Florence Eloy,  L'école et son dehors,  Numéro 25

La culture tout contre l’école : de la circulation de modèles et contre-modèles éducatifs

Les formes prises par la transmission culturelle hors et dans l’école sont emblématiques de la porosité de la forme scolaire contemporaine. Ainsi, elles sont tramées par des représentations qui circulent entre institutions scolaires et champ culturel, dans un sens comme dans l’autre. Pourtant, c’est davantage une volonté de se distinguer de la transmission scolaire qu’on observe chez les acteurs culturels, comme le montre une enquête récente sur la médiation culturelle en direction des enfants[1]Collectif Médiations (dir. de Florence Eloy), Comment la culture vient aux enfants : repenser les médiations, Paris, ministère de la Culture – DEPS / Presses de Sciences Po, 2022..

Historiquement, les rapports entre l’école et l’action culturelle ont été marqués par leur ambivalence voire leur conflictualité. Ainsi, c’est en se démarquant de l’école qu’André Malraux a défini les grandes lignes de la politique de démocratisation culturelle qui orientera l’action du Ministère des Affaires culturelles pendant plusieurs décennies : « Notre travail, c’est de faire aimer les génies de l’humanité et notamment ceux de la France, ce n’est pas de les faire connaître. La connaissance est à l’Université ; l’amour peut être est à nous »[2]André Malraux, intervention au Sénat, 8 décembre 1959, citée in Vincent Dubois, La politique culturelle : genèse d’une catégorie d’intervention publique, 1ère éd. 1999, Paris, Belin, 2012, p. 237.. Si depuis les années 1980, les sphères culturelles et scolaires se sont largement rapprochées à la faveur du développement de l’éducation artistique et culturelle, cette ambivalence n’a pas pour autant disparu, entre influences réciproques et volonté de définition et de défense de leurs territoires respectifs.

C’est ce que montrent notamment les résultats d’une publication récente, Comment la culture vient aux enfants : repenser les médiations, issue d’une recherche collective qui croise des domaines culturels variés, allant de la série télévisée à succès à l’édition jeunesse en passant par les musées, les théâtres pour jeune public, les orchestres d’enfants et les actions des cinémas art et essai. A travers cette recherche, mais également sur la base d’une enquête antérieure sur l’éducation musicale au collège, nous décrirons tout d’abord cette ambivalence en nous penchant sur le regard porté sur l’école par les professionnels de la culture adressée aux enfants, pour ensuite nous intéresser à la manière dont l’école a pu investir et intégrer des domaines qui relevaient de ce que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron qualifiaient de « culture libre »[3]Claire Lemêtre, Introduction du séminaire inter-laboratoire « 50 ans après les Héritiers : Pédagogie rationnelle et transmissions culturelles – deux héritages à revisiter », Université Paris 8, 5 juin 2014, s’appuyant sur le concept de « culture libre » développé par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers, Paris, Minuit, 1964..

Le refus du « didactisme » chez les professionnels de la culture

Les différents professionnels de la culture adressée aux enfants rencontrés dans le cadre de l’enquête Comment la culture vient aux enfants ont en commun le fait de penser leurs manières de faire en rupture avec celles portées par l’école. Ainsi, ils sont nombreux à affirmer leur refus du « didactisme », ce qui, dans leurs propos, renvoie en particulier à deux écueils qu’ils cherchent à éviter.

Premièrement, cela désigne des contenus ou médiations qui seraient trop « explicatifs », au risque que l’enfant ne prenne pas de plaisir face à l’œuvre ou dans la pratique proposée. Ce repoussoir est très présent par exemple dans le secteur de la littérature jeunesse, autant concernant les contenus que les pratiques de médiation. Cela a pu transparaître notamment chez des éditeurs jeunesse attentifs à ce que les auteurs puissent faire réfléchir les enfants à travers leurs textes – et ce faisant participer à leur construction intellectuelle – tout en évitant de se placer ouvertement dans une logique « trop scolaire » de transmission de connaissances. On retrouve également cette logique dans les pratiques de lecture d’album des bibliothécaires aux jeunes enfants, soucieuses de « laisser libre court » à l’imagination de ces derniers et à ne pas leur imposer un décryptage de l’ouvrage qui pourrait fermer la porte à leurs propres interprétations. Ce faisant, ces professionnelles cherchent notamment à se distinguer de la lecture scolaire, qui n’autoriserait pas selon elles ce plaisir d’une lecture centrée autour de l’imaginaire enfantin.

Deuxièmement, cela renvoie également au souci, marqué chez les médiateurs institutionnels, de trouver des alternatives au modèle de la transmission scolaire jugé trop vertical ou descendant. Ainsi, les différents dispositifs étudiés sont très souvent pensés comme des alternatives à ce modèle, basés par exemple sur la participation des enfants, ou encore la mobilisation de relais horizontaux et/ou numériques. Le cas d’un dispositif de médiation aux salles Arts et Essai en direction des adolescents exploré par Tomas Legon dans le cadre de l’enquête Comment la culture vient aux enfants est tout à fait emblématique à cet égard. Ainsi, ce dispositif se base sur le recrutement de lycéens volontaires, les ambassadeurs, dont le rôle est de monter des évènements dans la salle Arts et Essais par laquelle ils sont recrutés et d’en faire leur promotion parmi leurs pairs.

Néanmoins, la rupture affichée avec l’école – qui renvoie à des convictions très fortes chez les professionnels de la culture étudiés – peut être nuancée. Elle semble en effet procéder d’une conception datée de l’institution scolaire, qui a connu des évolutions pédagogiques importantes depuis plusieurs décennies. Le modèle de la « mémorisation-restitution », a ainsi laissé progressivement la place à une logique de construction du savoir par l’élève via sa mise en activité[4]Stéphane Bonnéry, « Des exigences intellectuelles croissantes et dénivelées : l’exemple des manuels scolaires », La Pensée, n° 372, octobre-novembre-décembre 2012.. Les conceptions de l’enfance et de la transmission qui sous-tendent ces modèles pédagogiques sont in fine très proches de celles portées par les professionnels de la culture rencontrés.

L’importation par l’école de la « culture libre »

En effet, il semble que l’école ait importé des modèles cognitifs, notamment dans le domaine de l’enseignement des pratiques artistiques et culturelles. Ainsi, la transformation des pratiques légitimes de consommation culturelle trouve un fort écho dans l’évolution curriculaire des disciplines artistiques et culturelles.

Le cas de l’éducation musicale est particulièrement emblématique à cet égard[5]Florence Eloy, Enseigner la musique au collège. Cultures juvéniles et culture scolaire, Paris, Presses Universitaires de France, 2015.. A mesure que l’« éclectisme éclairé » est devenu central dans le renouvellement des formes de légitimité culturelle, en lieu et place de modalités de distinction davantage centrées sur la fréquentation des répertoires culturels les plus consacrés, le curriculum de l’éducation musicale a évolué. Avant les années 1970, les programmes sont ainsi basés sur une approche chronologique des courants musicaux et des œuvres consacrées ainsi que sur l’apprentissage de la lecture de notes et de rythmes. A partir de la fin des années 1970, les textes officiels invitent les enseignants à solliciter les ressentis des élèves afin de les faire élaborer sur les notions ciblées (notamment en passant par des répertoires qui leur sont connus), et, à partir de la fin des années 2000, insistent également sur le croisement d’une pluralité de répertoires pour construire les séquences. Bien plus que la connaissance et la reconnaissance des « grandes œuvres » musicales, c’est l’apprentissage d’une certaine posture d’auditeur qui est au centre des apprentissages. Ce « savoir écouter » renvoie à une identification des procédés artistiques utilisés dans la composition, ainsi qu’à une démarche de mise en lien des morceaux étudiés avec d’autres œuvres : celles renvoyant au contexte de production (par exemple, relevant d’un même courant artistique), mais aussi d’autres issues de répertoires plus éloignées dans le temps et en terme de consécration, présentant des similarités d’ordre formel ou thématique.

On est donc là au cœur de la logique de l’éclectisme éclairé, qui, loin d’une consommation tous azimuts de contenus culturels variés, renvoie à une mise en lien de répertoires hétérogènes via une approche esthétisante des œuvres. On assiste donc à une « scolarisation de la culture libre », pour reprendre les termes de Claire Lemêtre, qui renvoie à l’investissement croissant de l’École dans des domaines culturels auparavant délaissés par les curricula avec le développement des partenariats entre institutions culturelles et scolaires et l’élargissement de ses missions à la démocratisation culturelle, qui n’est plus l’apanage du ministère de la culture. Dans le cas de l’éducation musicale, cela passe non seulement par la mobilisation de répertoires familiers des élèves – et non plus seulement d’œuvres canoniques caractéristiques de la culture scolaire – mais aussi par une « domestication » des pratiques d’écoute des élèves y compris dans les contextes de consommation ordinaire et extra-scolaire. Partant, il s’agit de transmettre le modèle de l’écoute cultivée qu’est l’éclectisme éclairé.

La mise à distance des modèles éducatifs associés à l’école est essentielle dans la manière dont les professionnels de la culture se définissent et pensent leur action en direction des enfants. Néanmoins, il semble important de ne pas arrêter l’analyse à ce point de vue pour être à même d’identifier les influences réciproques entre ce qui relève, respectivement, du domaine du culturel et de l’institution scolaire. Ce constat rejoint les analyses pointant la porosité croissante de la forme scolaire : celle-ci imprègne ainsi les représentations et pratiques des professionnels en lien avec l’enfance, y compris dans le domaine culturel ; mais réciproquement, l’institution scolaire a importé des contenus et des modèles cognitifs issus du champ culturel et de ce qui était auparavant considéré comme de la « culture libre », à l’instar de la posture de l’éclectisme éclairé.

Florence Eloy
Maître de Conférences en sciences de l’éducation à Paris 8
Équipe CIRCEFT-ESCOL

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