Des fondamentaux pour quelle école ?,  Numéro 12,  Sandrine Charrier

Enseignements artistiques et culture commune

Dans notre société inégalitaire, l’accès au théâtre, au cinéma, aux concerts, aux musées, est lié au lieu de vie, aux revenus, et au capital culturel de la famille, comme le montrent de nombreuses études. L’évolution considérable des pratiques culturelles, des conditions d’accès aux œuvres et aux contenus culturels en particulier grâce aux outils numériques et aux réseaux sociaux, la culture du divertissement, rendent d’autant plus nécessaire que les jeunes puissent accéder – au-delà de la « culture de la chambre »[1]Hervé Glevarec, La culture de la chambre. Préadolescence et culture contemporaine dans l’espace familial, La Documentation Française, coll. « questions de culture », 2009 ou de la « culture de la rue » – à une culture commune ouverte qui doit leur permettre, au-delà de la construction de la personne, de « faire société ».

L’école a un grand rôle à jouer dans cette démocratisation de l’accès aux pratiques artistiques et culturelles. Il faut du temps, des contenus, des programmes, une formation solide des enseignant.e.s, des conditions de travail adéquates, pour permettre à tous les jeunes et notamment à ceux les plus éloignés de la culture artistique dans toutes ses dimensions et toute sa diversité, d’accéder à une culture commune.

Le système scolaire continue de fonctionner avec des hiérarchies disciplinaires qui ne valorisent pas l’approche sensible du monde ni l’activité du corps. En témoigne par exemple l’absence de prise en compte des enseignements artistiques en tant que disciplines au diplôme national du brevet.

Si le nouveau socle commun de connaissances, de compétences et de culture a redonné une place aux enseignements artistiques par rapport au socle de 2005 qui en faisait peu de cas, force est de constater qu’ils sont souvent considérés comme un supplément d’âme, après le «  lire – écrire – compter ». Leur place dans le système éducatif reste aujourd’hui largement dominée et leur apport à la culture commune sous-estimé. Persiste toujours l’idée que ces disciplines scolaires seraient des alibis culturels d’une école qui devrait se recentrer sur quelques apprentissages dits fondamentaux.

Or, les disciplines artistiques sont fondatrices de la personne et apportent satisfaction et plaisirs. Elles portent des regards singuliers et spécifiques sur le monde, contribuent pleinement à la construction de l’individu, de son autonomie et de sa citoyenneté. Elles offrent une autre porte d’entrée dans les savoirs, permettant à bien des élèves de leur donner du sens. En travaillant sur des œuvres humaines elles permettent d’aborder des enjeux artistiques, esthétiques, historiques, techniques, scientifiques, sociologiques et politiques en lien avec des pratiques artistiques diverses, individuelles ou collectives. Elles permettent de lier production artistique, perception sensible et argumentation sur le « jugement esthétique », de travailler des langages spécifiques, le rapport au corps (grâce aux pratiques artistiques centrées sur le « faire »), sur l’attention, la concentration, la confiance en soi.

On est loin de l’image « dessin-solfège » que nous savons appartenir au passé et que pourtant certains tentent toujours de véhiculer.

Des enseignements à conforter et développer

Des enseignements artistiques obligatoires à l’école primaire et au collège – dans un horaire conforté et respecté – sont la première condition indispensable pour permettre à tous les jeunes d’accéder à des pratiques artistiques et à une culture commune. Pour certains jeunes, les enseignements obligatoires sont aujourd’hui l’unique possibilité d’accéder à des pratiques et à une culture artistique.

Cela va de pair avec des heures de cours en groupes réduits (quasi impossibles aujourd’hui) ainsi que des salles équipées et adaptées dans tous les établissements scolaires. En outre, à l’heure où des formes de différenciation pédagogique sont encouragées, comment accepter que des professeurs d’arts plastiques et d’éducation musicale aient chaque semaine à prendre en charge près de cinq cents élèves ?

Au collège, le développement d’approches artistiques au sein des différents enseignements pourrait être conforté. Tout comme la danse ou le cirque dont l’enseignement est obligatoire dans le cadre de l’EPS, le cinéma, le théâtre et les arts appliqués pourraient trouver leur place en français, arts plastiques, éducation musicale… sous la forme de problématiques obligatoires au choix articulant pratiques et culture. Des approches interdisciplinaires construites comme une mise en relation de savoirs à travers des objets d’étude communs pourraient être proposées, aux antipodes de ce qui a été proposé par la réforme du collège l’an dernier, des enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) plaqués sur des programmes déjà constitués ou de l’histoire des arts qui a du mal à trouver sa place.

Le lycée devrait développer les sept enseignements actuels en les proposant à davantage de lycéens sur tout le territoire, dans les différentes voies et séries, et avec des contenus faisant écho aux autres enseignements de la série : histoire, français, mathématiques, sciences physiques, SVT, enseignements technologiques, mais aussi avec les formations du supérieur… Pour la très grande majorité des élèves la formation artistique s’arrête en fin de collège : les enseignements artistiques au lycée s’ils n’existent pas dans le lycée de secteur ne peuvent être choisis en seconde que si l’on souhaite aller dans une série spécifique : L – arts ou technologie de la musique et de la danse (TMD) ou sciences et technologies du design et arts appliqués (STD2A) – ou dans certaines séries spécifiques en lycée professionnel.

Dans l’enseignement général, il est urgent de revaloriser et diversifier la série littéraire, qui est la seule où les enseignements artistiques peuvent être importants.

Au-delà des enseignements, au collège comme au lycée, il faudrait que l’institution facilite les liens possibles entre les pratiques dans la classe et les pratiques hors de la classe. Il est nécessaire de permettre aux élèves d’accéder à des pratiques artistiques renforcées (chorale, ateliers artistiques…), de rencontrer des artistes, et des personnes exerçant un métier en lien avec les arts, de se rendre au concert, au théâtre, de fréquenter des lieux de culture…

Il faut bien sûr améliorer la formation continue des enseignant.e.s en didactique, pédagogie, épistémologie, psychologie, etc., proposer des stages en lien avec la recherche, leur permettre de réfléchir à leurs pratiques, loin des pseudos « bonne pratiques » parfois imposées, de mettre en place des collectifs de travail pour débattre des dilemmes de métier…

“ Ce qu’un jeune doit avoir acquis à la fin de la scolarité obligatoire ne peut être une liste de compétences générales ni un catalogue de notions, concepts ou savoirs. ”

Le principe de l’obligation scolaire et de bonnes conditions d’enseignement ne suffisent pas : il faut des contenus émancipateurs, qui permettent de penser et de construire du commun, des programmes qui au lieu de se centrer sur des compétences s’intéressent aux savoirs parce qu’ils transforment la façon dont l’individu se perçoit et perçoit le monde. Ce qu’un jeune doit avoir acquis à la fin de la scolarité obligatoire ne peut être une liste de compétences générales ni un catalogue de notions, concepts ou savoirs.

Focus sur l’éducation musicale

Cette discipline occupe une place singulière dans le système éducatif car la tension entre la culture « académique » et les cultures adolescentes est maximale. Pour Florence Eloy, sociologue (CIRCEFT-ESCOL) le cas de l’éducation musicale met en exergue les défis que l’école doit relever dans nombre de disciplines : permettre de développer un regard d’étude, savant, sur le monde, différent de celui qu’on porte ordinairement.[2]Entretien US MAGAZINE – Supplément au no 762 du 30 avril 2016 https://www.snes.edu/Enseigner-la-musique-au-college.html. Elle est l’auteure de Enseigner la musique au collège. Cultures juvéniles et culture scolaire, Paris, PUF, coll. « Education et société », 2015

Aujourd’hui, c’est aux enseignant-e-s de choisir les repères culturels et une diversité d’oeuvres, de styles, de genres musicaux permettant aux élèves de construire une culture musicale commune, ce qui peut conduire à de grandes inégalités de formation sur le territoire.

Ainsi, les élèves qui changent d’établissement ou d’enseignant-e au cours des quatre années du collège peuvent travailler plusieurs fois en quatre ans les mêmes œuvres, des questions ou projets identiques ou relativement voisins, ou ne pas aborder certaines notions ou certaines questions pourtant essentielles.

La réflexion et la construction des cours pourraient être facilitées par l’identification de problématiques suggérant des pistes de travail porteuses d’enjeux notamment en fonction de l’âge des élèves. Il ne s’agirait pas d’imposer des oeuvres ni des repères solfégiques, mais de mettre un peu de commun dans la formation des élèves. Par exemple en cinquième, les métissages musicaux ; en quatrième, les risques auditifs ; la diversité des voix en lien avec la physiologie de la voix (travail interdisciplinaire possible avec les SVT) ; en troisième, la protection et la diffusion des oeuvres musicales, la question des droits d’auteur ; les différentes fonctions de la musique (sociale, historique, mémorielle, publicitaire…)…

Donner des clés aux élèves : une nécessité

Quelle est la différence foncière entre abréger le savoir et l’élémenter ? Les Révolutionnaires mettent les points sur les i, en expliquant que resserrer un long ouvrage, c’est l’abréger, alors qu’en présenter les premiers germes, et à travers eux la matrice, c’est l’élémenter… L’élémentation se présente alors comme l’opposé de l’abréviation.[3]Jean-Pierre Astolfi, La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, ESF Éditeur, 2008 Elémenter les savoirs en partant des concepts spécifiques à l’éducation musicale est indispensable pour les mettre à la portée des élèves, tout en leur donnant une dimension culturelle plus large et en tissant des liens avec d’autres disciplines. Cette conception dynamique est aux antipodes de « l’abréviation des savoirs », qui consisterait à donner des bases, un minimum, dans une perspective utilitariste.

“ Elémenter les savoirs en partant des concepts spécifiques à l’éducation musicale est indispensable pour les mettre à la portée des élèves, tout en leur donnant une dimension culturelle plus large et en tissant des liens avec d’autres disciplines. ”

Prenons l’exemple de l’apprentissage de l’écriture musicale : il pourrait être considéré par certains comme “une base nécessaire à tout apprentissage musical”. Or, savoir lire des notes de musique sur une portée n’a en soi qu’un intérêt limité, mais pouvoir comprendre ce qu’est l’écriture musicale au travers de cet apprentissage est un enjeu majeur.

“ Il s’agit en fait de profiter de l’apprentissage d’une technique – qui n’a que peu d’intérêt en soi – pour aborder quelques grandes questions qui interrogent l’homme et son évolution. ”

Il ne s’agit pas d’en faire un objectif central du cours, mais d’en donner les clés aux élèves, car il permet d’aborder des concepts importants : la mémoire commune (transmission orale, transmission écrite), le langage, le code (on peut d’ailleurs leur faire inventer un nouveau code) et son évolution au cours des siècles, le rôle et la fonction de la musique, les notions d’interprétation, d’invention et d’improvisation, de contraintes et de liberté…

Il s’agit en fait de profiter de l’apprentissage d’une technique – qui n’a que peu d’intérêt en soi – pour aborder quelques grandes questions qui interrogent l’homme et son évolution.

Pour une éducation artistique et culturelle qui prenne appui sur les enseignements

De nombreux plans pour les enseignements artistiques se sont succédé depuis les années 80. Sur le long terme ils ont permis une certaine démocratisation de l’éducation artistique et culturelle : ateliers, classes à projet artistique et culturel (PAC) ; écoles, collèges et lycées au cinéma, diversification des champs artistiques, développement des partenariats, implication des collectivités locales, du ministère de la culture…

Une volonté politique est aujourd’hui nécessaire pour passer à une nouvelle étape, afin de permettre à tous les élèves et notamment aux plus éloignés des lieux de culture d’accéder à la connaissance du patrimoine et de la création contemporaine et de développer créativité et pratiques comme le parcours d’éducation artistique et culturelle (PEAC) inscrit dans la loi le prévoit.

Sandrine Charrier
Professeure d’Education musicale
Secrétaire nationale du SNES-FSU
en charge des questions de contenus d’enseignement
et de pratiques pédagogiques

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