École et élitisme,  Numéro 24,  Paul Devin

Soft-skills : pour l’école du bonheur et de la croissance !

L’importance croissante donnée aux compétences comportementales prétend changer la donne d’une réussite scolaire et sociale que l’on affirme désormais fondée sur la révélation des talents et l’épanouissement des potentialités. Elle prétend en finir avec l’élitisme des savoirs et des diplômes en éduquant aux « compétences douces » qui ouvriraient les portes du bonheur et de la croissance !

Vouloir assigner à l’école des finalités éducatives qui outrepassent la transmission des savoirs académiques n’est pas chose nouvelle. Notre école républicaine a connu les tentations des catéchismes citoyens qui prétendaient parfois « instruire des moyens d’être heureux sur terre[1]Charles Renouvier, Manuel républicain de l’homme et du citoyen, 1848, chap. 1. ». Et ne nous méprenons pas… dénoncer l’éducation comportementale ne sous-entend pas qu’il faudrait renoncer aux finalités éducatives de l’école mais veut considérer qu’elles résultent d’un exercice de la raison fondé sur les connaissances et la culture commune et construites par la sociabilité scolaire et la liberté. Nombre d’écrits pédagogiques, sociologiques et philosophiques ont, dans les perspectives ouvertes par Durkheim, cherché à définir les conditions pour que l’éducation morale ne puisse pas se confondre avec un asservissement idéologique. Cependant, les classes dominantes voient dans la transmission de comportements normés le moyen le plus sûr de garantir la reproduction d’un ordre social utile à leurs intérêts particuliers.

Apprendre versus apprendre à être

On peut constater depuis les années 1970, des tentatives réitérées d’affirmation du primat absolu de la finalité éducative aux dépens de la transmission de savoirs. Dans un rapport coordonné par Edgar Faure pour l’Unesco, où il est désormais question d’« apprendre à être », cette finalité est affirmée comme préférable à celle « d’acquérir, de façon ponctuelle, des connaissances définitives[2]Lettre de Edgar Faure au directeur général de l’UNESCO in Edgar Faure et al., Apprendre à être, UNESCO, 1972, p.XVI ». L’époque est traversée par les illusions de l’éducabilité cognitive de Feuerstein même si, très tôt, des études doutent fort des effets positifs de la méthode[3]Michel Huteau, Jacques Lautrey, Daniel Chartier et Even Loarer, Apprendre à apprendre…la question de l’éducabilité cognitive, in Gérard Vergnaud, Apprentissages et didactiques, où en est-on ? Hachette, 1994, p. 151-178. L’idée même de pouvoir enseigner des compétences transversales semble des plus fragiles[4]Bernard Rey, Les compétences transversales en question, ESF, 1996 dès lors qu’on constate leur faible transférabilité. On peut fantasmer la boîte à outils… mais cela ne suffit pas à la rendre efficiente. Quant aux évaluations, elles ne constatent généralement que de faibles progrès, limités aux effets immédiats et circonscrits de l’entraînement intensif à une situation particulière. La question reste entière de la pertinence d’un apprentissage procédural sans contenu. Cela n’empêche pas PISA de vouloir intégrer ces « compétences douces » en s’inscrivant dans l’obsession d’une opposition binaire simpliste : « développer la participation, la créativité, la résilience » plutôt que de « remplir le cerveau des élèves[5]Propos de Miyako Ikeda, analyste PISA cité par Laura Berny, Éducation : dans les coulisses du classement Pisa, Les Échos, 29 novembre 2019 ». Mais à chaque fois, c’est au nom de la démocratisation de la réussite scolaire que ce renoncement aux savoirs académiques est affirmé nécessaire. On peut craindre pourtant qu’au-delà de la générosité apparente de l’intention, nous soyons face aux risques d’une pédagogie plus élitaire encore. Ce n’est pas d’une question de méthode dont il s’agit ici : défendre la nécessité d’une centration de l’école sur les savoirs ne présume pas de la manière avec laquelle on les enseigne et ne renonce pas à permettre à l’élève de construire le sens de son activité scolaire. Par contre, on peut craindre qu’« apprendre à apprendre » ne soit qu’une illusion procédurale fort éloignée de l’élucidation des enjeux de l’activité scolaire et qu’elle reste donc une activité socialement très discriminante.

Démocratisation de l’accès à l’emploi ?

Transformer le marché de l’emploi pour ouvrir à tous les métiers d’avenir : Ashoka présente ainsi les finalités de startups qu’il a accompagnées et dont la création a été soutenue par des organismes publics, des grandes entreprises ou leurs fondations. La raison énoncée est toujours celle de la justice sociale mais elle masque mal les objectifs d’utilité, d’adaptabilité et autres nécessités dictées par des besoins de l’économie libérale et les desideratas du patronat. La sociologie critique[6]Samuel Bowles, Herbert Gintis, Schooling in Capitalist America, Basic Books, 1977 avait pourtant clairement alerté sur les risques que cet apprentissage du « savoir être » puisse être prédéterminé par des rôles sociaux assignés par l’origine : la subordination pour les uns, l’inventivité pour les autres …

L’entreprise défend aujourd’hui une « pratique inclusive » du recrutement qui la conduit à embaucher non plus en fonction de la qualification mais du « talent » évalué intuitivement. Tout cela se pare d’un discours d’humanité, d’égalité mais laisse vite transparaître que l’attitude attendue est essentiellement celle de l’engagement. Sous couvert de coaching, de « management capacitant », la question de la qualification disparaît sous celle des potentialités. On peut y voir un formidable espoir de démocratisation du recrutement capable de donner sa chance à chacun… ou une forme d’asservissement qui, en échange d’une relation apparemment plus humaine et plus libre, fabrique une dépendance particulière avec l’employeur qui vous a choisi et qui prétend exiger, en échange du développement de vos talents, la disponibilité la plus engagée et le salaire le plus réduit ! Sous une forme d’apparence moderne, ce sont les vieilles mythologies d’un accès à la richesse par les talents et le mérite qui ressurgissent ici.

L’école, l’entreprise et l’éducation comportementale

Mais pourquoi l’idée de renforcer les finalités comportementales de l’école intéresse autant les entreprises ? La fondation Bettencourt finance, dans la perspective de son développement en France, le programme « Savoir être à l’école » pour former, « grâce à une approche comportementale et neurocognitive », des enseignants « passeurs d’enthousiasme et de sérénité[7]FUNDP, Savoir-être à l’école, Rapport d’évaluation, 2009 ». Au-delà des perspectives de défiscalisation permises par les fondations ou de la recherche des bénéfices d’une image sociale de générosité, les enjeux idéologiques ne sont pas des moindres.

Tout d’abord, faire croire à une réussite scolaire dénuée de toute origine sociale : ce qui serait en jeu ne se fonderait que sur des stratégies comportementales réputées capables de faire émerger des potentialités personnelles. La démocratisation scolaire est ainsi déconnectée de toute vision sociale. L’éducation socio-comportementale s’inscrit parfaitement dans ce discours de générosité apparente qui proclame s’intéresser à l’enfant pour lui-même en révélant ses potentialités. On ne sait pas trop si ces potentialités sont issues d’une prédétermination naturelle, une sorte de don, ou si elles résultent des expériences de la petite enfance, mais comment imaginer qu’une telle conception ne soit pas profondément inégalitaire ?

Outre cette volonté idéologique d’abandon de toute problématisation sociale, l’apologie du « savoir-être » s’inscrit dans un discours de modernité entrepreneuriale qui veut laisser croire à l’humanisation des rapports par le management. En réalité, sous un discours mettant en avant la confiance et le respect, se joue une application exacerbée du taylorisme dont les effets sont délétères sur les conditions de travail[8]Danièle Linhart, La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Erès, 2015.

Algan, Blanquer : l’école au service de la croissance économique

Dans un tel contexte, en confiant à Yan Algan l’organisation d’un colloque[9]« Quels professeurs pour le XXIe siècle ? », 1er décembre 2020 au cœur du Grenelle de l’éducation, Jean-Michel Blanquer franchissait une étape nouvelle dans la place donnée aux questions socio-comportementales dans le travail enseignant. Mais agissant ainsi, il élucidait une bonne part des doutes qui pouvait subsister sur leur enjeu réel.

Yan Algan est l’économiste qui conçoit l’État comme une start-up[10]Yann Algan, Thomas Cazenave (dir.), L’État en mode start-up, Eyrolles 2016. Dans la synthèse qu’il rédigera au lendemain du colloque de Grenelle, Algan réaffirme un postulat qu’il avait déjà développé en 2013[11]Yann Algan, Pierre Cahuc, Andrei Shleifer, Teaching Practices and Social Capital, American Economic Journal, vol. 5, n° 3, 2013, p. 189-210 puis en 2018[12]Yann Algan, Élise Huiller, Corine Prost, Confiance, coopération et autonomie, pour une école du XXIe siècle, Les notes du conseil d’analyse économique, n° 48, octobre 2018 : les résultats des élèves français aux évaluations internationales sont dus à un déficit des compétences socio-comportementales et sont donc indépendantes des moyens investis dans le service public d’éducation. L’enjeu, au-delà des résultats scolaires en eux-mêmes, est celui de la croissance économique : l’insuffisante maîtrise des compétences socio-comportementales entraîne une « défiance » défavorable à la croissance. La motivation première de cette éducation aux soft-skills est donc clairement annoncée : servir les visées de l’économie libérale. En échange, une vie meilleure est promise.

Aux perspectives d’une éducation citoyenne fondée sur la raison et les savoirs se sont substituées les alchimies douteuses du bonheur résultant de la croissance. Ce n’est plus en construisant une égalité réelle que nous chercherons à dépasser les difficultés de nos concitoyens à vivre et travailler dignement mais en leur donnant les capacités comportementales d’un « bien-être émotionnel ». On comprend mieux pourquoi les analystes de PISA, pris dans les idéologies libérales de l’OCDE, veulent mesurer les capacités de résilience !

En proclamant la « confiance » comme le mot clé de sa mandature ministérielle, Jean-Michel Blanquer n’avait pas l’intention de réaffirmer l’importance de la liberté pédagogique. Il se situait sur un tout autre plan, celui des affirmations de Kenneth Arrow, Yann Algan et Pierre Cahuc qui tentent de construire une culture citoyenne nouvelle dédiée à soutenir la croissance économique plutôt qu’à affirmer les droits à l’égalité. Leur logique libérale veut emporter l’école dans cette mutation, quitte à renoncer aux ambitions d’une éducation citoyenne que l’école républicaine tente, tant bien que mal, de viser. Car, Yann Algan résume lui-même l’essentiel des enjeux : « À résultats scolaires égaux, les compétences socio-comportementales continuent à être cruciales après la formation initiale, sur le marché du travail. Elles sont associées à un meilleur taux d’emploi, à des salaires plus élevés[13]Op.cit. p.5 ».

Rarement l’école n’avait connu un tel renoncement !

Paul Devin
Président de l’Institut de recherches de la FSU

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