « environnementale » (selon leur terme) des difficultés scolaires. Des chercheurs en sciences cognitives sont convaincus que le social a un impact non négligeable, que les difficultés des élèves s’expliquent par des causes bio-psycho et sociales, et qui sont très curieux de ce qui se fait en sociologie.

L’inverse n’est pas toujours vrai : les sociologues ont en général du mal à intégrer dans leurs analyses les dimensions biologiques et, s’ils s’intéressent de plus en plus aux dimensions cognitives, notamment dans le domaine de l’éducation, c’est souvent sans dialoguer avec les sciences cognitives. Il serait donc intéressant de réfléchir à la manière dont les sciences cognitives se saisissent déjà du social pour l’intégrer dans leurs analyses, comment elles pourraient se nourrir des travaux en sciences sociales, et comment les sociologues pourraient se servir de ces recherches.

CB : D’autres tentatives de rapprochement ont-elles déjà eu lieu ? Concrètement, quel travail commun parvenez-vous à mener dans le cadre de ces séminaires ?

SM : Quelques tentatives de croisement existent, surtout du côté de sociologues dont je ne me sens, scientifiquement parlant, pas très proche : Laurent Cordonnier mène des recherches qui s’inspirent des sciences cognitives, mais dont on peut se demander parfois, tant il adopte les méthodes des sciences expérimentales, ce que ses recherches conservent de sociologique.

Je coordonne actuellement un ouvrage sur les inégalités scolaires où chaque chapitre va être écrit par un duo de chercheurs en sciences cognitives et en sciences sociales. Il s’agit de discussions, d’éclairages, et on s’aperçoit que le dialogue est possible. Le séminaire organisé cette année était une sorte de juxtaposition d’interventions pour fomenter des intérêts croisés, sans savoir forcément ce que cela va susciter. L’étape suivante serait de mettre en œuvre une recherche collaborative avec une réflexion commune sur un objet et une véritable recherche empirique où sociologues et chercheurs en sciences cognitives confrontent leurs points de vue sur la construction de l’objet et la méthodologie. C’est quelque chose que j’aimerais mettre en œuvre, mais pour l’instant, cela reste programmatique.

CB : Plus précisément sur la question des inégalités sociales, vous parlez parfois de perches tendues aux sociologues de la part des chercheurs en sciences cognitives sur la question de l’échec scolaire…

SM : Je veux dire par là que la question des différences de réussite à l’école selon les milieux sociaux avait été aussi travaillée par les neurosciences cognitives. Ces travaux pourraient sans doute être utilisés par les sociologues. Par exemple, certains sociologues de l’éducation, notamment dans l’équipe Escol ou dans celle de Bernard Lahire, ont essayé de montrer comment certaines pratiques éducatives ou certaines pratiques d’enseignement avaient des effets différenciés sur des enfants aux propriétés cognitives socialement différenciées. Or, les sciences cognitives proposent une analyse très précise de ces fonctions cognitives que les chercheurs en sciences sociales ont identifiées comme médiant les inégalités scolaires.

On peut donc imaginer que les sciences cognitives permettent de préciser quelles sont les habiletés cognitives qui sont le plus affectées ou par lesquelles sont médiées les inégalités sociales à l’école et que la sociologie a déjà commencé à explorer. C’est-à-dire comment on passe du milieu social d’origine à des difficultés en mathématiques ?

Par exemple, que veut dire secondariser, notion centrale en sociologie de l’éducation, pour les psychologues cognitivistes ? Aborder ces concepts par le prisme des sciences cognitives et des sciences sociales est assez complémentaire. Il faudrait développer ces réflexions dans des recherches empiriques.

CB : Et, qu’est-ce que cela apporterait aux recherches de sciences cognitives qui s’intéressent déjà au social, de travailler ces questions avec des sociologues ?

SM : Souvent, ces recherches appréhendent le social à travers des variables très grossières (le « socio-economic status » : revenu des parents, professions et niveau de diplôme des parents). Neutralisées auparavant, elles sont davantage prises en compte aujourd’hui. Mais la seule prise en compte de la profession des parents et/ou du « capital culturel » des familles (par exemple en prenant en compte le nombre de livres présents dans le foyer familial) est un peu grossière et risque de passer à côté d’éléments plus précis, et sans doute plus discriminants. Les travaux du sociologue Stéphane Bonnéry et d’autres, montrent par exemple que les manières dont on lit avec ses enfants priment sur la présence ou la quantité de livres. En lisant les sociologues, les cognitivistes pourraient donc affiner les variables qu’ils intègrent dans leur raisonnement statistique.

Ceci dit, la collaboration est difficile, des tensions apparaissent vite. Il ne s’agit pas de les ignorer. Les travaux de sociologues comme Julien Larrègue et Frédéric Lebarron sont à ce titre très intéressants, car ils montrent à quel point l’adoption non critique des travaux en sciences cognitives par certains chercheurs en sciences sociales peut conduire, non seulement à une perte totale d’autonomie des sciences sociales, désormais soumises à l’expertise des chercheurs en sciences expérimentales, mais aussi à des travaux très faibles scientifiquement parlant.

La fertilisation interdisciplinaire, si elle doit advenir, passe par des innovations liées à la prise en compte préalable de ces tensions et, seulement dans un deuxième temps, à la construction de démarches, d’outils permettant de les dépasser, au moins en partie. Il y a un vrai problème de compatibilité entre sciences sociales et sciences cognitives, et cela suppose de s’y confronter pour le dépasser. Il ne s’agit pas simplement de croiser des méthodes « qualitatives ethno » et des méthodes « quantitatives expérimentales », cela se fait déjà : la sociologie utilise régulièrement des méthodes expérimentales et les recherches en sciences cognitives se font de plus en plus en dehors des laboratoires, ce que les chercheurs appellent des milieux écologiques. Je veux parler de manières très différentes d’aborder et de construire les objets, ce qu’on peut observer, comment on l’observe. Le problème de l’interdisciplinarité, c’est quand le plus petit dénominateur commun est réduit à presque rien. On a tellement de concession à faire qu’on finit par s’épuiser et à faire des recherches peu intéressantes. Tout cela est balbutiant en France et c’est pour cela que je ne suis pas un chantre de l’interdisciplinarité en soi, je ne sais pas ce que ça va produire…

CB : Sans savoir à quoi cela va aboutir, qu’est-ce qui rend pour vous si nécessaire ce travail, ces croisements pour appréhender les questions d’éducation et d’inégalité ?

SM : On a absolument besoin de recherches disciplinaires très pointues qui isolent des objets et creusent un sillon, c’est essentiel. Mais l’ignorance réciproque et cette tendance à l’hégémonie des disciplines me semblent avoir des effets très néfastes sur le monde social et en particulier sur le monde scolaire. Par exemple avec la question de la dyslexie, les enseignants sont tributaires depuis des décennies de modes scientifiques qui se succèdent. D’abord la sociologie, puis un peu la psychanalyse, maintenant les neurosciences, et dans vingt ans ce sera peut-être autre chose… Idem avec les querelles sur les méthodes de lecture. Scientifiquement c’est ennuyant, et très néfaste pour la manière dont les connaissances scientifiques peuvent avoir des effets sur le monde scolaire.

Une multiplicité de facteurs mérite d’être prise en compte et c’est peut-être aux professionnels justement de savoir les mobiliser à un moment donné face à un problème complexe, plutôt que d’entendre « c’est ça qu’il faut faire » et dix ans après « ah non, c’est pas ça qu’il faut faire, c’est le contraire ! ». Il faut mettre en commun, c’est plus cette conviction-là qui me semble être de l’ordre de la nécessité, pour que les apports de la science soient cumulatifs. On ne peut pas continuer comme ça, chaque discipline cherchant dans son coin et imposant des politiques publiques au moment où elle est dominante, ignorant les autres et les reléguant hors de la science. La critique non informée et les modes successives me paraissent néfastes. Introduire une communauté de chercheurs moins clivés, se demander comment la société peut s’approprier des connaissances, c’est loin d’être évident et un peu utopique, mais c’est quand même une réflexion importante à mener. J’espère un jour pouvoir vous dire que j’avais raison et que c’était une bonne intuition, mais il faut être modeste. J’aurais aimé vous répondre avec des résultats, mais je n’en suis pas là. Et certains s’y sont déjà perdus en voulant brasser large et parler de complexité…

En outre, certains aspects demeurent très controversés et cela ne facilite pas les débats. C’est le cas de la dimension génétique des inégalités sociales, domaine de recherche en pleine explosion actuellement et qui occupe, notamment aux états-Unis, une place désormais centrale. Les débats sur Youtube de Robert Plomin, le spécialiste de génétique comportementale le plus connu, y font des centaines de milliers de vues. Sa vulgarisation de la génétique est applicable à la vie quotidienne, c’est très opérationnel, avec aussi cette industrie des tests génétiques et tout un imaginaire avec des films sur ces questions.

Ce qui est intéressant ce sont les transformations au niveau politique. La plupart des chercheurs en génétique comportementale actuellement en vogue se revendiquent « de gauche » (voir le dernier livre de Kathryn Paige-Harden, La Loterie génétique, qui vient d’être traduit en français). Une école sociologique croise désormais sociologie et sciences cognitives, la socio-génomique, autour de Jeremy Freese ou Dalton Conley publiés dans les principales revues de sociologie. Le journaliste essayiste Ferderik de Boer, se revendiquant marxiste, accepte l’idée d’inégalités génétiquement déterminées dans son dernier bestseller The cult of the smart (il publie même dans la revue Jacobin, qui se revendique comme une revue radicale de gauche). On voit comment de plus en plus de chercheurs « de gauche » vont se réapproprier des théories génétiques pour réfléchir à la question de l’égalité. On commence à y réfléchir en France. Il faut voir la différence avec les années 1970 où le représentant en France le plus connu de la cause des dyslexiques était un psychiatre proche de l’extrême droite et du club de l’Horloge, Pierre Debray-Ritzen. Ceci dit, encore aujourd’hui, en France comme aux états-Unis, les travaux en génétique comportementale, quand bien même leurs auteurs défendent des positions « de gauche », font souvent l’objet d’une récupération dans des discours conservateurs, voire d’extrême droite.

Dans ces conditions, il y a ou va y avoir en France comme ailleurs, une pression pour que les sciences sociales intègrent dans leur analyse une dimension génétique. C’est une sorte de dystopie pour les sociologues français, car les hypothèses et les résultats des travaux en sciences sociales sont largement relativisés voire remis en cause par les travaux en génétique comportementale. Un front s’organise autour de chercheurs en sciences sociales, mais aussi de chercheurs en sciences du vivant (biologistes notamment) très critiques à l’égard des travaux en génétique comportementale. Dans ce domaine, l’interdisciplinarité semble bien compliquée. De mon point de vue, il est important de penser l’action des gènes (et de ne pas la nier comme c’est souvent le cas), mais sans pour autant céder aux sirènes des travaux réducteurs et simplificateurs, comme ceux de Plomin, qui surestiment probablement le poids des gènes et qui apportent peu sur la compréhension de l’interaction gène/environnement.

CB : Qu’est-ce qui fait obstacle au développement des croisements entre sciences sociales et sciences cognitives aujourd’hui ?

SM : Aujourd’hui, l’interdisciplinarité est un sésame pour avoir des financements, mais cela demande du temps. Elle suppose de s’intéresser à autre chose qu’à sa spécialité, ce à quoi peu de chercheurs sont disposés parce que ce n’est pas le chemin qui mène le plus directement à la reconnaissance et aux promotions à l’université. Et parce qu’il y a un coût d’entrée assez important : il faut lire, se former à d’autres méthodologies, à d’autres manières de faire de la science et d’administrer la preuve…Au fur et à mesure de notre entretien, je m’aperçois que ce sont des investissements colossaux en termes de temps. Il y a de l’intérêt intellectuel mais il s’agit quand même d’une aventure qui ne se traduit pas tout de suite par du sonnant et du trébuchant, c’est un pari sur l’avenir.

Ce qui me gêne, autant chez les sociologues que chez les cognitivistes, ce sont les a priori idéologiques. Je suis gêné quand je parle de ça, parce que le côté idéologique de la sociologie est un argument massue utilisé pour la discréditer, et je n’ai vraiment pas envie de contribuer à ça. Mais il y a aussi un intérêt à identifier la relation très idéologique, très antagoniste de la sociologie aux sciences du vivant, à la psychologie. Il existe une littérature militante qui vise parfois à satisfaire un lectorat militant en agitant des signaux d’alarme indiquant « attention biologisation du social », « on va invisibiliser le social », « on naturalise le social », ce qui peut arriver, mais qui est loin d’être systématique du côté des sciences cognitives

Et du côté des sciences cognitives il y a une fausse représentation d’une sociologie qui ne voudrait pas prendre en compte les facteurs biologiques et génétiques, qui serait une pseudo-science qui n’utilise pas les méthodes de la science expérimentale ou qui ne se soumet pas aux critères d’internationalisation et, en particulier, à l’injonction à publier dans les revues anglo-saxonnes. La question de la langue n’est pas anecdotique : les sociologues parlent peu anglais et c’est un obstacle aux recherches communes.

CB : Pour clore l’entretien sur la question des professionnels, à quelles conditions pourraient-ils développer, construire ou reconstruire ces capacités à identifier un problème, synthétiser les connaissances scientifiques disponibles et les mobiliser pour résoudre ce problème ?

SM : Il faudrait tout changer ! Je ne sais pas quelle ingénierie de formation il faudrait mettre en œuvre, c’est compliqué : comment faire pour donner une formation assez exhaustive réellement interdisciplinaire ? Je ne sens pas vraiment les chercheurs aptes à faire ça. Je les sens engagés dans la défense de leur discipline.

Il faudrait arriver à avoir un panel d’explications relativement bien maitrisées par les enseignants et que ce soit eux qui gardent la main sur l’ensemble des causes qui peuvent expliquer les difficultés de leurs élèves. Mais les enseignants sont aussi confrontés à des concurrences interprofessionnelles. Quand un psychiatre dit « tel élève est TDAH », l’enseignant se retrouve forcément un peu dominé. Il faudrait revoir la manière dont sont conçues les politiques « partenariales ».

Par contre, sur la question de l’externalisation de la difficulté scolaire, qui est beaucoup induite par les travaux en sciences cognitives aujourd’hui, comme elle l’a été autrefois par la psychanalyse, je vois une vraie évolution. Quand j’ai publié mon livre en 2014[2]Morel Stanislas. (2014). La médicalisation de l’échec scolaire. Paris : La Dispute., c’était assez subversif de parler de médicalisation de l’échec scolaire . Aujourd’hui, médecins scolaires, orthophonistes, directeurs de Centre Médico-Psychologique, cadres de la « Dgesco ASH » s’y intéressent, submergés et inquiets de la multiplication des demandes de handicaps, notamment d’un point de vue financier. La médicalisation de l’échec scolaire, maintenant, c’est entendu : « oui l’école externalise trop ». Le problème c’est de ne pas substituer une autre mode à celle-là.

Pour les enseignants c’est une porte de sortie d’externaliser, avec tellement de pression, de la part de l’institution et des parents, je ne suis même pas sûr qu’ils aient l’impression de médicaliser. C’est un problème plus général de perte de confiance des enseignants dans leurs capacités, de complexification de la division du travail dans le champ éducatif.

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