Marc Moreigne,  Numéro 11,  Questions vives

Risque artistique et risque éducatif. Le couple professeur/artiste à l’épreuve de l’enseignement artistique

Au sein de l’Education nationale, l’éducation artistique occupe sans conteste une place à part. Si elle est aujourd’hui considérée par beaucoup (mais pas encore par tous…) comme appartenant de plein droit et de plein exercice aux enseignements fondamentaux et faisant partie du socle commun des connaissances et acquis indispensables, dans les faits et dans les textes son appréhension comme champ d’expériences et de savoir reste souvent nimbée d’approximations théoriques (développement de la « créativité  » et du « potentiel sensible  » de l’élève) et d’un flou méthodologique tout « artistique  ».

Il ne s’agit pas ici de donner une définition quelconque de ce que l’on peut entendre par « éducation artistique » mais de tenter d’analyser la nature, le fonctionnement et les relations qui unissent l’un de ses acteurs les plus singuliers et les plus déterminants, le binôme ou plutôt le couple dialectique enseignant/intervenant artiste.

Dimension artistique et dimension pédagogique, la contradiction fusionnelle

C’est la première des questions qui se pose dans le cadre de l’enseignement artistique : comment faire la part de ce qui relève d’une démarche et d’une nécessité pédagogiques « classiques  » (apprentissage, acquisition de capacités et/ou d’un savoir évaluables dans un contexte scolaire…) et d’une pratique, d’une découverte et d’une expérimentation artistiques forcément singulières, subjectives, intimes même et souvent volontiers transgressives dans ses méthodes, ses contenus mais aussi dans sa pratique et pour une certaine mesure dans ses objectifs, vis-à-vis de l’approche pédagogique traditionnelle ?

“ N’est-il pas intéressant de mettre en actes et en questions la porosité des univers et des intentions de l’un et de l’autre et la mise en œuvre d’une démarche commune, tendue entre ces deux paradigmes (art et pédagogie) en direction des élèves ? ”

Pour autant – et c’est là tout l’enjeu que propose ce binôme improbable, ce couple contradictoire et fusionnel que forme (ou que devrait former) l’enseignant et l’artiste intervenant – les deux dimensions se doivent de coexister et de dialoguer entre elles, dans l’esprit et dans la lettre. Sous quelles formes et pour quel propos ? Deux remarques préalables :

Tout d’abord – et c’est aussi ce qui fait l’intérêt et la complexité de la chose – ces deux dimensions en apparence si différentes, si éloignées l’une de l’autre, sont en fait jumelles et même pourrait-on dire dans une large part sœurs incestueuses. L’artiste comme l’enseignant se situent dans une perspective de transmission, d’adresse, de communication d’un savoir, d’une vision, d’une analyse, d’une émotion ou d’une technique et ce, au travers d’une incarnation physique, d’une expérience vécue qui s’inscrit aussi bien dans le corps que dans la parole. Dès lors, plutôt que de voir les choses de façon binaire et simplifiée en termes de partage des tâches ou de reconnaissance de domaines de compétences et d’expertise séparés, n’est-il pas plus intéressant de mettre en actes et en questions la porosité des univers et des intentions de l’un et de l’autre et la mise en œuvre d’une démarche commune, tendue entre ces deux paradigmes (art et pédagogie) en direction des élèves ?

En outre, c’est dans le vivant et le mouvant d’une classe et d’une communauté d’élèves aux individualités, aux origines et aux parcours multiples que ce couple s’élabore, se construit et évolue. Il est clair que ce contexte est déterminant et rend difficile sinon impossible tout dispositif ou « programme » et ligne de conduite préétablis. Ou disons, pour filer la métaphore, que l’invention quotidienne et le renouveau permanent étant le carburant indispensable à la vie de couple, celui-ci n’échappe pas à la règle.

Le travail (en) commun

On le voit, l’éducation artistique, telle que nous l’envisageons, ne peut en aucun cas se limiter à un simple passage de relais de l’enseignant à l’artiste intervenant pour quelques heures par mois, comme c’est hélas trop souvent le cas. Il ne s’agit pas non plus de remplir un cahier des charges sur la diversité nécessaire des enseignements pour répondre à l’injonction du ministère de l’Education nationale ou du rectorat mais bien de penser ensemble en amont (enseignant et intervenant mais aussi pourquoi pas directeur d’établissement, collectivité, responsable d’équipement artistique et/ou représentant culturel…) ce champ éducatif singulier dans ses caractéristiques et ses tensions contradictoires. Il y a forcément une dimension expérimentale et unique dans le fonctionnement pratique de ce binôme enseignant / artiste. La préparation du projet pédagogique et artistique d’ensemble sur l’année avec la ou les classes revêt donc une importance toute particulière. Avant de travailler ensemble, les deux protagonistes doivent impérativement créer entre eux une forme de confiance et de désir partagé de se lancer dans cette expérience. C’est à mon sens la condition sine qua non de la possibilité d’un travail en commun. Et c’est aussi cette dynamique-là qui peut par effet de contagion ou de contamination – qui est une des voies possibles de la transmission – susciter la curiosité et l’intérêt des élèves et entraîner leur adhésion et leur participation.

“ Ce qui est en jeu dans cette double approche artistique et éducative, c’est au fond le rapport au savoir, à la transmission, à l’échange et au partage des connaissances ainsi qu’à l’expérience pratique et au mode d’acquisition et d’appropriation de celles-ci. ”

Ce qui est en jeu dans cette double approche artistique et éducative, c’est au fond le rapport au savoir, à la transmission, à l’échange et au partage des connaissances ainsi qu’à l’expérience pratique et au mode d’acquisition et d’appropriation de celles-ci. Il convient de préciser que l’éducation artistique ne consiste pas seulement comme certains le croient encore en la seule pratique par les élèves d’une technique ou d’une expression artistique donnée, sensée leur faire exprimer leur potentiel de création. Cela peut en faire partie. Mais si cet enseignement s’inscrit dans le cadre éducatif national, c’est bien parce que au-delà de la seule pratique, il ouvre à travers la démarche de l’artiste et la confrontation à l’œuvre et au processus de création, d’une part à la réalité souvent méconnue du travail artistique et d’autre part à l’acquisition d’un regard et d’un esprit critiques qui ne peuvent qu’élargir l’horizon culturel de l’élève, du citoyen et du sujet en devenir. C’est ce défi-là, notamment que porte l’alliance à l’équilibre fragile et en perpétuel réajustement du professeur et de l’artiste.

Car oui, il s’agit d’un véritable défi, pour ne pas dire une gageure, tant l’habitus professionnel, le cadre de références sensibles, théoriques et méthodologiques diffère de l’un à l’autre. C’est donc à un effort et au choix d’une certaine forme de mise en danger que doivent consentir l’un comme l’autre. C’est pourquoi je parlais plus haut de ce besoin de « confiance  » et de « désir partagé  » de s’aventurer ainsi hors de ses repères familiers et de sa « zone de confort  ». De se confronter à une étrangeté que l’on ne maîtrise ni n’identifie entièrement. Bien sûr, on peut penser que ce pas de côté est plus facile à exécuter pour l’artiste, coutumier qu’il est dans son travail d’une prise de risque a priori plus grande dès lors qu’il met en jeu son corps, ses émotions et ses pulsions que pour l’enseignant qui peut s’appuyer sur une matière et un programme définis de même que sur une fonction et une position reconnues de « maître  » et détenteur du savoir. C’est sans doute vrai pour certains. Pourtant – et sans les mettre aucunement en comparaison ou en compétition – je crois qu’au « risque artistique  » peut faire écho chez l’enseignant une véritable prise de « risque éducatif ». C’est là où les deux univers en apparence entièrement distincts, s’ils ne se rejoignent pas, ont la capacité de dialoguer ensemble.

L’enseignant, tout comme le danseur ou l’acteur, s’expose aux regards et à la présence de ses élèves, expose sur cette « autre scène » qu’est une salle de cours son corps en même temps que sa parole. Ainsi, la vulnérabilité à l’autre est une « qualité » au sens où Musil l’entendait, que partagent l’artiste et l’enseignant. Certes, chez l’un le monde intérieur, voire l’inconscient, le magma des sentiments et des sensations sera le moteur et la chair-même de sa création alors que l’autre construira sa parole et son message sur des réalités et des matières en apparence plus rationnelles, plus extérieures et détachées de son être propre. Pour autant, chacun sait que la faculté d’incarnation symbolique mais aussi charnelle est fondamentale dans la transmission et la geste éducative, au risque de n’être que dans une relation sèche et automatisée d’un savoir qui serait purement technique ou formel et vidé de sa substance. Il n’est donc pas question de dire ici que les deux partenaires du couple sont semblables et font le même « métier », mais de tenter de discerner l’entre-deux, le no man’s land, la zone de turbulences et de convergences où ils se rencontrent.

Quelle place pour l’élève dans ce schéma éducatif ?

C’est en effet le troisième acteur dans ce binôme. Un acteur oh combien déterminant car c’est quand même à lui que l’on s’adresse et pour lui que ce couple improbable et périlleux s’est constitué ! Comment reçoit-il cette innovation artistico-pédagogique imaginée à son intention et comment se situe-t-il vis-à-vis d’elle, confronté qu’il est à cette pacifique mais perturbante hydre à deux têtes ?

Eh bien, lui aussi va se trouver un peu déplacé de son rôle et de sa position « d’élève  » et va être contraint de s’aventurer hors des sentiers balisés de son habitus scolaire, qu’il soit rebelle ou docile. Parce qu’il est convoqué à un autre endroit et d’une autre façon que ceux qui lui sont familiers dans son « être élève », intégré dans une institution scolaire où la place et le rôle de chacun sont repérés et clairement définis. Sollicités différemment et à un autre endroit – aussi bien individuellement que collectivement – confrontés à un autre langage, d’autres pratiques et formes de travail ; placés devant une autre expérience de vie et un autre rapport au monde ; responsabilisés non plus uniquement comme « élève » mais dans leur être intime. Dans leur corps, leur personnalité, leur regard et leur présence au monde. Dans leur imaginaire, leurs désirs, leurs attentes, leurs peurs bref, dans cette « situation » pleine de contradictions d’adolescents ou de jeunes adultes qui oscillent au seuil d’une maturité physique, intellectuelle, sensible, sensée caractériser ce qu’il est convenu d’appeler « le monde des adultes ».

Bien sûr, je peins là le portrait d’une éducation artistique « idéale  », où enseignant et artiste travaillent en bonne intelligence et où les élèves, curieux et désirants, choisissent eux aussi de s’aventurer sur un nouveau chemin de crête de découverte et d’expérimentation… dans la réalité, c’est loin hélas d’être toujours le cas. Trop souvent encore, ce binôme fonctionne de manière cloisonnée avec un enseignant qui « laisse  » sa classe à l’intervenant quelques heures par mois et un artiste pour qui le moteur essentiel est de compléter son quota d’heures pour pouvoir accéder ou conserver son régime d’intermittent. Quant à l’élève, disons que c’est pour lui une « respiration » dans le temps scolaire.

C’est d’autant plus dommage que cette singularité de l’éducation artistique d’échapper à l’orthodoxie de l’apprentissage scolaire tout en s’inscrivant dans un projet d’éducation et une véritable perspective pédagogique, apparaît comme un chantier passionnant et qui reste encore largement à défricher. Et dans ce chantier, l’expérimentation sur le terrain de l’alliance du couple enseignant/artiste, avec toutes ses difficultés et ses réussites, est sans doute l’une des dimensions les plus originales et les plus riches en possibles pour le devenir d’un enseignement général ouvert qui permette à l’élève de se situer dans ce monde, d’acquérir une capacité critique et de se confronter à l’étrangeté de l’autre qui peut-être fait écho à sa propre étrangeté.

Marc Moreigne
Enseignant arts du spectacle.
Université d’Evry