Numéro 11,  Olivier Ritz,  Questions vives

Femmes et littérature : une question politique (2)

Le débat sur la place des femmes dans les programmes scolaires s’est longtemps cantonné aux programmes d’histoire. Depuis quelques années, il touche aussi l’enseignement de la littérature. Ce débat soulève des questions à la fois scientifiques (touchant à la connaissance que nous avons du passé) et politiques : comment l’enseignement peut-il articuler la transmission des connaissances produites par la recherche, la transmission d’un patrimoine qui valorise ces connaissances de manière différenciée, les hiérarchise (le canon littéraire), et la transmission des moyens de produire soi-même des connaissances et des valeurs nouvelles ? La question de l’égalité (entre femmes et hommes, mais le même raisonnement pourrait s’appliquer aux inégalités sociales) rencontre ici celle de l’émancipation.

Voir aussi : Ce que les femmes font aux programmes scolaires. Madame de La Fayette au baccalauréat.

Ce que les femmes font à l’idée de littérature

L’écriture féminine et la Révolution

On sait depuis longtemps qu’il y a eu plus de femmes parmi les écrivains dans les années qui ont suivi la Révolution française qu’à d’autres périodes. La mise en ligne des données du catalogue de la Bibliothèque nationale de France (BNF) a permis récemment à deux chercheurs de mener des études statistiques à ce propos. En étudiant les données relatives à 40 000 romans publiés entre 1700 et 1900, Pierre-Carl Langlais, montre que les femmes ont été presque aussi nombreuses que les hommes à publier des romans entre 1800 et 1830 et qu’ensuite elles ont quasiment « disparu de la littérature  ». À partir de 260 000 fiches sur des textes publiés en français depuis la renaissance jusqu’à nos jours, Frédéric Glorieux relativise cette forte présence des femmes au début du 19e siècle : lorsqu’on prend en compte tous les textes imprimés – et pas seulement les romans – la part de ceux qui sont écrits par des femmes augmente un peu au début du 19e siècle, mais elle ne dépasse jamais 6 % de l’ensemble. Frédéric Glorieux avance également une hypothèse qui doit être discutée : les femmes auraient profité de la Terreur pour devenir écrivaines ! Plus exactement : les difficultés propres à la période révolutionnaire et impériale auraient touché surtout les auteurs hommes. Victimes de la « Terreur », contraints à l’exil ou simplement dissuadés d’écrire, les hommes auraient été moins nombreux à devenir écrivains, laissant plus de place aux femmes.

“ On sait depuis longtemps qu’il y a eu plus de femmes parmi les écrivains dans les années qui ont suivi la Révolution française qu’à d’autres périodes. ”

Le détail des résultats montre qu’il est plus prudent de distinguer la Révolution et l’Empire. Pour les femmes auteures comme pour les hommes, les statistiques font apparaître un pic de mortalité pendant la Révolution. À ne retenir que la conclusion proposée par Frédéric Glorieux, on risque d’oublier celles qui se sont engagées par leurs écrits sur le terrain politique et qui l’ont payé de leurs vies, telles Manon Roland ou Olympe de Gouges. Une fois Napoléon au pouvoir, les hommes ont été plus souvent empêchés d’écrire : les statistiques sur les lieux de mort des auteurs indiquent que les hommes ont été plus nombreux à connaître l’exil et que leur retour s’est fait très progressivement à partir de 100. Cette différence ne doit pas faire oublier que certaines grandes figures féminines de l’époque ont aussi connu l’émigration (Félicité de Genlis, autorisée à revenir en 1801, comme Chateaubriand) ou l’exil (Germaine de Staël, interdite de séjour à Paris par Napoléon).

La différence d’appréciation entre Frédéric Glorieux et Pierre-Carl Langlais tient aux corpus qu’ils étudient. Elle correspond aussi à deux manières opposées d’adopter un regard féministe sur la période. L’un met en évidence des données qui distinguent les femmes, ou certaines femmes, lorsqu’elles sont aussi nombreuses que les hommes à publier des romans. L’autre préfère insister sur la permanence de la domination masculine si l’on prend en compte l’ensemble des textes publiés. Mais parlent-ils vraiment de la même chose ? Il n’est pas juste d’écrire, comme le fait Frédéric Glorieux, que « Les femmes ont pris des places après 1793, parce que les hommes les ont laissées vacantes  ». La production éditoriale politique a été interrompue. Les femmes n’ont pas plus que les hommes eu la possibilité d’écrire sur la Révolution ou sur la politique impériale. En revanche une écriture spécifiquement féminine s’est développée, avec la bienveillance du pouvoir.

Dans de très nombreux textes publiés entre la chute de Robespierre et le Consulat, on rencontre l’idée que la littérature devrait permettre d’échapper à l’excès de politique généré par la Révolution. Dans la préface du roman Delphine qu’elle publie en 1802, Germaine de Staël écrit :

« Les lettres que j’ai recueillies ont été écrites dans le commencement de la révolution ; j’ai mis du soin à retrancher de ces lettres, autant que la suite de l’histoire le permettait, tout ce qui pouvait avoir rapport aux événements politiques de ce temps-là. Ce ménagement n’avait point pour but, on le verra, de cacher des opinions dont je me crois permis d’être fière ; mais j’aurais souhaité qu’on pût s’occuper uniquement des personnes qui ont écrit ces lettres ; il me semble qu’on y trouve des sentiments qui devraient, pendant quelques moments du moins, n’inspirer que des idées douces  ».

Les « idées douces  » et les « sentiments  » devraient prendre le pas sur les « opinions  ». Le prologue du roman Trois femmes publié en 1798 par Isabelle de Charrière commence de la même manière :

– Pour qui écrire désormais ? disait l’Abbé de la Tour.

– Pour moi, dit la jeune Baronne de Berghen.

– On ne pense, on ne rêve que politique, continua l’Abbé.

– J’ai la politique en horreur, répliqua la Baronne, et les maux que la guerre fait à mon pays, me donnent un extrême besoin de distraction. J’aurais donc la plus grande reconnaissance pour l’Écrivain qui occuperait agréablement ma sensibilité et mes pensées, ne fût-ce qu’un jour ou deux.

Une certaine idée de la littérature – à travers le cas emblématique du roman – est en train de se définir et, pour quelques années, elle se définit au féminin. Staël et Charrière sont des exemples particuliers : chez elles, il s’agit davantage d’une posture stratégique que d’une véritable profession de foi. Leurs romans sont plus politiques qu’il ne le faudrait et leurs personnages sortent des rôles assignés aux femmes. En développant ces idées dans leurs préfaces, elles se conforment au nouvel ordre du jour pour être lues. En vérité, les censeurs ne s’y trompent pas : Staël, combattue dans la presse, est contrainte à l’exil par Napoléon, tandis qu’aucun journal parisien ne rend compte du roman de Charrière. La critique littéraire est de plus en plus surveillée puisque la police de Napoléon exerce un contrôle très fort sur les journaux dès le début du consulat. Elle encourage un roman féminin conforme aux assignations de genre qui s’imposent alors : les personnages féminins évoluent dans un univers domestique où ils cultivent la morale, la décence et le sens du devoir. Dans ces romans sentimentaux, l’intime est privilégié, au détriment de la sphère publique et à l’exclusion de toute question d’ordre politique. Pierre-Carl Langlais donne l’exemple de quelques titres significatifs pour l’année 1816 : « Caroline, ou Les inconvénients du mariage ; Cécile, ou l’Élève de la pitié ; Irma, ou les Malheurs d’une jeune orpheline ; Nolbertine, ou les Suites du pèlerinage ; Valsinore, ou Le cœur et l’imagination ; La vierge de l’Indostan  ».

“ Loin de prendre les places laissées vacantes par les hommes, elles sont incitées à écrire pour féminiser la littérature, parce que le pouvoir ne veut pas que la littérature soit un espace de débat
politique. ”

Les hommes écrivent dans des genres plus politiques, plus surveillés et parfois empêchés, comme le sont les histoires de la Révolution française entre 1802 et 1815. Les femmes sont encouragées à écrire, à condition qu’elles écrivent ce qui est attendu d’une femme. Loin de prendre les places laissées vacantes par les hommes, elles sont incitées à écrire pour féminiser la littérature, parce que le pouvoir ne veut pas que la littérature soit un espace de débat politique. En 1830, la situation change. La révolution de Juillet entraîne une véritable libéralisation de la production éditoriale. Le débat politique se renouvelle et le genre romanesque se politise fortement. Balzac décrit la société et s’inspire pour cela de l’histoire naturelle : le roman est redevenu une affaire d’hommes.

“ Ce qui importe, c’est qu’elles ont conquis le droit d’intervenir, à égalité, sur un terrain dont les femmes ont très longtemps été exclues : celui de la politique. ”

L’importance d’Olympe de Gouges, de Germaine de Staël et plus tard de George Sand, parmi d’autres, ne tient pas à leur valeur statistique. Leur rareté relative, dans une production éditoriale dominée par les hommes, ne leur donne pas un plus grand prix. Elle ne contraint pas non plus à minimiser leur importance, en affirmant qu’elles sont trop exceptionnelles pour être significatives, ou qu’elles seraient trop aristocratiques pour faire avancer la cause de toutes les femmes. Ce qui importe, c’est qu’elles ont conquis le droit d’intervenir, à égalité, sur un terrain dont les femmes ont très longtemps été exclues : celui de la politique. Au lieu de se plier aux assignations de genre de leur temps, elles ont fait la preuve qu’une femme pouvait – aussi bien et souvent mieux qu’un homme – écrire du théâtre et des discours, de la philosophie et de l’histoire, ou des romans qui disent le monde pour le changer.

Olivier Ritz
Maître de conférences en littérature française
à l’université Paris Diderot

Note

Une version longue de cet article a été publiée sur le carnet de recherche Littérature et Révolution sous le titre « La Terreur, la littérature et les femmes  » (https://litrev.hypotheses.org/847). Il a été inspiré par un article de Pierre-Carl Langlais publié sur le carnet Sciences communes, « Les femmes ont-elles disparu de la littérature en 1830 ?  » (https://scoms.hypotheses.org/824 , et par un article de Frédéric Glorieux publié sur le carnet J’attends des résultats, « Femmes de lettres, démographie (data.bnf.fr 2017) » (https://resultats.hypotheses.org/1048).