Numéro 10,  Olivier Ritz,  Politique néolibérale et rhétorique de la réforme

Le classicisme contre la République

Dans un article récent [1]Alain Viala, « Querelles et légitimations : Quand le spectre de la mort de la littérature hante les débats », Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, no 9, jan. 2017, p. 6-21 (URL : http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/14960.pdf)., Alain Viala est revenu sur la polémique des programmes de français de l’an 2000, dont il a été l’un des principaux acteurs. Pour avoir présidé le groupe d’experts chargés de l’élaboration de ces programmes, il a été – et reste aujourd’hui – la cible principale de ceux qui s’y sont opposé. Une tribune publiée dans le journal Le Monde le 4 mars 2000 portait ce titre évocateur : « C’est la littérature qu’on assassine rue de Grenelle ». Le débat est moins soutenu aujourd’hui, mais la querelle n’est pas éteinte et, quand elle ressurgit, c’est avec la même dramatisation : l’enseignement menacerait de mort la littérature, rien de moins !

“ Il s’élève toujours des voix pour dire que, décidément, la littérature est en danger, menacée par les pressions de ceux qui, au nom de la pédagogie, liquideraient les classiques. ”

De quoi est-il question dans cette querelle ? On a accusé les programmes de l’an 2000 d’avoir mis fin à l’enseignement d’une littérature classique. Alors que les grands textes et les grands auteurs étaient jusque-là étudiés dans les classes (c’est le premier sens du mot classique), ils auraient désormais été exclus des programmes de français, au profit d’objets d’études et de méthodes déconnectées des textes consacrés par la tradition. Qu’importe si ces accusations ne correspondent ni aux détails des textes officiels ni aux pratiques enseignantes, qu’importe l’adoption entre 2008 et 2010 de programmes de compromis, qui réintroduisent une dose plus forte (mais moins problématisée…) d’histoire littéraire : il s’élève toujours des voix pour dire que, décidément, la littérature est en danger, menacée par les pressions de ceux qui, au nom de la pédagogie, liquideraient les classiques. Certes, la querelle de l’enseignement du français passe inaperçue à côté du débat sur l’enseignement de l’histoire, mais les enjeux fondamentaux de ces deux polémiques se rejoignent : l’école doit-elle assurer la transmission d’un patrimoine national glorieux (le roman national, les classiques) ou doit-elle faire autre chose de l’histoire et de la littérature ? La réponse est d’ailleurs moins évidente pour la littérature que pour l’histoire : combien de ceux qui trouveraient ridicule ou dangereux un cours d’histoire à la gloire de Vercingétorix estiment pourtant nécessaire que les élèves admirent l’œuvre de Baudelaire ?

Alain Viala présente ainsi la querelle de l’an 2000 : « elle opposait, d’un côté les partisans d’un enseignement centré sur la littérature patrimoniale et la dissertation, qui ont été désignés comme les “Républicains” […] de l’autre côté, les partisans d’un enseignement rénové, qui ont été désignés comme des “Pédagogues” ». C’est cette utilisation du mot « républicain » par les gardiens de la tradition que je voudrais interroger, en montrant tout ce qu’il a de paradoxal au regard d’un épisode de l’histoire littéraire. L’invention des classiques s’est faite précisément contre la République, au sortir de la Révolution française, autour de l’année 1800.

“ La Révolution française a été l’occasion d’une expérience inédite de liberté littéraire. ”

Entendons-nous bien : il n’y a pas toujours eu des classiques, les classiques n’ont pas toujours été les mêmes, et il y a eu plusieurs moments de débats sur l’institution d’une littérature légitime au cours de l’histoire, notamment aux 17e et 18e siècles. L’épisode sur lequel je souhaite m’arrêter n’est que l’un de ces moments, mais il est particulièrement significatif.

Liberté et égalité

La Révolution française a été l’occasion d’une expérience inédite de liberté littéraire. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 affirme : « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». Si en vérité les périodes de liberté complète ont été relativement courtes (1789-1792 puis 1795-1797), la rupture avec l’Ancien régime est considérable : les privilèges de librairie (monopoles accordés par les autorités aux imprimeurs et aux libraires) et la censure préalable disparaissent. Il y a peut-être plus remarquable encore : l’exigence d’égalité exprimée dans le débat politique s’étend elle aussi à la littérature. Dans les années qui précèdent la Révolution, les écrivains n’hésitaient pas à s’inventer de faux titres de noblesse pour revendiquer leur appartenance à une élite sociale. Pendant la Révolution au contraire, les particules disparaissent : il n’est plus question d’afficher une prétendue supériorité. L’auteur d’un grand roman libertin à succès, Les Amours du chevalier de Faublas, signe Louvet de Couvray avant 1789 et redevient simplement Jean-Baptiste Louvet pendant la Révolution, où il continue à écrire tout en menant une carrière politique qui le conduit jusqu’à la Convention. Quelques années plus tard, pendant la Restauration, une noblesse de plume se reconstituera, ne serait-ce qu’avec un certain Honoré de Balzac. À travers cette question des noms, deux conceptions de la littérature s’affrontent : la littérature est-elle réservée à une élite ou au contraire, sur le modèle de la république, est-elle un bien commun auquel tous peuvent participer ?

Pendant les premières années de la Révolution, l’Académie française apparaît comme un obstacle à l’égalité. Héritée de l’Ancien régime, elle est accusée de perpétuer des hiérarchies qui paraissent désormais injustes. Le débat dure plusieurs années, et aboutit à la suppression de l’Académie (qui sera rétablie par Napoléon) le 8 août 1793. Ce jour-là, c’est Henri Grégoire (qu’on appelle aussi l’abbé Grégoire) qui prononce le rapport devant la Convention : « Il existe une république, la plus ancienne de l’univers, et qui doit survivre à toutes les révolutions ; c’est la république des lettres. Par quelle fatalité les statuts de la plupart de nos corps académiques sont-ils une infraction aux principes qu’elle révère ? »

L’expression « République des lettres » est ancienne : elle remonte au 16e siècle, mais alors elle désigne l’élite lettrée européenne, qui débat et fait avancer la connaissance indépendamment des frontières et des particularismes politiques. Quand Grégoire reprend l’expression à son compte, la France est devenue une République depuis quelques mois. Parler de « république des lettres » a désormais un autre sens : il s’agit de faire des lettres une chose publique, une res publica véritablement partagée par tous. La suppression de l’Académie intervient au moment où les révolutionnaires travaillent à la démocratisation des savoirs.

Une réaction littéraire

La réaction politique consécutive à la chute de Robespierre est aussi une réaction littéraire. La dénonciation du « vandalisme », c’est-à-dire des destructions de monuments opérées par certains révolutionnaires, sert d’argument sur le terrain de la littérature. De plus en plus de voix s’élèvent pour dire que la Révolution a ruiné les belles-lettres parce qu’elle a permis à n’importe qui d’écrire : envahie par les barbares ou les sauvages (ce sont les mots utilisés dans le débat), la littérature aurait été détruite de l’intérieur. Louis Sébastien Mercier, pourtant défenseur de la République politique, volontiers subversif dans ses textes d’avant 1789, se laisse gagner lui aussi par cette inquiétude. Voici ce qu’il écrit dans Le Nouveau Paris en 1798 : « À dater de l’époque où la première étincelle de la liberté apparut aux Français, une légion d’hommes oisifs, d’artistes délaissés, d’avocats sans cause, de demi-savants, de faux philosophes, de prêtres sans bénéfices, de médecins ignorants barbouilla impunément du papier, et mêla aux justes doléances des Français ses écrits imprudents, séditieux et destructeurs de la morale. »

C’est dans ce moment de réaction que des auteurs se mettent à faire la promotion du classicisme littéraire. Le chercheur Stéphane Zékian a étudié ce phénomène en détail dans un livre intitulé L’Invention des classiques (CNRS Éditions, 2012). Le champion du classicisme est Jean-François La Harpe. En 1797 il publie un ouvrage intitulé Du Fanatisme dans la langue révolutionnaire, dans lequel il reproche à la Révolution d’avoir perverti la langue française. Deux ans plus tard, il commence à publier une vaste histoire littéraire qui comportera en tout 16 volumes : le Lycée. Malgré ses dimensions, cette histoire ne traite que de trois époques : l’Antiquité dont La Harpe dit du bien, le 17e siècle dont La Harpe dit le plus grand bien, et le 18e siècle que La Harpe présente comme une époque de décadence. Tout au long du Lycée, la littérature du 17e siècle sert de point de comparaison : elle est présentée comme une littérature parfaite, et toute la critique des textes publiés à d’autres périodes consiste à étudier dans quelle mesure ils s’en rapprochent. Plus un texte est conforme aux préceptes de Boileau ou à la manière d’écrire de Racine, plus il est beau. Plus il s’en éloigne, moins il doit être apprécié.

Les motivations de La Harpe sont d’abord politiques : en faisant la promotion du siècle de Louis XIV (le 17e) et en dénigrant le siècle de la philosophie (le 18e), le Lycée prend parti contre la Révolution. Pour mener à bien ce projet, La Harpe défend une conception absolue de la beauté littéraire. Il y aurait des œuvres littéraires qui sont parfaitement et absolument admirables, indépendamment de toutes circonstances historiques : « Le beau est le même dans tous les temps, parce que la nature et la raison ne sauraient changer ». Le beau absolu du classicisme de La Harpe est celui de la monarchie absolue : on doit admirer sans réserve les œuvres du grand siècle comme on devait – et comme on doit à nouveau – admirer la gloire du roi Soleil.

La défense du progrès n’est pas compatible avec cette conception de la littérature. Le problème n’est pas que pour nous les monarques absolus s’appellent des tyrans : il tient plus fondamentalement au sens même du mot progrès. La défense des classiques, fussent-ils ceux du 19e siècle consacrés plus tard par la troisième République, fige le patrimoine littéraire en le faisant sortir de l’histoire et de la société. Pour qu’il y ait progrès, il faut au contraire que des évolutions soient possibles. Cela implique, comme le défendait Germaine de Staël à l’époque de La Harpe, de parler De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800). Cela suppose aussi de ne pas s’enfermer dans un cadre national, comme le suggérait Pierre-Louis Ginguené, auteur en plein Empire d’une Histoire littéraire d’Italie (1811).

Il n’est pas interdit d’avoir du goût pour certains textes et de le partager, mais il est préférable de penser – et d’enseigner – que ce goût est relatif. Sans cela, on court le risque d’entretenir la croyance en une littérature sacrée, réservée aux initiés, c’est-à-dire aux élites sociales : au nom de la République, on défend en vérité une aristocratie de l’esprit.

Olivier Ritz
Maître de conférences en littérature française à l’université Paris Diderot

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