École et élitisme,  Erwan Lehoux,  Numéro 24

Des officines marchandes au monde associatif : l’individualisation comme élitisme ?

Que le soutien ou le coaching scolaires marchands soient profondément inégalitaires relève de l’évidence. Cependant, cette forme individualisée d’accompagnement, dont la réussite scolaire et le développement des potentiels constituent la finalité explicite, s’est progressivement imposée comme un modèle au sein de l’école et même dans le cadre de ce qui relevait auparavant de l’éducation populaire.

Les enfants de cadres sont trois plus nombreux à bénéficier de soutien scolaire payant que les enfants d’ouvriers et d’employés[1]INSEE, Enquête Permanente sur les conditions de vie des ménages, Partie variable : Éducation et famille, octobre 2003.. Au-delà de ce constat implacable, les modalités même de cet accompagnement sont plus rarement interrogées. Or, c’est bien son caractère individualisé qui explique son succès, y compris chez les fractions supérieures des classes populaires lorsqu’elles en ont les moyens. Le soutien scolaire participe ainsi d’un ensemble de stratégies d’investissements[2]Du coaching et des séjours linguistiques aux activités proposées à l’enfant, aussi bien dans le cadre familial que dans un cadre extérieur. et de placements[3]Choix de l’établissement, choix des options, des spécialités, des filières, etc. scolaires dont l’objectif est d’optimiser la rentabilité de la scolarité des enfants. C’est en ce sens que je l’avais qualifié de produit dopant, en opposition aux actions traditionnelles d’accompagnement scolaire, jouant plutôt le rôle de voiture balai ramassant les élèves plus en difficulté dans la compétition scolaire[4]Erwan Lehoux, Payer pour réussir. Le Marché du soutien scolaire, Syllepse, Paris, 2018, 94 p. Voir aussi « Le soutien scolaire, un outil au service de l’égalité ? », Carnets rouges n°2, janvier 2015, p. 34-36.

Un contexte institutionnel favorable

Ces stratégies ne sont pas nouvelles mais elles sont désormais déployées dans un contexte qui contribue à les légitimer. Longtemps resté à « l’ombre du système éducatif »[5]Mark Bray, À l’ombre du système éducatif. Le développement des cours particuliers : conséquences pour la planification de l’éducation, Institut international de planification de l’éducation (IIPE, Unesco), Paris, 1999, 107 p., le soutien scolaire s’affiche désormais publiquement. Pour de nombreux élèves, il n’est plus l’objet d’un tabou ; il apparaît au contraire comme une preuve de l’investissement dans sa scolarité.

Si les campagnes publicitaires des grandes entreprises du secteur[6]Voir Erwan Lehoux, « Quand le néolibéralisme récupère l’éducabilité et concurrence le tous capables sous de faux airs progressistes », Carnets rouges n°5, décembre 2015, p. 16-18 ont sans aucun doute contribué à ce processus de légitimation, les politiques éducatives ont également encouragé le développement de ces stratégies scolaires, en mettant au centre de l’école la réussite et l’épanouissement individuels de l’élève. Ainsi, la réponse aux difficultés scolaires rencontrées par les élèves prend la forme de dispositifs individualisés et externalisés en dehors de la classe tandis que l’orientation est pensée en termes de « projet personnel ».

La loi de 1989, qualifiée par Lionel Jospin de « révolution copernicienne », si elle s’inscrit dans la logique d’une évolution déjà en cours, a cristallisé ces transformations de l’école[7]Sylvie Aebischer, « Mettre l’élève et le management au centre du système » : sociologie d’un moment réformateur : le ministère Jospin » (1988-1989), Thèse de doctorat, sous la direction de Jean-Louis Marie, soutenue à l’université Lyon 2, 2010, 638 p.. Avec des nuances, parfois quelques divergences, les réformes poursuivies depuis ont confirmé ces principes généraux. Ces dernières années, les réformes du lycée, du baccalauréat et de l’entrée dans l’enseignement supérieur ont contribué à imposer une conception de l’orientation selon laquelle chaque élève devrait se comporter comme l’entrepreneur de son propre parcours. La liberté de choix affichée se heurte non seulement aux possibilités effectives de répondre favorablement aux vœux des élèves mais aussi et surtout à la rationalité sur laquelle ces choix devraient reposer.

Le développement du coaching scolaire ou l’individualisation à son paroxysme

Stéphane Boiteux, fondateur de Motivsup, organisme de coaching scolaire, ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait, aux lendemains du lancement de la plateforme Parcoursup que « le gouvernement a fait un choix audacieux, celui de donner aux lycéens la responsabilité de leur orientation et donc celui du choix »[8]Stéphane Boiteux, « Admission Post Bac est mort, vive Parcoursup ! », article publié le 14 janvier 2018 sur son profil Linkedin. Et de préciser : « La nouvelle plateforme d’orientation baptisée Parcoursup […] va permettre aux futurs bacheliers […] de formuler leur projet personnel d’orientation à travers des choix argumentés […]. Parcoursup invite à une démarche réfléchie, sérieuse et argumentée. »

La pratique du coaching scolaire, que l’on peut définir comme une forme spécifique de soutien scolaire, non-disciplinaire, visant davantage à acquérir une certaine méthodologie, à favoriser le bien-être et l’épanouissement personnels et à construire son projet d’orientation, s’est développée plus récemment. Si la pratique demeure encore marginale, elle concerne en très grande majorité des enfants des couches supérieures et des strates les plus favorisées des couches moyennes[9]Anne-Claudine, Oller Le coaching scolaire. Un marché de la réalisation de soi, Presses universitaires de France, Paris, 2020, 270 p.

D’abord issu des milieux sportifs avant d’être adopté dans les entreprises à destination des cadres, le coaching, malgré ses déclinaisons multiples, reste associé à la recherche de la performance individuelle dans un cadre compétitif. Non seulement, l’accompagnement proposé est individualisé mais, surtout, l’individu est désigné comme une fin en soi. Or, comme le montre Scarlett Salman, la force du coaching est précisément d’amener l’individu à accepter une part de responsabilité au nom de son propre développement. Ainsi, « accepter d’endosser une part de la responsabilité, accepter de se faire coacher, c’est […] agir, “évoluer autrement”, même s’il s’agit surtout d’évoluer personnellement, de modifier ses attentes ou ses choix, de se changer soi au lieu de changer le monde »[10]Scarlett Salman, « Le coaching est-il porteur d’une psychologisation des rapports sociaux dans l’entreprise ? », Raison présente, n°162, 2e trimestre 2007, Nouveaux aspects du travail, p. 76. Le coaching, malgré les apparences, a ainsi une fonction éminemment conservatrice, de légitimation de l’ordre social.

Quand l’individualisation gagne le champ associatif

Depuis 1989, les réformes n’ont pas seulement promu l’individualisation des parcours scolaires et des enseignements, elles ont également encouragé l’intervention des acteurs socio-économiques dans l’école, au nom de son ouverture sur le monde extérieur. Ce sont en particulier des associations qui ont profité de cette aubaine pour retrouver une certaine légitimité, alors même que les organisations traditionnelles de l’éducation populaires connaissaient un certain essoufflement. Or, la multiplication de ces partenariats a sans doute transformé l’école autant qu’elle a transformé les organisations parties prenantes, parfois au prix de certains renoncements. En outre, des acteurs souvent issus du monde de l’entreprise ont su profiter de la nouvelle donne institutionnelle pour créer de nouvelles associations, rompant avec l’héritage traditionnel de l’éducation populaire.

L’AFEV apparaît comme une association à la charnière entre deux générations d’associations. Si elle reste issue du milieu militant traditionnel, elle opère un certain nombre de ruptures. En particulier, alors que l’accompagnement scolaire tel que défini dans la charte de 1992 consistait plutôt en une prise en charge des élèves en groupe par un professionnel[11]Olivier Leproux, Sociologie de la « Réussite éducative » : un cas d’école des nouvelles politiques éducatives, Thèse de doctorat, sous la direction de Patrick Cingolani, soutenue à l’université Paris 10, Nanterre, 2017, p. 97 98, l’accompagnent à la scolarité proposé et défendu par l’AFEV est individuel et réalisé par un accompagnateur bénévole. En 2005, l’AFEV sera l’un des principaux partenaires du gouvernement lors de la mise en œuvre du plan « 100 000 pour 100 000 » qui consiste selon les mots de Gilles de Robien à « inciter, partout en France, les étudiants des universités et les élèves des grandes écoles à accompagner la scolarité de collégiens et lycéens des quartiers défavorisés »[12]Discours prononcé le 16 octobre 2006 par Gilles de Robien à la Maison Méditerranée des Sciences de l’Homme.. Dans la suite de son propos, le ministre de l’époque précise l’esprit de ce programme, qui annonce déjà les politiques d’excellences qui se multiplieront les années suivantes, sous les présidences de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande : « Tous ces jeunes les aideront à mieux imaginer leur avenir scolaire, ils les aideront à oser envisager des études peut-être plus longues et plus ambitieuses. Car, je crois aux vertus de l’ambition. Le drame de certains établissements, c’est que l’ambition scolaire s’y est étiolée. Parfois elle y a presque disparu ! […] Nous avons besoin de passeurs, et ces 100 000 étudiants le seront. Ils seront des passeurs de l’ambition et de l’excellence. »[13]Idem.

Or, l’AFEV a contribué à construire le cadre dans lequel se sont développées de nombreuses associations, plus récentes, appartenant très clairement au pôle entreprenant du monde associatif, dont Article 1 est sans doute l’exemple idéal-typique. Le nom de l’association est une référence à l’article premier de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Selon le commentaire proposé sur le site internet de l’association, l’égalité, ici, « ne signifie pas qu’il n’existe pas de différences, mais qui rappelle que les distinctions ne peuvent pas, ne doivent pas, être fondées sur l’origine ». Ainsi, l’objectif de l’association est notamment « de faire en sorte que notre pays reprenne le pouvoir sur son avenir […] en donnant leur chance à toute la jeunesse, qui apportera et exprimera demain ses talents[14]À propos de l’usage de ce terme, voir Jean-Yves Rochex, « Talents », Carnets rouges n°20 : Abécédaire critique de la ”novlangue” éducative, octobre 2019, p. 32, pour faire la richesse de nos entreprises et de notre pays »[15]Sur le site internet d’Article 1 : https://article-1.eu/tout-savoir-article-1/.

Le nouveau visage de l’élitisme

L’exposition « Les visages de la réussite » est révélatrice de ce renversement des valeurs dans une partie du champ des associations éducatives. À l’initiative d’Article 1, avec le soutien de la mairie de Paris, le photographe Ferrante Ferranti brosse les portraits de 60 jeunes accompagnés par l’association, afin de « mettre en évidence toute la force et la détermination de ses jeunes qui font de l’égalité des chances une réalité »[16]Sur le site internet d’Article 1 : https://article-1.eu/les-visages/expo/. Tout se passe comme si l’expression des différences et la valorisation de la diversité se substituaient à l’exigence d’égalité tandis que le développement des potentiels de chacun et la réalisation individuelle remplaçaient la construction du commun comme finalités de l’école. De sorte que la lutte contre les déterminismes sociaux camoufle à peine un renversement fondamental des valeurs, au profit d’un élitisme assumé.

Or, cet événement n’est pas isolé. Ces dernières années, un réseau d’associations similaires (Chemins d’avenir, Socrate, Télémaque, etc.) s’est structuré, largement subventionné par le ministère mais aussi par de grandes entreprises, intervenant dans un certain nombre d’établissements scolaires, en proposant notamment d’accompagner les élèves dans la construction de leur projet d’orientation. Ces associations entretiennent par ailleurs des liens avec d’autres organisations aux objectifs différents, tels que Le Choix de l’école ou encore Éloquentia[17]Ces dernières sont d’ailleurs hébergées au sein de l’Ascenseur, siège social qu’elles partagent avec Article 1., qui ont cependant en commun de proposer une vision de l’école et de la réussite scolaire individualiste, élitiste et finalement très libérale.

Du coaching scolaire marchand aux opérations proposées par ces associations, reste à estimer les effets performatifs des discours et des pratiques sur les élèves. Sous couvert de lutter contre les déterminismes et de donner aux jeunes le pouvoir sur leur propre avenir, à quel point leur font-ils porter la responsabilité de leur propre parcours ? Dans quelle mesure contribuent-ils ainsi à légitimer l’idéal d’égalité des chances et, finalement, l’ordre élitiste du monde ?

Erwan Lehoux
Doctorant en sciences de l’éducation
CIRCEFT-ESCOL, Université Paris 8
Membre de l’Institut de recherches de la FSU

Bibliographie

Dominique Glasman et Georges Collonges, Cours Particulier et construction sociale de la scolarité, CNDP et FAS, Paris, 1994, 269 p.

Erwan Lehoux, Payer pour réussir. Le Marché du soutien scolaire, Syllepse, Paris, 2018, 94 p. Voir la note de lecture sur Carnets rouges.

Anne-Claudine Oller, Le coaching scolaire. Un marché de la réalisation de soi, Presses universitaires de France, Paris, 2020, 270 p. Voir la note de lecture sur Carnets rouges.

Scarlett Salman, Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise, Presses de Sciences Po, Paris, 2021, 318 p.

Notes[+]