Catherine Vidal,  L'émancipation au cœur de l'éducation,  Numéro 3

La plasticité cérébrale, clef de l’apprentissage

Comprendre les mécanismes du développement du cerveau et de l’apprentissage est un enjeu majeur des recherches en neurosciences. Depuis une vingtaine d’années, nos connaissances ont fait des progrès considérables grâce au développement des technologies de l’imagerie cérébrale. On dispose à présent d’un outil d’exception, l’IRM (imagerie par résonnance magnétique) qui permet d’observer à la fois la structure et le fonctionnement du cerveau vivant, sans avoir à ouvrir la boite crânienne.

Une des découvertes les plus étonnantes est la capacité d’adaptation du cerveau aux évènements de la vie (Vidal, 2009). Au cours des apprentissages et des expériences, c’est la structure même du cerveau qui se modifie avec la fabrication de nouvelles connexions entre les neurones. On parle de «plasticité cérébrale» pour décrire cette capacité du cerveau à se façonner au gré de l’histoire vécue. Rien n’est jamais figé dans nos neurones, quels que soient les âges de la vie. C’est une véritable révolution pour la compréhension de l’humain. Les anciennes théories qui prétendaient que tout était joué très tôt, avant six ans, sont révolues. Notre vision du cerveau est désormais celle d’un organe dynamique qui évolue tout au long de la vie.

Développement du cerveau et plasticité

Avec l’avancée des connaissances en neurobiologie, des pro­grès considérables ont été réalisés dans la com­préhension du rôle des gènes et des facteurs de l’environnement dans le développement du cerveau. Quand le nouveau-né voit le jour, son cerveau compte cent milliards de neurones, qui ces­sent alors de se multiplier. Mais la fabrication du cerveau est loin d’être terminée, car les connexions entre les neurones, ou synapses, commencent à peine à se former : seulement 10 % d’entre elles sont présentes à la nais­sance. Cela signifie que la majorité des connections entre les neurones se fabriquent à partir du moment où le bébé commence à interagir avec le monde extérieur. Des expériences ont montré que, chez le chaton, entre dix et trente jours, on passe de cent à douze mille synapses par neurone. Ce nombre est encore plus important dans le cerveau humain : au total, chez l’adulte, on estime à un million de milliards le nombre de synapses ! Or, pour atteindre ces chiffres astro­nomiques, seulement six mille gènes inter­viennent dans la construction du cerveau. Ce n’est manifestement pas assez pour contrôler la formation de chacune de nos milliards de synapses. Ces observations montrent que le devenir de nos neurones n’est pas directement dépendant du programme génétique (Kahn 2007, Rose 2006).

“ Dans les processus éminemment complexes du développement du cerveau, l’interaction avec le monde extérieur joue un rôle majeur dans le câblage des neurones. ”

Dans les processus éminemment com­plexes du développement du cerveau, l’interaction avec le monde extérieur joue un rôle majeur dans le câblage des neurones. Le système visuel en est l’illustration frappante. La vision de l’enfant se construit progressivement de la naissance jusqu’à 5-6 ans. Un manque de stimulation de l’œil par la lumière chez des jeunes atteints de cataracte peut conduire à la cécité. L’impact de la lumière sur la rétine est une condition indispensable pour que s’établisse une bonne connexion des neurones qui portent les informations visuelles depuis le nerf optique jusqu’au cortex cérébral.

De même, toutes sortes de stimulations de l’environnement guident la mise en place des circuits de neurones permettant d’assurer les grandes fonctions, qu’elles soient sensorielles, motrices ou cognitives. L’expérience précoce des interactions sociales est indispensable à un développement cognitif harmonieux. Les «enfants sauvages» et les orphelins roumains laissés à l’abandon souffraient tous de handicaps mentaux majeurs.

L’imagerie cérébrale de l’apprentissage

Grâce aux techniques d’imagerie cérébrale par IRM, on peut désormais « voir » le cerveau se modifier en fonction de l’apprentissage et de l’expérience vécue (Vidal, 2009). Par exemple, dans le cerveau de musiciens, on a pu montrer des modifications du cortex cérébral liées à la pratique intensive de leur instrument depuis l’enfance (Gaser, 2003). Des expériences ont été réalisées chez des pianistes professionnels qui, en moyenne, avaient commencé le piano à l’âge de 6 ans. Les images IRM ont révélé un épaississement du cortex cérébral dans les zones spécialisées dans la motricité des mains et l’audition. Ce phénomène est dû à la fabrication de connexions supplémentaires entre les neurones. Un point fondamental de cette étude est que les modifications cérébrales sont proportionnelles au temps consacré à la pratique du piano pendant la petite enfance. Ce résultat montre l’impact majeur de l’apprentissage sur la construction du cerveau des enfants dont les capacités de plasticité sont particulièrement prononcées.

“ L’inné apporte la capacité de câblage entre les neurones, l’acquis permet la réalisation effective de ce câblage. ”

La plasticité cérébrale est à l’œuvre également pendant la vie d’adulte. Une étude en IRM réalisée chez des chauffeurs de taxi a montré que les zones du cerveau qui contrôlent la représentation de l’espace sont plus développées, et ce proportionnellement au nombre d’années d’expérience de la conduite du taxi (Maguire, 2000). L’apprentissage de notions abstraites peut aussi entraîner des modification cérébrales. Chez des mathématiciens professionnels, on a observé en IRM un épaississement des régions impliquées dans le calcul et la représentation visuelle et spatiale (Aydin, 2007). Un autre exemple éloquent de plasticité cérébrale a été décrit chez des sujets qui apprennent à jongler avec trois balles (Draganski, 2006). Après trois mois de pratique, l’IRM montre un épaississement des régions spécialisées dans la vision et la coordination des mouvements des bras et des mains. Et si l’entraînement cesse, les zones précédemment épaissies rétrécissent. Ainsi, la plasticité cérébrale se traduit non seulement par la mobilisation accrue de régions du cortex pour assurer une nouvelle fonction, mais aussi par des capacités de réversibilité quand la fonction n’est plus sollicitée.

Inné et acquis inséparables

Depuis une quinzaine d’années les données expérimentales sur la plasticité cérébrale s’accumulent (Vidal, 2009). A tous les âges de la vie, de nouvelles connexions entre les neurones se fabriquent ou régressent en fonction des apprentissages et des expériences. La structure intime de la matière cérébrale est le reflet de l’histoire vécue. On comprend dès lors que l’on ne peut séparer l’inné de l’acquis : l’inné apporte la capacité de câblage entre les neurones, l’acquis permet la réalisation effective de ce câblage. Le dilemme classique qui tend à opposer nature et culture est dépassé puisque l’interaction avec l’environnement est la condition indispensable au développement et au fonctionnement du cerveau (Fausto-Sterling 2012, Rose 2006, Kahn 2007).

Développement du cerveau et identité sexuée

Les capacités de plasticité du cerveau apportent un éclairage nouveau sur les processus qui contribuent à forger nos identités sexuées (Vidal, 2005, 2007). A la naissance, le petit humain n’a pas conscience de son sexe. Il va l’apprendre progressivement à mesure que ses capacités cérébrales se développent. Ce n’est qu’a partir de l’âge de deux ans et demi que l’enfant devient capable de s’identifier à l’un des deux sexes (Le Maner-Idrissi, 1997). Or depuis la naissance, il évolue dans un environnement sexué : la chambre, les jouets, les vêtements diffèrent selon le sexe de l’enfant. De nombreuses expériences de psychologie ont montré que les adultes, de façon inconsciente, n’ont pas les mêmes façons de se comporter avec les bébés. Ils ont plus d’interactions physiques avec les bébés garçons, alors qu’ils parlent davantage aux filles. C’est l’interaction avec l’environnement familial, social, culturel qui va orienter les goûts, les aptitudes et contribuer à forger les traits de personnalité en fonction des normes du masculin et du féminin données par la société. Mais tout n’est pas joué pendant l’enfance. A tous les âges de la vie, la plasticité du cerveau permet de changer d’habitudes, d’acquérir de nouveaux talents, de choisir différents itinéraires de vie.

A chacun son cerveau

L’ensemble de ces résultats illustre la dynamique du fonctionnement du cerveau, dont les connexions se réorganisent en permanence dans le temps et dans l’espace, selon l’histoire propre à chacun de nous. Il en résulte qu’aucun cerveau ne ressemble à un autre, y compris ceux des jumeaux. A l’œil nu, le dessin des circonvolutions du cortex cérébral est très différent d’une personne à l’autre. Cette variabilité dans l’anatomie du cerveau est bien visible en IRM. L’épaisseur de la matière grise du cortex varie largement entre les individus. De même les faisceaux de fibres nerveuses qui constituent la matière blanche sont de tailles variables. On observe également une grande diversité interindividuelle dans le fonctionnement du cerveau. L’IRM a montré que les différences cérébrales entre les personnes d’un même sexe sont tellement importantes qu’elles dépassent les différences entre les sexes (Kaiser, 2009). Il y a sept milliards d’humains sur terre, et autant de personnalités et cerveaux différents.

Voir le cerveau penser : mythe et réalité

Un apport majeur de l’IRM est d’avoir démontré com­ment l’expérience vécue modifie à la fois la structure et le fonctionnement du cerveau. Cette notion est fondamentale à consi­dérer pour éviter de tomber dans le piège de certaines interprétations hâtives. Voir des particularités anatomiques dans un cerveau ne signifie pas qu’elles y sont inscrites depuis la naissance, ni qu’elles y resteront gravées. L’IRM donne un cliché instantané de l’état du cerveau d’une personne à un moment donné, mais n’apporte pas de connaissances sur son histoire, ses motivations ou son devenir.

“ L’IRM donne un cliché instantané de l’état du cerveau d’une personne à un moment donné, mais n’apporte pas de connaissances sur son histoire, ses motivations ou son devenir. ”

C’est pourtant ce que soutiennent certains courants scientifiques, principalement nord-américains, qui cherchent à localiser dans le cerveau les zones du mensonge, du jugement moral, du comportement antisocial etc. (Vidal, 2011). Prétendre que les techniques d’imagerie permettront un jour de lire dans les pensées relève avant tout du fantasme (Singh, 2009). Mais l’idée est séduisante, tout comme l’était la phrénologie au XIXe siècle qui affirmait que les traits de personnalité se reflétaient dans les « bosses » du crâne. L’idéologie sous-jacente est toujours celle d’un déterminisme biologique de nos aptitudes, nos émotions, nos valeurs, qui seraient câblées dans le cerveau et immuables. Dans cette vision, les comportements «hors normes» des enfants ou des adultes seraient le reflet d’anomalies spécifiques de circuits neuronaux. L’IRM permettrait de les détecter, pour ensuite les corriger grâce à des traitements pharmacologiques… (voir Giampino et Vidal, 2009).

Ces conceptions sont en totale contradiction avec les progrès des connaissances sur la plasticité du cerveau. L’être humain, de la naissance à l’âge adulte, ne se réduit pas à une machine cérébrale autonome programmée pour assurer des actions et des comportements. C’est dans la relation avec le monde et avec les autres que se forge la personnalité et que se structure la pensée. Rien n’est jamais figé ni dans le cerveau, ni dans les idées. Comme l’exprimait à sa façon le peintre Francis Picabia, «notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction ».

Catherine Vidal
Neurobiologiste
Directrice de Recherche à l’Institut Pasteur

Bibliographie :

Aydin, K. et al (2007) Increased gray matter density in the parietal cortex of mathematicians. Am J Neuroradiol, 28, 1859–64.

Draganski, B. et al (2006), Temporal and spatial dynamics of brain structure changes during extensive learning, J. Neuroscience, 26, 6314-6317.

Fausto-Sterling, Anne. (2012) Corps en tout genre, Paris, La Découverte.

Gaser C. and G. Schlaug G. (2003), Brain structures differ between musicians and non-musicians, J. Neuroscience, 23, 9240-9245

Giampino, S. et Vidal,C. (2009), Nos enfants sous haute surveillance», Evaluations, dépistages, médicaments. Editions Albin Michel

Kaiser, Anelis, Sven Haller, Sigrid Schmitz, and Cordula Nitsch (2009), “On Sex/Gender Related Similarities and Differences in fMRI Language Research,” Brain Research Reviews , 61, 49-59.

Kahn A. (2007), L’homme, ce roseau pensant, Odile Jacob

Le Maner-Idrissi, G. (1997), L’identité sexuée, Dunod

Maguire, E. A., Gadian, D. G. & Frith, C. D. (2000), Navigation-related structural change in the hippocampi of taxi drivers. Proc Natl Acad Sci U S A, 97, 4398- 4403.

Rose, S. (2006) , The future of the brain, Oxford University Press

Singh, I. and Rose, N. (2009), Biomarkers in Psychiatry, Nature, 460, 202-207

Vidal, C. et Benoit-Browaeys, D. (2005), Cerveau, Sexe et Pouvoir, Editions Belin.

Vidal, C (2007), Hommes, femmes : avons-nous le même cerveau ? , Editions Le Pommier

Vidal, C (2009), Le cerveau évolue-t-il au cours de la vie ? Ed. Le Pommier

Vidal, C. (2011), Vers une Neuro-justice ? Revue Ravages n°4