Marine Roussillon,  Numéro 9,  Quel service public pour l'éducation ?

Quel service public pour l’éducation ?

En inventant l’école obligatoire, la troisième République a aussi inventé le service public national d’éducation : si l’État exige de tous les enfants qu’ils reçoivent une éducation il doit, dans le même temps, leur en garantir les moyens. Cette invention apparaît comme un compromis entre des exigences diverses : la nécessité pour le patronat capitaliste d’avoir recours à une main d’œuvre mieux formée, dans le contexte de la Révolution industrielle ; la nécessité pour la jeune République de former des citoyens et de les doter d’une culture commune ; l’aspiration populaire à une plus grande maîtrise des savoirs ; mais aussi la nécessité d’un contrôle social des populations.

Nous sommes les héritiers de ce compromis, qui se trouve profondément bousculé par les évolutions actuelles de la société française. La place croissante des savoirs complexes dans la production de valeur ajoutée fait depuis quelques dizaines d’années de l’éducation l’un des principaux terrains de la lutte des classes. Avec l’apparition de technologies nouvelles, le patronat capitaliste a, à nouveau, besoin d’une élévation du niveau de formation des futurs salariés, mais il cherche à réduire le coût de cette formation et à empêcher qu’elle ne donne aux salariés les pouvoirs qui vont avec la maîtrise des savoirs. Dans le même temps, l’aspiration populaire aux savoirs – aux qualifications, protectrices dans un contexte de crise économique, et à une culture émancipatrice – grandit. Dans une République fragilisée par la généralisation des logiques capitalistes de concurrence et de guerre, l’école apparaît à la fois comme le lieu où peuvent s’exprimer les aspirations au partage et à la mise en commun et comme un instrument de maintien de l’ordre, d’imposition de valeurs et de hiérarchies. Pris dans ces contradictions, le service public d’éducation nationale est en crise. Cette crise n’est pas un déclin mais un combat : dans ce combat, « défendre » le service public ne peut pas suffire. Il s’agit d’en définir les finalités et d’en déterminer les formes nouvelles. Quel(s) service(s) public(s) pour construire du commun et permettre l’émancipation individuelle et collective ?

Le service public d’éducation a toujours coexisté avec un secteur marchand. La massification scolaire des années 1970 et les difficultés auxquelles elle s’est heurtée se sont accompagnés d’un essor important de ce secteur marchand. D’une part, la place croissante des savoirs dans l’économie et la société a produit une forte demande d’éducation : le marché mondial de l’éducation se développe rapidement et s’avère extrêmement rentable – particulièrement là où il n’existe pas de service public. D’autre part, les politiques libérales ont participé, en France et en Europe, à l’essor de ce marché. Tandis que la baisse des dépenses publiques dégrade le service public d’éducation, les aides de l’État au secteur marchand se multiplient : défiscalisation des cours privés, loi Carle obligeant les collectivités locales à subventionner l’enseignement privé, partenariat entre l’Éducation nationale et Microsoft…

“ Un marché scolaire généralisé se met en place, dans lequel le service public fait figure de produit « bas de gamme » pour ceux qui n’auraient pas les moyens de se payer mieux. ”

Cette concurrence de plus en plus agressive contribue en retour à transformer le service public. Un marché scolaire généralisé se met en place, dans lequel le service public fait figure de produit « bas de gamme » pour ceux qui n’auraient pas les moyens de se payer mieux. Là encore, les politiques libérales ont largement contribué à la généralisation de logiques marchandes : la suppression de la carte scolaire, l’autonomie des établissements, la fin des horaires nationaux ont mis en concurrence les établissements et les familles. Les établissements sont ainsi poussés à se distinguer les uns des autres par leur offre de formation plutôt qu’à créer du commun dans un service public unifié ; les élèves se voient proposer des parcours individualisés ; le traitement de la difficulté scolaire est externalisé vers le secteur marchand ou associatif. Le secteur public est de moins en moins une alternative au secteur marchand, il est de plus en plus fragmenté et intégré au marché.

“ Une politique de progrès pour l’école devra articuler l’encadrement du marché de l’éducation (…) et une transformation profonde du service public d’éducation. ”

Dans ce cadre marchand, le service public est impuissant à assurer l’égal traitement de ses usagers, comme à faire prévaloir les logiques de partage et de mise en commun qui devraient le caractériser. Un projet communiste ne peut donc pas se contenter de défendre le service public. Si le service public est l’instrument nécessaire de politiques publiques nationales, il n’en est pas la garantie. Il n’est pas non plus la condition suffisante d’une école de l’égalité ou d’une éducation émancipatrice. Une politique de progrès pour l’école devra articuler l’encadrement du marché de l’éducation – avec l’objectif de sa disparition – et une transformation profonde du service public d’éducation pour le rendre capable d’accueillir et de faire réussir tous les élèves.

Sans développer ici l’ensemble des transformations nécessaires, j’aimerais m’intéresser aux relations entre l’école publique et trois de ses concurrents : l’école privée, les politiques locales et le marché mondial de l’éducation. Ces trois instances, qu’elles soient sollicitées pour pallier les défaillances du service public ou qu’elles en soient de véritables adversaires, participent aujourd’hui de la fragilisation du service public national et de la marchandisation de l’éducation. Observer les problèmes qu’elles se proposent de résoudre permettra de dégager des axes de bataille pour un service public renforcé et transformé.

L’enseignement privé prend plusieurs formes : celle des écoles privées, confessionnelles ou non, liées ou non à l’État par un contrat, qui sont autant d’alternatives à l’école publique ; et celle des cours privés développés par des entreprises comme Acadomia, qui viennent compléter l’éducation reçue à l’école. Ces différentes formes ont en commun d’affirmer leur capacité à accueillir et à faire réussir ceux que l’école publique laisse sur le bord du chemin. Acadomia et ses équivalents se proposent de résoudre les difficultés scolaires que le service public ne parvient pas à résoudre. Quant aux écoles privées, elles n’attirent pas que des familles poussées par des choix confessionnels. Beaucoup arrivent dans le privé avec l’idée qu’une école qui accueille tout le monde sera nécessairement moins efficace qu’une école qui choisit ses élèves. Pire, pour certaines familles, il n’y a pas le choix : les enfants souffrant d’un handicap sont ainsi souvent poussés vers le privé faute de place dans le public. Les modalités de la concurrence entre privé et public sont éclairantes : pour défendre le service public, il est essentiel de le transformer : de le rendre capable d’accueillir et de faire réussir tous les élèves. L’école pour tous doit devenir l’école de la réussite de tous. Pour cela, l’école publique a besoin de moyens, qu’il faudra reprendre au privé notamment en abrogeant la loi Carle. Mais cela ne suffira pas : les questions du temps scolaire, de la formation des enseignants, des contenus et des pratiques pédagogiques sont essentielles.

Les politiques locales n’ont apparemment rien à voir avec le privé. Le soutien scolaire municipal, les dispositifs d’accueil des collégiens exclus, les écoles régionales de la deuxième chance pour les décrocheurs ne s’inscrivent pas dans une logique marchande mais cherchent à pallier les difficultés du service public. Ils s’inscrivent cependant, souvent en dépit des élus qui les mettent en œuvre, dans des logiques de concurrence ou de délégation avec le service public d’éducation nationale et contribuent ainsi à le fragiliser. Ils contribuent en effet à casser le cadre national du service public tout en favorisant un traitement des difficultés scolaires extérieur à l’école, plutôt qu’une transformation de l’école pour qu’elle fasse réussir tous les enfants. Comment rompre avec cette substitution des politiques locales au service public national, sans pour autant renoncer à agir localement ? Une fois encore, la réponse réside en partie dans une transformation du service public d’éducation. Tout ce qui est nécessaire à la réussite scolaire doit être enseigné à l’école, c’est à l’école de traiter la difficulté scolaire. Les actions concertées avec les associations, les collectivités locales, pourront alors constituer de véritables partenariats. Les collectivités locales peuvent s’appuyer sur leurs compétences pour œuvrer à la nécessaire transformation de l’éducation nationale et refuser la sous-traitance pour construire de véritables alliances éducatives à partir de leurs missions propres (développement des infrastructures sportives et culturelles nécessaires aussi bien aux activités scolaires qu’aux loisirs, mise en œuvre de politiques culturelles permettant à chacun de s’épanouir…).

Ces dernières années, le service public est confronté au développement de plus en plus rapide d’un marché mondial de l’éducation. Pour les entreprises qui veulent vendre de l’éducation, le service public national représente à la fois un concurrent sur le marché français et un immense réservoir de compétences et de données utilisables sur d’autres marchés. Ainsi, le partenariat entre Microsoft et le ministère de l’éducation nationale ne permet pas seulement au géant de l’informatique de se créer une clientèle en habituant les élèves français à utiliser ses logiciels, il lui offre aussi la possibilité de collecter des données sur les façons d’apprendre de très nombreux élèves, données qu’il pourra utiliser dans la conception de logiciels et de formations. Face à la marchandisation des savoirs, le service public peut promouvoir un autre modèle, fondé sur le partage et la coopération. Cela passe par exemple par l’usage et la promotion des logiciels et de manuels libres et collaboratifs, par le développement des temps de travail collectif compris dans le service pour les enseignants et les personnels, par la multiplication des coopérations internationales.

Le savoir n’est pas facilement marchandisable. C’est un bien non aliénable, qu’on ne perd pas quand on le donne. Au contraire, il s’enrichit d’être partagé. Quand il s’agit de produire et de diffuser des connaissances, les logiques de partage sont donc plus efficaces que les logiques d’appropriation. Porter l’exigence d’un service public d’éducation fondé sur le partage et la coopération, ce n’est pas seulement une nécessité pour la justice sociale et la démocratie. C’est aussi la réponse la plus efficace au rôle croissant des savoirs dans nos sociétés.

Marine Roussillon
Membre du Comité exécutif du PCF
en charge des questions d’éducation.