Entretien avec Patrick Tort
Patrick Tort est directeur de l’Institut Charles Darwin International.
Carnets Rouges : Tout le monde fait le constat que l’école française est ségrégative mais, bien entendu, les interprétations divergent, certaines prétendant que ce serait la « nature humaine » qui déterminerait le développement de l’enfant, puis de l’élève. Décidément les « dons » ont la vie dure, surtout quand ils se transforment en « talents » ou en « c’est dans notre ADN ! ». Que faire de cette énième offensive idéologique ? Quel combat d’idées mener selon vous en priorité ?
Patrick Tort : La « nature humaine » plaît aux paresseux. Elle induit depuis longtemps un fatalisme biologique qui a pris le relais de l’obéissance religieuse dans l’apprentissage de la résignation. Toutes les philosophies – c’est-à-dire toutes les idéologies – ont eu comme préoccupation d’identifier une « nature humaine » pour en tirer les préceptes et les prescriptions de la politique, alors que c’est toujours en réalité une politique qui modèle, fabrique et ajuste sa conception utile de la « nature humaine ». Il est facile d’observer qu’aujourd’hui l’invocation d’une « nature humaine » introduit presque toujours la représentation d’une nature animale de l’Homme qui ne cesserait de resurgir sous le vernis récent et précaire de la « civilisation », ou la fragiliserait en profondeur jusqu’à rendre illusoire ce qu’elle construit, précisément, pour s’éloigner de la bestialité. C’est toute la problématique et c’est tout le malaise de Freud pendant et après la première Guerre mondiale, et la réitération de la question de l’inné (la « nature ») et de l’acquis (la « culture ») est le symptôme du fait que la pensée humaine n’a pas encore été en mesure d’en faire une question théoriquement et scientifiquement réglée. Je crois pouvoir aujourd’hui y répondre d’une manière objective en articulant l’évolution et l’histoire dans une perspective théorique globale que je ne puis ici, au mieux, qu’ébaucher. Aussi me contenterai-je, dans cette première réponse, de vous livrer celle que je fis à une question analogue posée par Régis Meyran dans le livre d’entretiens publié en 2014 chez Textuel sous le titre Sexe, Race & Culture :
« L’humanité n’étant pas achevée, le « nature humaine » ne peut être un concept – terme dont le sens premier implique une saisie globale et totalisatrice –, ce qui engage la définition suivante : La “nature humaine” est l’incalculable somme de tous les possibles de l’humanité. Ou encore, sur un mode délibérément existentialiste : la “nature humaine”, c’est ce qui est entre nos mains. J’ajouterai ceci : l’expression “contre nature” ne peut avoir aucun sens dans l’univers scientifique. C’est la religion, la morale et la politique – donc la “culture” – qui jugent de ce qui est ou non compatible avec les lois qu’elles instaurent. La “nature”, elle, est indifférente, et tout ce qu’elle permet à l’étage culturel doit être considéré comme simplement existant. La culture, elle, n’est pas indifférente, et cette non-indifférence est la preuve de son pouvoir d’instaurer, qui par ailleurs n’existe que parce que la “nature” qu’elle élabore en est capable. »
Si en effet la biologie humaine reste la base nécessaire de tous les possibles, c’est qu’elle est elle-même, fondamentalement, un champ de possibilités quasiment infinies dont nous savons déjà qu’un très petit nombre seulement seront réalisées ou, comme on dit, « exprimées » dans la vie d’un individu. Le modelage des choix et des destinées à l’échelle des individus dépend donc essentiellement des configurations et des interactions relationnelles qui structurent leur développement d’êtres sociaux. La psychologie par ailleurs nous apprend que « dons » et « talents » naissent plus souvent du manque que de la satiété, et que ce que l’on nomme ordinairement les « surdoués » sont dans un grand nombre de cas les produits soit d’une intense frustration personnelle, soit de la frustration d’un être proche, dont ils souhaitent passionnément réaliser le désir afin de recevoir en retour une reconnaissance affective que leur singularité acquise ne leur garantira jamais. Mais il demeure qu’une condition économique élevée permet tous les accès à la vie culturelle, et que, statistiquement, les enfants des milieux « aisés » réussissent mieux, à l’école et au-delà, que les enfants issus des milieux les plus pauvres − ce qui, étant une simple déduction de bon sens discipliner, pouvait se passer des plus savantes confirmations sociologiques.
CR : Plus généralement, comment peut-on articuler le biologique et le social ? Suffit-il, pour que les enfants deviennent lecteurs, de solliciter la partie adéquate du cerveau ?
Patrick Tort : Si, pour nos contemporains ainsi que pour Darwin, la question de l’éducation est perçue comme majeure, c’est parce qu’elle apparaît de plus en plus comme ce qui a supplanté la simple sélection naturelle dans l’évolution et dans l’histoire des communautés humaines. Si l’Homme s’est progressivement éloigné de l’ensemble des Primates, c’est grâce au développement d’instincts sociaux particulièrement forts, qui, en favorisant l’organisation collective, ont déterminé un formidable accroissement de ses capacités rationnelles. En d’autres termes, le relationnel détermine le rationnel dans l’ordre de sa genèse, et c’est en retour le rationnel qui graduellement élabore la règle qui disciplinera la relation. J’ai souvent expliqué ce que Wallace avait compris dès 1864, et que Darwin a magistralement développé en 1871, sans pour autant, alors, être compris : l’espèce humaine est la seule espèce animale qui soit parvenue, à travers le développement conjoint de ses instincts sociaux et de ses capacités rationnelles, à transformer son milieu en adjuvant de survie – modifiant ainsi d’une façon décisive, en l’inversant, son rapport à la « nature », et échappant de la sorte à l’emprise de la sélection naturelle des temps archaïques, dont le ressort était l’élimination des moins aptes. Dès lors, ce n’est plus l’élimination de certains, mais au contraire l’union coopérative de tous qui favorisera l’amélioration de la survie du groupe en étendant son pouvoir d’aménagement d’un milieu qui devient de plus en plus protecteur dans le cadre de chaque communauté humaine. L’histoire des civilisations se confond avec cette transformation d’un milieu qui élimine en un milieu qui protège, la lutte s’atténuant entre les membres d’une même communauté pour réapparaître dans toute sa force entre ces communautés elles-mêmes lorsque l’aménagement du milieu protecteur de l’une contrarie l’aménagement du milieu protecteur de l’autre. C’est ce que l’on nomme la guerre, et c’est pourquoi la perspective d’une civilisation universelle requiert, chez Darwin, un temps long d’extension de la sympathie et de reconnaissance de l’autre comme semblable, surtout si l’on tient compte du fait que les plus « semblables » sont nécessairement, parce qu’ils luttent pour les mêmes ressources, les plus susceptibles d’être des concurrents. Il est clair qu’une nation qui serait parvenue à établir une véritable égalité entre ses membres – et qui aurait par là même accompli ce que Darwin considérait comme un progrès déjà considérable de la civilisation – disposerait en théorie des moyens d’étendre aux autres nations le mouvement de reconnaissance altruiste qui a déterminé son succès. La dislocation de l’Union européenne et le suprématisme protectionniste des États-Unis montrent à l’évidence, aujourd’hui, à quel point cet horizon est encore éloigné. Si l’École doit être le lieu où se forgent les conditions de conscience qui président à l’amélioration de la civilisation, l’éducation qu’elle dispense doit donc commencer par revendiquer le principe d’égalité, et cesser ensuite de se vouloir uniquement « nationale ». Mais il est clair qu’elle n’a à elle seule qu’un pouvoir superstructurel profondément dépendant des pouvoirs fondamentaux de l’économie et de la politique.
Pour répondre à la partie de votre question qui concerne la stimulation « adéquate » du cerveau comme suffisante ou non à produire des enfants lecteurs, je dirai d’abord qu’une telle sollicitation n’a de chance d’aboutir que si elle a lieu sur la base d’une curiosité, c’est-à-dire d’un désir. Un enfant qui ne voit dans son milieu proche aucun adulte lire aura peu de raisons de vouloir spontanément s’approprier cette compétence. Si le désir de conquérir la jouissance de la lecture existe à travers la démonstration que fournit l’adulte des bienfaits de sa maîtrise, le reste n’est plus qu’une affaire de plasticité cérébrale et d’apprentissage, c’est-à-dire, en effet, de stimulation adéquate et d’exercice des facultés.
CR : Un certain nombre de travaux neuroscientifiques concluent que les apprentissages modifient le cerveau. Comment penser cela en termes de processus ?
Patrick Tort : Le cerveau, grâce à son organisation non statique, est passible d’un long développement ontogénétique, ou plus exactement d’un accroissement de ses capacités qui se poursuit au-delà de l’âge adulte. On pourrait trouver une préfiguration intuitive de son fonctionnement et de ses progrès dans la théorie cartésienne du frayage des « esprits animaux » : un circuit fonctionnel (notamment dans l’exercice de la mémoire) se renforce par la réitération. L’apprentissage crée, multiplie et renforce des circuits. On comprend à quel point le modèle des neurosciences possède la capacité de contredire le modèle généralement pré déterministe de la génétique, par ailleurs de plus en plus combattu. Il n’est pas certain toutefois que les spécialistes les plus éminents de la neurophysiologie, souvent étroitement réductionnistes dans leur appréhension des « mécanismes » cérébraux, aient à ce jour produit une théorie de la conscience qui soit cohérente avec cette découverte. Il reste que les apprentissages précoces, exerçant très tôt ce que l’on nomme la « plasticité cérébrale », sont les plus déterminants au regard du développement des capacités ultérieures – ces dernières incluant elles-mêmes des capacités d’apprentissage.
CR : Nous insistons souvent sur la dimension anthropologique des savoirs dans les processus de construction du rapport de connaissance. En quoi l’œuvre de Darwin, et les travaux que vous avez menés sur celle-ci, peuvent-ils nous aider à mieux argumenter dans ce sens ?
Patrick Tort : Il importe de comprendre que chez Darwin l’anthropologie est d’abord la science de l’Homme envisagée « du point de vue de l’histoire naturelle », c’est-à-dire du point de vue de ce qui relie l’être humain en tant qu’individualité biologique et représentant d’une espèce à l’ensemble de la série animale considérée comme une phylogénie − engendrement de formes gouverné par le mécanisme de la sélection naturelle. En d’autres termes, l’Homme est issu d’une généalogie animale, et chaque être humain porte les traces multiples de cet héritage. Considérée sous cet angle transformiste, l’anthropologie est la plus compréhensive des sciences de l’Homme, englobant l’étude de l’ensemble des phénomènes sociaux, lesquels sont antérieurs à l’humanité puisque liés dans leurs formes élémentaires à l’apparition de la reproduction sexuée.
Résumons brièvement les deux moments clés de la construction darwinienne, qui correspondent successivement à L’Origine des espèces (1859) et à La Filiation de l’Homme (1871).
Dans l’ensemble du monde vivant, à l’intérieur de chaque espèce, se joue, sous l’action d’une forte tendance au surpeuplement de zones limitées par leurs dimensions spatiales et leurs ressources, une forte lutte pour l’existence qui ne laisse survivre que les formes avantagées dans cette lutte par des variations fortuitement adéquates de leur capacité physique et instinctuelle. L’accumulation des variations avantageuses est ce qui détermine la transformation graduelle des organismes et le succès évolutif d’une forme vivante à un moment et dans un milieu donnés, corrélatif de l’élimination des formes concurrentes moins aptes à la survie.
Dans l’espèce humaine, la sélection conjointe des instincts sociaux et des capacités rationnelles a produit le renversement évoqué il y a un instant : la transformation du milieu, ancien opérateur sélectif, en auxiliaire de survie permet à l’humanité d’échapper sensiblement au règne éliminatoire de la sélection naturelle et de privilégier les conduites qui s’accordent avec cette évolution particulière : là où la sélection éliminait, la civilisation protège, secourt, réhabilite, et érige sur cette voie l’édifice de la morale et du droit. C’est cet « effet réversif de l’évolution » (Tort, 1983) qui donne désormais la règle de l’engagement humain sur la voie de la civilisation, caractérisé par la supplantation des mécanismes d’élimination par les conduites réfléchies et institutionnalisées de l’aide et de l’assistance. Darwin explique ainsi en 1871 que les facteurs éducatifs l’ont emporté sur la sélection naturelle dans la production des qualités qui favorisent le développement de « la partie la plus élevée » de la nature humaine : « Car les qualités morales », écrit-il, « progressent, directement ou indirectement, beaucoup plus grâce aux effets de l’habitude, aux capacités de raisonnement, à l’instruction, à la religion, &c., que grâce à la sélection naturelle ; et ce bien que l’on puisse attribuer en toute assurance à ce dernier facteur les instincts sociaux, qui ont fourni la base du développement du sens moral ».
Pour Darwin anthropologue, la morale est l’axe réel de la civilisation, et sa place dans l’évolution humaine est liée à l’emprise politique des religions, premières codificatrices de la vie sociale, et à ce titre, structurantes dans les époques archaïques où l’obéissance collective à un chef dépendait en grande partie des pouvoirs de la superstition. Si son opposition intime au christianisme, avouée dans ses écrits autobiographiques, ne produisit pas chez lui d’athéisme directement offensif, elle s’illustra dans un combat proprement scientifique dont chaque pièce est une réfutation des dogmes providentialistes de la théologie naturelle, et enseigne que toute connaissance véritable repose non sur l’aveuglement de la croyance, mais sur l’exploration des processus immanents de la nature, et par l’intelligence des engendrements.
Cet entretien a été réalisé par Pascal Diard,
professeur d’histoire et membre du GFEN.