École et politique(s),  Numéro 10,  Paul Devin

Prédicat : démocratiser la maîtrise de la langue n’est pas un problème de catégorisation grammaticale

La polémique qui a cru pouvoir juger de la qualité de l’enseignement de la langue française autour de la question du prédicat est révélatrice des difficultés que nous rencontrons lorsqu’il s’agit de penser l’enseignement de la grammaire dans un pays où les réactions passionnelles sur le sujet font souvent fi de la question essentielle, celle de la finalité de cet enseignement à l’école.

Disons-le d’entrée, nous ne pensons pas que la simplification par l’introduction de la notion de prédicat voulue par les nouveaux programmes soit véritablement en mesure de contribuer à une meilleure maîtrise des usages de la langue et à la démocratisation des savoirs grammaticaux. Pour autant, nous ne pensons pas non plus qu’elle constitue un scandale témoignant d’un renoncement.

Une polémique sans intérêt

La question de la simplification des enseignements est complexe. Elle procède de choix dont on pourrait débattre sans fin car si le modèle pédagogique « du simple au complexe » est loin de correspondre à la réalité diverse des manières d’apprendre, l’adaptation des contenus reste une préoccupation nécessaire à la démocratisation des savoirs. Il est donc légitime de questionner cette adaptation et on ne peut pas considérer par principe que les contenus de l’enseignement soient intangibles.

Et ceux qui prétendent qu’il y aurait une vérité linguistique absolue dans un choix de catégorisation plutôt que dans un autre, oublient que la catégorisation relève de constructions qui ont régulièrement évolué et qui ont obéi parfois à d’autres impératifs que linguistiques. De ce point de vue, la polémique a confiné au délire quand les expressions de protestation ont cru pouvoir défendre le complément d’objet direct au nom du respect de la langue de Molière, semblant ignorer que les catégories avec lesquelles Molière pensait la langue n’avaient pas grand-chose en commun avec celles que nous utilisons aujourd’hui et que la notion de complément, apparue un siècle après Molière, mettra encore de longues années à s’imposer face au concept de « régime » qui la précédait.

Les catégories grammaticales ne sont pas des catégories « naturelles » de la langue. Ainsi l’adjectif a longtemps été considéré comme une forme particulière de nom dans une catégorisation qui distinguait le nom substantif et le nom adjectif. De même les nomenclatures sont loin d’obéir à des logiques sémantiques et sont héritées d’évolutions qui les rendent parfois peu cohérentes. Il suffit de regarder les noms des temps composés pour constater que coexistent des appellations référant à la forme (passé composé) ou au sens (futur antérieur). Parfois, la nomenclature actuelle fait même référence à une nomenclature ancienne et disparue (plus que parfait).

“ Le problème n’est pas dans le recours à une nouvelle catégorisation mais dans le fait que ces débats polémiques vont généralement de pair avec l’évitement de la question essentielle qui est, par ailleurs, peu traitée par la formation des enseignants : quelles sont les conditions nécessaires de l’enseignement de la grammaire dans une perspective de démocratisation de la maîtrise de la langue ? ”

On sait aussi depuis André Chervel que la grammaire scolaire s’est historiquement construite dans une préoccupation essentiellement orthographique, celle de justifier a posteriori une norme que l’on pourrait naïvement croire fondée par la grammaire.

Tout cela pour comprendre qu’il n’y a pas en soi matière à sacraliser une catégorisation grammaticale et que d’éventuelles évolutions n’ont rien de scandaleux ! Mais, pour autant, imaginer que l’évolution des catégorisations puisse constituer un vecteur majeur de réussite des élèves est un leurre !

Une grammaire pour la maîtrise de la langue

Le problème n’est pas dans le recours à une nouvelle catégorisation mais dans le fait que ces débats polémiques vont généralement de pair avec l’évitement de la question essentielle qui est, par ailleurs, peu traitée par la formation des enseignants : quelles sont les conditions nécessaires de l’enseignement de la grammaire dans une perspective de démocratisation de la maîtrise de la langue ?

Nul doute que la grammaire scolaire obéit à des volontés normatives. Que ces volontés normatives aient des intentions de discrimination sociale ne doit pas nous conduire, au nom de la critique de ces intentions, au moindre renoncement. C’est justement parce que le défaut de maîtrise langagière normée produit cette discrimination sociale que l’école doit viser une maîtrise soutenue de la langue pour tous. À défaut de quoi nous réserverions la connaissance rationnelle de la langue à une élite qui pourrait user de toutes les subtilités pour ne proposer aux classes populaires qu’une maîtrise pratique élémentaire.

La première des conditions est de comprendre le rôle majeur du langage dans les processus scolaires qui contribuent à exclure les élèves dont les codes culturels sont éloignés de l’école. Il ne s’agit pas seulement de différences langagières intrinsèques, liées à la syntaxe ou au lexique, mais de la relation culturelle avec la langue. C’est pourquoi l’acquisition lexicale et la maîtrise syntaxique ne peuvent être des stratégies suffisantes. Les travaux de Bernard Lahire ou d’Elisabeth Bautier doivent nous inciter à une didactique capable de prendre en compte les représentations, les pratiques, les valeurs d’une relation réflexive à la langue. Le débat ne se pose pas dans les termes d’un choix entre « apprendre à catégoriser » et « comprendre les enjeux des connaissances permises par la maîtrise de cette catégorisation » mais dans la manière avec laquelle la construction didactique visant cet apprentissage sera capable de prendre en compte les impératifs de cet enjeu d’objectivation de la langue tout en développant la compétence à catégoriser. Entendons-nous bien, ce n’est ni par la seule formalisation conceptuelle, ni par de simples échanges d’observation sur la langue que nous pourrons y parvenir parce que ces activités supposent une relation à la langue qui n’est pas spontanée et demande justement à être construite.

L’impérative nécessité d’une construction didactique

L’observation réfléchie de la langue qui fut au cœur des programmes de 2002 a cherché à répondre à cet enjeu en postulant la construction des savoirs grammaticaux sur une attention continue à la langue pouvant permettre de constater les effets sémantiques de choix formels, de repérer des régularités, de questionner les constructions, d’expérimenter les effets de leurs variations…

Sa mise en œuvre est loin d’avoir été convaincante. À notre sens, pour trois raisons majeures.

Tout d’abord parce qu’aucun programme de formation continue n’a permis d’accompagner les enseignants dans cette mise en œuvre complexe. Contrairement à ce que l’on entend souvent, l’observation réfléchie de la langue ne méprisait pas les activités de catégorisation, ni même le nécessaire entraînement que suppose leur maîtrise. Les documents d’accompagnement les recommandaient. Mais il est loin d’être aisé, pour l’enseignant, de pouvoir organiser le travail nécessaire pour mener de front, dans une interaction permanente, l’étude systématique des notions et l’activité réflexive sur la langue. D’autant que bien des poncifs s’en mêlent : celui d’une interdisciplinarité mal comprise qui, à force de proclamer qu’on fait du français tout le temps, finit pas nier la nécessité d’une didactique disciplinaire ; celui d’une conception spontanéiste qui présume que la pratique de la langue suffirait à en développer la maîtrise et limite les activités réflexives à quelques échanges verbeux ou celui d’un rejet de toute construction formelle au nom d’une exclusive quête de sens.

La seconde raison est que l’introduction de l’observation réfléchie de la langue a trop souvent été comprise comme supposant un renoncement aux autres activités, condamnées au fallacieux prétexte qu’elles négligeraient le sens. Pour beaucoup, l’observation réfléchie de la langue supposait le mépris des activités traditionnelles de grammaire ou de conjugaison. Or, il y a nécessité de recourir aussi aux activités d’entraînement qui permettent d’automatiser l’identification catégorielle, aux activités de mémorisation, aux activités de formalisation des critères qui permettent d’identifier l’appartenance à une catégorie. La volonté de permettre la mise en cohérence des apprentissages grammaticaux et littéraires, largement prescrite par les acteurs institutionnels sous le principe du décloisonnement, a souvent produit une dilution de l’activité grammaticale la rendant plus implicite et donc plus inaccessible aux élèves. Là encore la volonté de construire des liens entre un objet linguistique et une lecture littéraire est légitime et nécessaire mais ne présume pas la suppression des activités grammaticales. Or, elle a été portée par un discours culpabilisant qui associait la leçon de grammaire à une conception pédagogique désuète au mépris d’une prise en compte des besoins réels de élèves.

“ Il n’y a pas moins de nécessité d’élaboration didactique pour aider un élève à faire le récit de sa vie quotidienne qu’il n’y en aurait pour lui permettre d’accéder à un texte de Hugo. ”

La troisième raison procède d’un malentendu. Le recours aux écrits sociaux, l’incitation à l’expression personnelle de l’élève qu’il s’agisse du récit de son expérience ou de la formulation de ses sentiments ou de ses opinions, la préférence donnée aux situations communicationnelles ont été considérées comme étant en soi autant de facteurs de facilitation. Mais c’est une illusion. Le problème reste le même, celui de l’écart entre la langue de l’élève et la langue de l’école. Il n’y a pas moins de nécessité d’élaboration didactique pour aider un élève à faire le récit de sa vie quotidienne qu’il n’y en aurait pour lui permettre d’accéder à un texte de Hugo. Que l’on ait les attentions nécessaires pour que le défaut de maîtrise de la langue normée ne soit pas stigmatisant, que l’on ne nourrisse aucun mépris pour les formes de langage populaire, que l’on cherche à produire des situations engageant la motivation de l’élève ne peut se confondre avec le présupposé que la langue spontanée de l’élève portera davantage ses capacités linguistiques d’expression ou de communication.

“ La question essentielle reste celle de la complexité des constructions didactiques qui sont nécessaires pour que l’activité intellectuelle d’observation et d’analyse puisse être menée par tous et tout particulièrement par ceux qui ne disposent pas dans leurs habitus culturels des atouts nécessaires pour mener ce travail. ”

La question essentielle reste celle de la complexité des constructions didactiques qui sont nécessaires pour que l’activité intellectuelle d’observation et d’analyse puisse être menée par tous et tout particulièrement par ceux qui ne disposent pas dans leurs habitus culturels des atouts nécessaires pour mener ce travail. Or, il faut reconnaître qu’aujourd’hui l’institution est loin de mettre en œuvre des moyens de formation initiale et continue permettant de soutenir la pertinence de l’élaboration didactique des enseignants. Dans bien des ESPE, la question grammaticale n’a pas le temps d’être réellement abordée et que dire à propos des contractuels sans formation dont certains ne maîtrisent que très approximativement les notions et sont donc empêchés, de ce fait, de toute construction didactique.

Le rôle des programmes

Sur les questions de l’enseignement du français, il serait peut-être temps de cesser de croire que la clef est dans la réforme programmatique, d’autant que les modifications successives, même quand les programmes restent plus subtils dans leurs définitions, donnent souvent lieu à des revirements radicaux dans les discours institutionnels. Croit-on pouvoir aider les enseignants dans ces perpétuels revirements, ceux qui par exemple imposèrent le primat de la grammaire structurale puis de la grammaire textuelle avant de les condamner ? Il est particulièrement inquiétant de voir comment au gré de l’évolution des programmes, les documents produits à tous les niveaux de l’institution sont parfois capables, à quelques années de distance de condamner ce qu’ils ont encensé. Les enseignants ont besoin d’un accompagnement de leurs constructions didactiques, pas d’un argumentaire institutionnel.

Il ne s’agit pas de mettre en cause la légitimité de programmes nationaux mais de s’interroger sur leur fonction. Il faut reconnaître que les multiples évolutions qui ont eu lieu au gré de la succession désormais rapide des programmes se sont souvent réduits à des querelles idéologiques, au mépris d’une réelle prise en compte du travail enseignant et de ses effets sur la démocratisation des savoirs. Pour dire les choses plus crûment, quand déciderons-nous d’arrêter de centrer les exigences du travail enseignant sur une conformité aux demandes institutionnelles pour nous préoccuper de l’essentiel ? C’est-à-dire de permettre aux élèves de construire une distance réflexive avec les pratiques de la langue orale, avec les textes lus et produits qui constitue une condition pour développer une expression conforme à leurs intentions et pour accéder au sens des énoncés produits par les autres. Il en va de leur pouvoir à dire et comprendre le monde, à s’approprier une culture commune et à participer pleinement à la vie citoyenne. Les successifs revirements des programmes comme les injonctions qui prétendent, au nom de la réussite des élèves, apporter la solution unique quitte à la fustiger quelques années plus tard ne cessent de produire le même résultat : celui de priver les enfants des classes populaires du droit à accéder à une maîtrise soutenue de la langue, condition de leur émancipation sociale, intellectuelle et culturelle.

Paul Devin
Inspecteur de l’éducation nationale
Secrétaire général du SNPI-FSU