Édito | L’instrumentalisation des sciences du vivant offre aux néolibéraux le crédit scientifique auquel ils aspirent
Le choix d’une explication naturalisante de la réalité scolaire n’est pas chose nouvelle. La lente progression vers une massification de l’enseignement s’est maintes fois heurtée aux idéologies fondées sur une disposition naturelle des individus qui déterminerait leur parcours scolaire. Elles nourrissent la conception d’une démocratisation impossible parce qu’entravée par des réalités biologiques, neurologiques ou génétiques qui nous contraindraient à renoncer à une égalité réelle.
Dans les années 1960, la sociologie critique et le refus d’une croyance dans les « dons » avaient permis la prise en compte des facteurs sociaux comme les éléments déterminants de l’histoire scolaire de l’élève et de son orientation. Mais, le retour de discours politiques fustigeant ces analyses sociales a désormais le projet de les mettre en doute pour inscrire les inégalités particulièrement fortes de l’école française dans
une fatalité qu’aucun projet politique ne pourrait vaincre. Cette mise en doute, qui va parfois jusqu’au refus systématique, s’articule parfaitement avec les visions néolibérales qui, au prétexte du mérite, de la liberté d’entreprendre et du projet personnel, tentent d’acculturer notre société à la vision d’un parcours scolaire lié à la seule responsabilité personnelle.
Combattre de telles perspectives ne nécessite pas, pour autant, que nous rejetions toute dimension biologique de l’apprentissage scolaire.
Tout d’abord parce que les usages des théories du vivant dans les questions d’apprentissage produisent des discours complexes, divers et contradictoires. Tous n’ont pas la finalité de biologiser le social pour le nier et ils peuvent être capables, au contraire, de montrer combien l’expérience sociale, les interactions avec l’environnement, l’histoire personnelle et collective des individus interdisent de penser l’intelligence
comme une donnée naturelle préalable.
Ensuite parce que, sauf à se réfugier dans une vision totalement idéaliste qui nierait les réalités individuelles pour se contenter d’affirmer une égalité potentielle, la volonté politique de permettre que les parcours scolaires s’affranchissent des déterminations sociales ne peut faire l’économie de la question des aptitudes. Wallon a largement insisté pour qu’elles soient pensées dans une conception sociale de l’individu, où il ne s’agit pas de mesurer une aptitude intellectuelle naturelle mais de faire le choix de leur développement. Cela suppose, d’évidence qu’elles ne puissent servir à catégoriser des formes d’intelligences qu’on supposerait aptes ou inaptes à l’abstraction ou limitées par une prétendue performance mesurée. Elles ne peuvent constituer le prétexte d’une démocratisation soumise aux conditions du mérite et d’une orientation assujettie aux besoins de l’économie mais elles cesseront d’être des obstacles discriminants dans une école qui fait le choix d’une élévation générale du niveau de connaissances au lieu de se contenter d’une égalité des chances conditionnée au mérite.
Aucune concession n’est bien sûr possible à l’affirmation de la capacité de toutes et tous mais vouloir se contenter d’en affirmer le principe sans prendre en compte la diversité des questions qui permettent sa mise en œuvre reviendrait à le réduire à une formule généreuse. Et nous ne pourrions, par principe de précaution contre le risque d’une naturalisation des difficultés, rejeter toute proposition issue de l’exploration scientifique du vivant : la volonté de fonder une part essentielle du travail des enseignantes et enseignants sur la résolution des difficultés d’apprentissage nécessite les apports de l’ensemble des champs de la recherche. Une telle détermination ne peut se confondre avec les injonctions méthodologiques de ceux qui pensent pouvoir réduire la complexité de l’apprentissage à quelques expériences de laboratoire censées être probantes du fait de l’usage de l’imagerie cérébrale et servies comme cautions aux défenseurs de politiques éducatives qui n’ont aucune volonté égalitaire réelle. L’instrumentalisation des sciences du vivant offre aux néolibéraux le crédit scientifique auquel ils aspirent pour prétendre que leurs perspectives s’inscrivent dans une rationalité fondée sur une prétendue évidence des faits. Nous savons, au contraire, qu’en matière d’éducation les faits sont tout, sauf évidents.
La seule évidence est qu’il ne peut y avoir de démocratie sans que l’école soit capable de transmettre à toutes et tous la culture commune qui fonde la capacité de jugement critique et de choix raisonné. Et que cette capacité ne dépend pas des dispositions naturelles de l’individu mais de la volonté politique de permettre à toutes et tous de la construire.
Paul Devin