Erwan Lehoux,  Numéro 5,  Tous capables ! Mais de quoi ?

Quand le néolibéralisme récupère l’éducabilité et concurrence le tous capables sous de faux airs progressistes

Si un élève est en difficulté, la meilleure solution est de redoubler… d’attention.

Quand un élève ne progresse pas, il doit abandonner… les méthodes qui ne lui conviennent pas.

Un élève en difficulté est un élève ignorant… ses points forts.

Ces quelques slogans ne sont pas issus d’une campagne militante en faveur du tous capables mais de publicités pour l’organisme Acadomia, qui n’est pourtant pas considéré, c’est le moins que l’on puisse dire, comme un promoteur d’une école plus égalitaire. Faut-il rappeler que le patron d’Acadomia est par ailleurs Président de la Fédération du service aux particuliers (FESP), membre du MÉDEF ? Comment expliquer cette apparente et paradoxale proximité entre le discours progressiste en faveur du tous capables et le discours véhiculé par certaines franges du patronat ?

Ce dernier participe d’abord d’une stratégie de communication permettant à Acadomia de mieux s’adresser à ses potentiels clients. En cela, il reflète – et renforce – un discours communément admis, en particulier parmi les classes moyennes, sur lequel s’appuient également les responsables politiques lorsqu’ils mettent en œuvre des réformes pédagogiques qui visent à individualiser l’éducation.

Plus fondamentalement, de la validité de ce discours dépend l’existence même du soutien marchand. En effet, si les capacités cognitives des élèves étaient bel et bien naturellement déterminées et immuables, alors l’utilité du soutien scolaire et plus généralement de tous les efforts individuels serait nulle. Ainsi, pour des entreprises telles qu’Acadomia, il est impératif que chaque élève soit en mesure de progresser, ne serait-ce qu’un peu, et surtout que les parents en soient convaincus, sans quoi tout effort – et donc tout recours au soutien scolaire mais aussi tout dispositif d’accompagnement à la scolarité – serait vain.

C’est d’ailleurs ce qu’affirmaient déjà les pédagogues dans les décennies qui ont suivi la Révolution en forgeant le postulat d’éducabilité. Ils énonçaient alors une proposition somme toute évidente : pour que processus d’éducation il y ait, il convient que les individus soient éducables, c’est-à-dire qu’ils soient aptes à apprendre. À l’époque, il est vrai que le postulat d’éducabilité, en s’opposant fondamentalement aux conceptions naturalistes des capacités cognitives des individus, constituait un progrès vers l’égalité. Cependant, aujourd’hui, éducabilité résonne étonnamment avec employabilité… Devons-nous craindre une récupération néolibérale de ce concept qui prendrait de faux airs progressistes ? Rien n’est moins sûr. Luc Boltanski et Ève Chiappello[1]Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999, 843 p. ne nous enseignent-t-ils pas que le néolibéralisme est en mesure d’intégrer les discours critiques en en tordant le sens, comme ce fut le cas des discours soixante-huitards en faveur de la liberté et de l’épanouissement ?

La déclinaison néolibérale de l’éducabilité, un progressisme… en apparence seulement !

Derrière le progressisme apparent des messages véhiculés par les publicités pour Acadomia, il suffit d’être un peu attentif pour saisir la véritable conception des capacités cognitives des sujets qui est supposée. Ainsi, si un élève ne saurait être considéré comme ignorant, il semble en revanche disposer de points forts ou de potentiels. N’est-ce pas là une autre manière de désigner les talents ou les dons naturels chers aux conservateurs ?

En définitive, la véritable conception des capacités cognitives à laquelle adhèrent les offreurs de soutien scolaire, même s’ils ne la formulent pas ainsi, est une conception conservatrice souple, selon laquelle les sujets sont inégalement capables de réussir, en raison de handicaps – que ceux-ci soient biologiques ou socio-culturels. Cela signifie non pas que la réussite est pré-déterminée et qu’il ne sert à rien d’essayer d’agir pour la favoriser mais, au contraire, que chaque individu est différent et aurait besoin d’un programme pédagogique adapté.

De fait, cette conception des capacités cognitives des sujets repose sur la conviction que les individus sont fondamentalement inégaux. Ce discours est néanmoins paré de progressisme au nom du respect des différences et de la personnalité de chacun.

Concrètement, cela engage d’abord le rapport pédagogique. Ainsi, le volume de travail nécessaire à un même niveau de réussite serait différent d’un élève à autre, de même que chacun aurait une manière particulière d’apprendre, en fonction, par exemple, de son type de mémoire (visuelle, auditive, etc.). La dernière campagne d’Acadomia s’inscrit tout particulièrement dans cette conception.

De là à proposer aux élèves des contenus personnalisés, il n’y a qu’un pas. Au nom de la prise en compte des individualités, il conviendrait de permettre à chacun de choisir ses études en fonction de ses propres goûts et de ses propres talents. À titre d’exemple, il serait malvenu de pousser un élève à poursuivre des études générales si celui-ci affirme qu’il préférerait passer un CAP car l’important serait que cet élève puisse s’épanouir en faisant ce qui lui plaît. De même, certains défendent la mise en place de formations à la carte, qui consisteraient à laisser les lycéens choisir les enseignements qu’ils souhaitent suivre en fonction de leurs envies et de leurs goûts.

De fait, ce discours méconnaît les apports de la sociologie, notamment, mais aussi des neurosciences, qui montrent que les individus sont éminemment sociaux, c’est-à-dire que leurs envies et leurs goûts, de même que leurs capacités cognitives sont très largement socialement construits, ce depuis la naissance et tout au long de leur socialisation. Au nom du respect de ces différences, qui n’ont pourtant rien de naturelles, ce discours invite à renoncer à l’égalité. En laissant les élèves choisir leur orientation en fonction de leurs envies et de leurs goûts, les tenants de ce discours, en croyant respecter la personnalité des élèves, renoncent en réalité à ouvrir leur champ des possibles, lequel est généralement plus réduit lorsque les élèves sont issus de milieux défavorisés que lorsqu’ils sont issus de milieux plus aisés. En cela, ce discours justifie les politiques les plus conservatrices et favorise l’enfermement des individus dans leur classe d’origine plutôt que de viser leur émancipation.

L’individualisation de l’éducation, cheval de Troie du néolibéralisme à l’école

Ce processus d’individualisation des rapports éducatifs et des contenus s’inscrit dans le cadre d’une compétition scolaire renforcée qui va de pair avec une conception utilitariste de l’éducation selon laquelle cette dernière constitue un investissement individuel en vue d’obtenir un emploi et, si possible, d’espérer une rémunération relativement élevée.

“ Pour les néolibéraux, la différence n’est pas seulement une donnée d’origine mais, plus encore, un objectif en tant que tel. ”

Face à la crainte du chômage et du déclassement, chacun a en effet intérêt à optimiser ses chances de réussir à l’école car les diplômes demeurent le meilleur « passeport pour l’emploi », comme l’affirme le programme de SES en Seconde. Dès lors, l’individualisation reflète une logique de différenciation non pas des produits mais des individus ; en définitive, pour les néolibéraux, la différence n’est pas seulement une donnée d’origine mais, plus encore, un objectif en tant que tel.

Dans cette course à l’emploi qui nécessite de développer son employabilité, chacun devient responsable de son capital humain, c’est-à-dire, en premier lieu, de son parcours éducatif et de ses qualifications, dans lequel il est censé investir. Ce discours, qui tend à transformer les individus en entrepreneurs d’eux-mêmes, a notamment été vulgarisé sous la forme du développement personnel.

“ Ainsi, récupéré et traduit par le néolibéralisme, l’éducabilité devient la capacité de réussir de façon autonome à l’intérieur du marché scolaire, de façon à réaliser, par la scolarité, le potentiel qu’on a en soi. ”

Selon une définition couramment attribuée au Ministère du travail et de l’emploi, l’employabilité est « la capacité d’évoluer de façon autonome à l’intérieur du marché du travail, de façon à réaliser, de manière durable, par l’emploi, le potentiel qu’on a en soi ». Cette proposition est intéressante puisqu’il suffit de remplacer quelques mots pour obtenir une définition particulière de l’éducabilité sans que celle-ci ne soit très éloignée de son sens d’origine. Ainsi, récupéré et traduit par le néolibéralisme, l’éducabilité devient la capacité de réussir de façon autonome à l’intérieur du marché scolaire, de façon à réaliser, par la scolarité, le potentiel qu’on a en soi.

N’est-ce pas très concrètement ce en quoi consistent le coaching scolaire ou le soutien scolaire, lorsqu’ils proposent aux élèves de développer leur confiance en eux afin d’être mieux disposés à réussir ou encore à acquérir les bonnes méthodes et à réviser les bases ? Cette tendance est doublement dangereuse. D’une part, elle favorise une conception très mécanique de l’éducation dès le plus jeune âge, selon laquelle il importe seulement de réussir et non de comprendre. D’autre part, elle renvoie la responsabilité de l’échec scolaire non pas à la société dans son ensemble et plus particulièrement à l’école mais à l’individu lui-même et ses parents, conformément à l’idéologie méritocratique.

À l’inverse, l’idée selon laquelle l’école a aussi comme objectif de donner à tous les élèves une culture commune devient secondaire. Comment pourrait-il en être autrement dès lors que les rapports éducatifs et les contenus sont individualisés ? Il est plus que jamais nécessaire de démasquer ce discours individualiste, car trop de militants, y compris parmi les plus progressistes, ont tendance à y adhérer, sans en mesurer la portée politique réelle.

Être tous capables, ce n’est pas seulement être éducables !

De fait, le tous capables est d’abord un principe d’action politique selon lequel tous les élèves sont également capables d’apprendre. Il s’agit de considérer, en s’appuyant sur un certain nombre d’analyses scientifiques, que les individus ne sont pas seulement tous éducables mais qu’ils le sont, de surcroît, tous autant les uns que les autres. Bref, c’est bien sur l’égalité des capacités cognitives des sujets que repose le tous capables.

“ Il s’agit de considérer, en s’appuyant sur un certain nombre d’analyses scientifiques, que les individus ne sont pas seulement tous éducables mais qu’ils le sont, de surcroît, tous autant les uns que les autres. ”

Dès lors, il n’y a aucun raison de revendiquer l’individualisation des rapports pédagogiques par la mise en place de parcours différenciés ou de soutien personnalisé. Il convient, au contraire, de revendiquer une réforme de l’école qui permette à tous les élèves de réussir, donc de s’attaquer aux pratiques pédagogiques qui participent à la sélection sociale sans même que les enseignants n’en aient conscience, ce que des sociologues comme Bourdieu et Passeron ont mis en avant dès les années soixante-dix, avant que d’autres chercheurs en sociologie et en sciences de l’éducation n’en développent l’analyse.

Si l’égalité ne signifie pas l’identité, si l’école n’a pas vocation à fabriquer des sujets identiques en série, alors le tous capables doit conduire à donner à tous les élèves une culture commune et à proposer une éducation en commun, en favorisant un processus collectif d’apprentissage et de co-construction des savoirs grâce à la coopération. Autant d’objectifs qui ne sont pas ceux de la déclinaison néolibérale de l’éducabilité !

Erwan Lehoux
Etudiant en sociologie

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