Corps, éducation et société,  Gaël Pasquier,  Numéro 15

Promouvoir l’égalité des sexes à l’école… mais laquelle ?

En juin 2014, suite aux fortes polémiques qui ont marqué l’année scolaire, le ministre de l’Education nationale décide de mettre un terme aux ABCD de l’égalité, un programme « expérimental » visant à proposer des outils aux enseignant·e·s d’école primaire pour favoriser l’égalité filles-garçons et questionner les stéréotypes de sexe. Pour ne pas donner l’impression à l’opinion publique de céder sur un enjeu essentiel pour son électorat, le ministère les remplace en novembre 2014 par un « plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école ». De nouveaux « outils » pour tous les niveaux d’enseignements sont mis en ligne sur le site CANOPE. A peine publiés, ceux-ci sont pourtant décriés, non par les mouvements qui s’étaient opposés aux ABCD mais par celles et ceux qui les avaient soutenus : ils semblent en effet promouvoir en bien des aspects une représentation des relations entre les sexes marquée par un déterminisme biologique et la complémentarité des hommes et des femmes[1]Buscatto Marie, Chevalier Yannick, Collet Isabelle & al. (2015). Egalité des sexes à l’école : machine arrière, toute ! [en ligne], Médiapart, 16 janvier 2015. http://blogs.mediapart.fr/edition/les-batailles-de-legalite/article/160115/egalite-des-sexes-l-ecole-machine-arriere-toute — Pasquier Gaël (2017). Egalité des sexes et EPS : quelles représentations dans les textes officiels de l’Education Nationale pour quelles situations d’apprentissage ? Dans Fabienne Brière, Sigolène Couchot-schiex, Marie-Paule Poggi & Ingrid Verscheure (dir.), Les inégalités d’accès aux savoirs se construisent aussi en EPS. Analyses didactiques et sociologiques. Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 201-215.. Ces outils ont par la suite été étoffés et modifiés en partie, après la parution des nouveaux programmes scolaires en 2015 et 2016. Ils promeuvent actuellement des orientations sensiblement différentes des précédents, plus proches de celles portées par les ABCD de l’égalité : plutôt que de chercher dans les corps une origine aux différences sociales entre les femmes et les hommes, sans réussir à percevoir comment celles-ci masquent justement les inégalités[2]Marro Cendrine (2011). Repérer les inégalités que masquent les différences. Les Cahiers pédagogiques n° 487, 51-52., ces nouveaux outils actualisés mettent davantage l’accent sur les inégalités de traitement dont sont l’objet les élèves selon leur sexe à l’école, sans pour autant se défaire de toutes ambiguïtés.

Des représentations divergentes de l’égalité des sexes

Il est certes possible de voir dans ces revirements une forme d’opportunisme politique. Le ministère et les instances qui lui sont associées promouvraient des orientations divergentes et contradictoires en fonction des oppositions et de leurs relais médiatiques.Toutefois, un examen des textes plus anciens montre que l’égalité des sexes a régulièrement été entendue par l’Education nationale dans une acception qui valorise les différences et tend à donner à leur expression sociale une origine naturelle[3]Herman Elisa (2007). La bonne distance. L’idéologie de la complémentarité légitimée en centres de loisirs. Cahiers du Genre n°42, 121-139.. Si les ABCD de l’égalité rompaient pour l’essentiel avec ces représentations, les textes qui leur ont succédé montrent qu’il n’y a actuellement pas consensus sur la manière dont l’Education Nationale entend l’égalité des sexes. Sous l’apparente continuité des discours, l’institution ne s’est pas préoccupée d’en donner une définition unifiée. Différentes conceptions, parfois divergentes et contradictoires, mais qui ne sont jamais explicitées, cohabitent, au sein des mêmes documents, sur ce que pourrait être cette égalité et les moyens d’y parvenir. La manière dont s’articulent les notions de différences et d’inégalités et, par là même, la manière dont sont produites les unes et les autres s’inscrivent dans des approches différentes, antagonistes, sans que soit posée, à défaut de choisir, la question de leur cohérence et de la possibilité pour les enseignant·e·s de s’en saisir et de les décrypter pour penser leurs pratiques. Ce sont les versions 2014 et 2017 de ces nouveaux « outils pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école » pour le premier degré (maternelle et élémentaire)[4]CANOPE (2014 a). Outil pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école. Premier degré. Thématiques et pistes pédagogiques. CANOPE (2014 b et 2017 b). Outil pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école. Primaire et secondaire. Repérer les stéréotypes et les préjugés dans le quotidien scolaire. CANOPE (2017 a). Outil pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école. Présentation des outils pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école. que nous voulons ici analyser. Il s’agit d’envisager comment est mobilisée ou non dans ces textes la différence des sexes pour problématiser l’égalité des sexes.

Une naturalisation des différences… et des inégalités

En premier lieu, que ce soit en 2014 ou en 2017, la différence des sexes est supposée permettre aux enfants de penser et de se penser dans le cadre scolaire. Des formulations quasiment identiques indiquent que c’est dans les comportements quotidiens » (2014 a) ou « dans le quotidien de la classe que se développent la conscience et la connaissance de soi et des autres en tant que fille ou garçon […] (2017 a). Il est bien difficile à la lecture de ces textes de préciser ce à quoi peuvent renvoyer cette conscience et cette connaissance de soi, ni quelles sont ces différences si aisément constatables. Elles semblent toutefois dépasser la simple différence anatomique ; car s’il s’agissait uniquement d’identifier que certains ont un pénis et d’autres un vagin – l’existence d’enfants dont l’intersexuation est corporellement visible n’est jamais envisagée par l’Education nationale -, on ne voit pas bien en quoi « les comportements quotidiens » et « tous les événements de la vie scolaire » seraient susceptibles de les manifester. Ce qui se passe à l’école, les manières d’être et de faire des individus, sont donc envisagés comme structurant la perception de cette différence corporelle et, inversement, cette dernière est posée comme essentielle pour comprendre ce qui se joue en classe. Si égalité, il y a, c’est une égalité « entre » des filles et des garçons – les textes ne parlent pas d’égalité des sexes – pensés comme naturellement différents, tant sur le plan anatomique, que social et psychologique, la différence des corps étant supposée déterminer des comportements et des psychismes différents.

C’est donc à une naturalisation des normes et des rôles de sexe que procèdent ces textes et il importe, à les lire, pour l’enseignant·e, d’acter cette distinction dans ses pratiques pédagogiques : par des étiquettes prénoms de couleur différente par exemple. Ou encore en Education physique et Sportive : déterminer qui assume les rôles d’arbitre, de capitaine d’équipe, de gardien de but, etc. est aussi l’occasion de parler de l’égalité de droit entre garçons et filles sans a priori et de faire réfléchir les élèves sur les compétences des uns et des autres (rigueur, précision, impartialité, dynamisme…) et sur les critères sur lesquels peuvent s’opérer des choix objectifs (2014 a). Dans un tel document, le lecteur ou la lectrice est amené à supposer que les compétences des uns et des autres sont à lire au prisme de leur appartenance sexuée. Plus surprenant, il constate qu’il ne s’agit pas de les inscrire dans une dynamique d’apprentissage mais juste de savoir les identifier pour pouvoir donner à chacun·e le rôle qui lui convient le mieux, sans perspective de changement – dans la mesure où cette attribution est supposée tirer parti des spécificités de chacun·e pour faire réussir un collectif où les individus doivent en quelque sorte savoir se tenir et rester à leur place.

“ Il faudrait pour cela s’intéresser plus explicitement aux rapports sociaux qui produisent ces inégalités et qui ne sont pas atteints ou très partiellement par la simple lutte contre « les mauvaises images » que sont les stéréotypes. ”

Sous cet angle, ce qui pose problème n’est donc pas la différence de traitement dont peuvent faire l’objet les filles et les garçons mais que certaines de ces différences puissent (éventuellement) être sources d’inégalités. Mais, lorsqu’aucune discrimination n’apparaît au premier abord, distinguer les élèves selon leur sexe peut être considéré comme légitime, voire souhaitable ; d’autant plus que cela permet de valoriser implicitement ou explicitement une certaine complémentarité sexuée, comme cela était le cas dans l’exemple donné en EPS, et hétéronormative : dans le quotidien de la classe, la vigilance à établir des binômes ou des équipes mixtes conduit à ce que les élèves apprennent à mieux se tenir par la main [sic], à se connaître, à coopérer (2017 a). Ainsi, si dans la cour de récréation, l’espace est occupé et dominé par les garçons qui peuvent exercer librement leurs besoins d’activités physiques, le problème souligné par l’institution dans la phrase suivante est qu’en conséquence, les filles et les garçons n’apprennent pas à partager leurs jeux (2014 a), non à proprement parler la domination pourtant identifiée. Dans cette conception, les différences sont donc constitutives de la manière dont va être envisagée l’égalité des sexes ; elles sont considérées comme premières et naturelles. Il s’agit de donner à chacun·e la possibilité de se développer et de s’épanouir, à égalité, mais dans des directions pour une (grande ?) part distinctes selon le sexe et pouvant occasionnellement nécessiter de transiger avec l’objectif même d’égalité, peu à même d’en tenir compte.

Qui cohabite avec leur dénaturalisation

Pour autant, aux côtés de ces orientations différentialistes, qui tendent à devenir marginales en 2017, est mise en avant une analyse des situations scolaires en termes d’inégalités qui visent explicitement à questionner l’évidence de la naturalisation des rôles sociaux. Il s’agit ici d’arracher à la « nature » les conduites, les phénomènes sociaux et la psychologie des individus. Ceux-ci sont construits par des traitement non seulement différenciés mais surtout inégalitaires, l’invocation des différences de sexe constituant dans cette perspective un prétexte à l’invisibilisation des inégalités. Les outils de 2017 et certains passages de ceux de 2014 (b) identifient ainsi des pistes pédagogiques qui prennent acte des résultats de recherche sur le genre en éducation. Ils proposent des points de vigilances, des grilles d’observations, des stratégies pour gérer la prise de parole de manière égalitaire, tant sur le plan quantitatif – le temps de parole accordé aux garçons étant toujours plus important que celui dévolu aux filles -, que qualitatif – filles et garçons ne sont pas sollicités aux mêmes moments ni par le même registre de questionnement -. Une vigilance est également demandée sur les représentations véhiculées par les supports d’apprentissages (affichages, manuels, littérature…) afin de pouvoir les diversifier et lorsqu’elles sont inégalitaires, les questionner. Les processus de dénaturalisation sont toutefois ponctuellement envisagés comme une « renaturalisation » des nouvelles pratiques ce qui n’est pas sans laisser sceptique sur les objectifs éducatifs poursuivis  : il peut parfois apparaître utile, dans certains contextes, d’assurer une parité dans l’accès aux « coins-jeux […] pour « naturaliser » des pratiques éloignées des modèles sociaux de référence. (2017 a). Il faudrait en quelque sorte que les enfants soient toujours dupes de ce qu’on cherche à leur enseigner, comme s’il fallait récupérer les armes de l’adversaire, la recherche de stratégies visant à contester les mécanismes de reproduction des inégalités ne trouvant elle aussi sa justification que dans l’illusion de correspondre à la « nature ».

Une entrée par les stéréotypes de sexe qui invisibilise les rapports sociaux et les processus de domination

Même lorsque la dimension sociale des différences et des inégalités de sexes est affirmée – la manière dont les corps sont également produits par les normes et les usages sociaux n’est pas évoquée -, la dimension politique de l’exigence d’égalité n’est ainsi jamais totalement revendiquée ; elle est même le plus souvent occultée. Il est finalement peu question d’inégalités dans ces textes, encore moins de domination ou d’oppression. En revanche, les stéréotypes de sexes sont centraux. Les enseignant·e·s doivent apprendre à les « repérer » car ils sont ce contre quoi il faut lutter ou tout au moins ce qu’il est nécessaire de « mettre à distance » et « questionner », dans la lignée des instructions des programmes. Ce choix n’est pas anodin. Comme le note Isabelle Collet, il donne à penser que les stéréotypes sont les causes de l’inégalité entre les femmes et les hommes (il suffirait donc de les éradiquer pour obtenir l’égalité), et non leur conséquence ; il n’amène [donc] pas à réfléchir à la source du problème qu’[il] prétend combattre[5]Isabelle Collet, Dépasser les « éducations à » : vers une pédagogie de l’égalité en formation initiale du personnel enseignant. Recherches féministes, n°31/1, 2018, p. 185. Il faudrait pour cela s’intéresser plus explicitement aux rapports sociaux qui produisent ces inégalités et qui ne sont pas atteints ou très partiellement par la simple lutte contre « les mauvaises images »[6]Geneviève Fraisse, Les excès du genre. Concept, image, nudité. Paris. Lignes, 2014 que sont les stéréotypes.

“ Au sein du système de genre, entendu comme un système bicatégorisant de normes de sexe hiérarchisées produit par des rapports sociaux, système qui légitime et masque les inégalités en les faisant passer pour naturelles , la situation des filles et des garçons n’est pas symétrique. ”

Aborder la question de l’égalité par la question des stéréotypes de sexe laisse par ailleurs entendre que garçons comme filles en sont également victimes. De ce point de vue, les documents publiés sur CANOPE pour le premier degré sont le plus souvent formulés d’une manière qui rend peu perceptible l’existence d’une hiérarchie entre les sexes. A chaque fois que cela est possible, l’accent est mis sur la symétrie des situations comme si celles-ci étaient finalement équivalentes. Or justement, au sein du système de genre, entendu comme un système bicatégorisant de normes de sexe hiérarchisées produit par des rapports sociaux, système qui légitime et masque les inégalités en les faisant passer pour naturelles[7] Cendrine Marro, Dépendance-indépendance à l’égard du genre. Penser l’égalité des sexes au-delà de LA différence », Recherche et Formation, n°69, 2012, p. 65-80 ; Collet (2018), ibid., la situation des filles et des garçons n’est pas symétrique. Les uns sont les dominants, les autres les dominés ; cette distinction ne se joue pas uniquement au niveau des représentions (les stéréotypes) mais dans la matérialité des situations sociales. Et c’est bien en travaillant collectivement en classe sur ces rapports de pouvoir à l’œuvre dans les situations scolaires, mais aussi entre professionnels sur les rapports sociaux de sexe opérant au sein de l’institution scolaire qu’il semble possible d’envisager la construction de l’égalité. Du fait des représentations divergentes qu’ils défendent, entre naturalisation et dénaturalisation des différences et par là, bien que cela ne soit jamais énoncé explicitement de cette manière, des inégalités entre les sexes, et de l’accent mis sur les stéréotypes au détriment des processus de domination, les textes produits par l’Education Nationale ne permettent pas de penser pleinement ces enjeux en vue d’une transformation des pratiques professionnelles.

Gaël Pasquier
Maître de conférences en sociologie
École Supérieure du Professorat et de l’Education – Université Paris Est Créteil
Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche sur les Transformations des pratiques Educatives et des pratiques Sociales (LIRTES)

Publication récente

Anka Idrissi Naima, Gallot Fanny, Pasquier Gaël (2018), Enseigner l’égalité filles-garçons. La boîte à outil du professeur. Paris, Dunod.

Gallot Fanny et Pasquier Gaël (dir.) (2018). L’école à l’épreuve de la « théorie du genre ». Les Cahiers du genre, n°65.

Notes[+]