École et élitisme,  Numéro 24,  Thierry Delcourt

Contraintes de norme et d’adaptation scolaire : une machine à fabriquer du handicap

La contrainte de norme et d’adaptation scolaire de plus en plus contrôlée est une machine à fabriquer du handicap. Le trouble neurodéveloppemental en est l’instrument qui participe à une duperie, l’exclusion inclusive. L’élève ne peut faire de sa différence sa force. Que faire ? Changer l’école pour que l’enfant ne soit pas réduit à un disque dur à réinitialiser.

L’enfant en difficulté ou différent vit aujourd’hui un moment critique entre l’ambition d’inclure tout enfant en milieu scolaire et l’obsession de l’Éducation nationale (EN) à évaluer selon une norme standardisée à laquelle l’élève doit correspondre selon l’âge. Le contrôle de ses capacités et du comportement, prescrit par l’école dès la maternelle, exige qu’il se plie à des évaluations scolaires, sociales, instrumentales. Si le comportement et les apprentissages dévient par rapport aux normes définies par l’EN, les parents sont sommés de faire passer des bilans à leur enfant (neuropsychologique, orthophonique, psychomoteur). Cela devient injonction qui conditionne l’accueil de l’enfant dans la classe. Or, ces bilans sont biaisés par leur orientation organiciste qui conclut systématiquement à un trouble neurodéveloppemental. Ce TND relevant du handicap, il nécessiterait rééducations et traitements médicamenteux. Si un enfant présente des difficultés à suivre le programme ou manifeste un comportement gênant, son inadaptation à la norme, de causalité multifactorielle, en fait un handicapé. Il subira un programme rééducatif. L’équipe éducative enclenche le processus en pointant l’inadaptation et en dictant les bilans. Les conclusions sont validées par la Maison départementale des personnes handicapées[1]MDPH qui assure le financement rééducatif et dirige vers les professionnels ayant reçu son agrément.

Le trouble neurodéveloppemental est un jeu de dupe

Une difficulté rencontrée avec ou par l’enfant devient inadaptation… qui devient anormalité… qui devient TND… qui devient handicap… la boucle est bouclée ! Par une série déductive de conclusions réductrices erronées, l’enfant à problème devient enfant en situation de handicap. Ce procédé relève d’un algorithme simpliste et d’un arbre décisionnel homogénéisant. Cela est présenté aux parents comme La vérité. Or, la proposition est simple donc facile à faire accepter : « votre enfant est en situation de handicap. Nous devons le traiter et le rééduquer. Vous bénéficierez d’aide financière à condition de suivre le parcours défini par les spécialistes validés par la MDPH. Votre enfant restera dans le milieu scolaire normal avec adaptation. Il aura auprès de lui une AESH[2]L’AESH (accompagnant des élèves en situation de handicap) remplace l’AVS (auxiliaire de vie scolaire)., ce qui facilitera son inclusion et sa progression scolaire ».

Le désarroi des parents

Pédopsychiatre, je reçois de plus en plus de parents en désarroi qui viennent pour leur enfant : « Jules a 4 ans, la maîtresse dit qu’il n’est pas normal et incapable de suivre le programme, que ça sera pire en primaire ; il aurait un trouble neurodéveloppemental ». « Théo a 5 ans, il est hyperactif. La maîtresse ne peut plus le garder car elle a 25 élèves et il perturbe la classe. Il a besoin d’un traitement. Le pédiatre dit qu’il est TDAH. Il a prescrit de la Ritaline[3]Méthylphénidate, dérivé amphétaminique censé lutter contre les troubles de concentration et l’agitation.. Ça nous fait peur, il n’a pas l’âge de prendre ça mais il est obligé. » Si l’enfant résiste, on y adjoint un antipsychotique, Rispéridone[4]Prescrit abusivement pour le redoutable trouble oppositionnel avec provocation (TOP du surréaliste DSM5). dont les effets secondaires sont encore plus dramatiques. À ces verdicts d’autant plus brutaux que les enseignants sont aux abois dans des classes surchargées où l’inclusion met en péril leur travail, correspondent 3 catégories : le TSA, trouble du spectre de l’autisme, le TDA/H, trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité et les troubles d’apprentissages liés aux multiples DYS.

L’utilisation fallacieuse du TND sans tenir compte de la dimension psychosociale et le recours systématique à la MDPH font que nombre d’élèves sont jugés handicapés et abusivement traités. On peut se réjouir que l’élève en difficulté bénéficie d’aide spécialisée mais l’étiquette handicap et ses retombées délétères pénalise l’enfant plutôt que de l’aider. L’inclusion devient exclusion par stigmatisation et surdité aux causes réelles du trouble de l’enfant, sans relativiser la fréquence du côté transitoire de décalage de maturité. Anxieux, passif, rebelle, insécurisé, l’enfant demande à être entendu et le symptôme resitué à sa juste place. Souvent, l’obstacle relève de facteurs psychosociaux.

Les enseignants n’en peuvent plus d’avoir à se plier aux protocoles standardisés et aux contrôles de l’EN, d’avoir à subir l’inclusion d’enfants en grande difficulté dans leur classe, ce qu’ils supporteraient si des moyens leur étaient accordés pour l’assumer. Or, cela leur est imposé sans réduction d’effectif, sans réels moyens matériels et humains, sans formation digne de ce nom pour réaliser un enseignement adapté.

Intérioriser le handicap : un processus d’exclusion inclusive

En quoi l’enfant en difficulté ou différent est-il gênant ? Il a le tort d’être singulier. Son attitude est statistiquement décalée, ce qui en fait l’anormal-inadapté-handicapé. Dérouté, il réagit de façon passive ou agressive car sa difficulté redouble face aux autres élèves qui affrontent bien, face à ce jugement qui le met en échec. L’enseignant et l’équipe scolaire entrent dans une spirale infernale qui conduit l’élève à se sentir rejeté, surtout si les parents anxieux se désolidarisent de lui, aggravant la situation d’échec là où il n’y avait qu’obstacle. Si l’enfant ne parvient pas – pas encore – à accéder à certains apprentissages relationnels et intellectuels, il a des aptitudes que l’école, corsetée dans ses références et ses programmes, n’est pas capable de valoriser et n’en a pas le désir. L’enfant doit se conformer. Il faut le rééduquer alors qu’il est en voie d’éducation. Il faut le traiter alors qu’il est plus souvent qu’on ne le pense, maltraité, non pas par ses parents – ce qui arrive et c’est facteur de trouble de comportement et d’apprentissage – mais par l’abstraction de programmes élitistes, par les évaluations (source d’anxiété des jeunes élèves par définition immatures), par l’enseignant qui « en a un dans le nez », par d’autres élèves qui ne manquent pas de pointer toute faiblesse.

Que peuvent les parents ?

Il est indispensable que les parents se repèrent face à la diversité des troubles et différences que présentent l’enfant, qu’ils puissent les identifier et les comprendre sans les nier ni les dramatiser. Les parents n’ont pas à se laisser impressionner par les injonctions d’un système scolaire rigide. Ils doivent lutter contre la stigmatisation de leur enfant sans se laisser abuser par la procédure du handicap, de prescription médicamenteuse et de rééducations. Pour cela, ils ont besoin d’être aidés par les professionnels d’éducation et de santé. L’autorité parentale doit être respectée, elle n’a pas à être contournée par des enseignants non formés à l’intelligence biopsychosociale des troubles, et otages du système normatif d’inclusion relié au handicap et à son corollaire, l’obligation rééducative et médicamenteuse. Il arrive que l’enseignant et l’équipe éducative utilisent l’arme fatale, l’information préoccupante à la CRIP[5]Cellule départementale de Recueil des Informations préoccupantes, signalement pour maltraitance, contre le parent qui s’oppose aux bilans et aux directives de l’équipe éducative et de la MDPH.

Pour trouver l’accompagnement qui conviendra le mieux à l’enfant, les parents doivent choisir des spécialistes qui comprendront les difficultés et y répondront sans se soumettre au parti pris systématique du dysfonctionnement cérébral. L’enfant est un être bio-neuro-psycho-social. Il peut présenter un trouble transitoire lié au décalage de maturité dont la résolution ne justifie pas de l’évaluer ni de l’étiqueter. Sa différence relève d’une singularité qui n’a pas lieu d’être normalisée. Ceci dit, on peut s’attarder à des pathologies multifactorielles qui nécessitent des soins différents.

Faire de sa différence une force

Que signifie faire de la différence d’un enfant sa force ? En extraire une qualité valorisante alors qu’elle est pointée comme handicap. C’est une utopie dans le système scolaire actuel rigide, élitiste, pourvoyeur, amplificateur d’inégalité sociale[6]Voir l’analyse d’un professeur en SEGPA, Rachid Zerrouki, Les Incasables, Robert Laffont, 2020. Il ne s’agit pas de banaliser le problème de l’enfant ni de lui refuser une aide mais de ne pas en attendre LA solution car c’est un élément parmi d’autres, notamment tout ce qui peut déployer son potentiel sans vouloir le faire entrer à tout prix dans les cases standards des normes scolaires.

L’apparition d’un trouble relève de 5 facteurs. Le hiatus entre milieu familial et milieu scolaire est un motif fréquent de difficulté précoce de l’enfant lors de son adaptation scolaire avec le risque d’aggravation lié au comportement de l’enseignant et des autres élèves. Le conflit entre la maturité de l’enfant et l’exigence des programmes et du cadre scolaire est un pourvoyeur de troubles d’apprentissage et de comportement. Le décalage culturel et social est une réalité qui fait obstacle à l’exigence scolaire d’homogénéiser le groupe classe, ce qui ne fait que creuser les disparités entre élèves, donc l’opposition aux règles et les réactions négatives au programme scolaire. C’est la spirale de l’échec scolaire et du trouble du comportement. La tyrannie élitiste de l’enseignement général et la dépréciation des filières professionnelles est un grave obstacle à l’épanouissement d’élèves qui se vivent stigmatisés, découragés, dévalorisés. Les conditions d’enseignement dans des classes surchargées, avec des enseignants mal formés alors qu’ils le demandent, les exigences irréalistes de l’EN quant à la rigidité des programmes, à l’obsession d’évaluer et de contrôler, au formatage algorithmique et au repérage du décalage statistique.

Que faire si ça ne fonctionne pas : changer l’école ou changer d’école ?

Une vraie inclusion suppose des classes adaptées avec des enseignants formés qui bénéficient de supervision, avec des aides spécialisées intégrées dans la classe, avec une pédagogie souple et des évaluations a minima, avec une ouverture des classes aux parents qui peuvent être source d’apport pédagogique. Si tout le monde veut le bien de l’enfant, il faut s’en donner les moyens. S’il est question d’inclusion, cela ne peut se faire qu’avec des classes à petit effectif avec des enseignants ayant reçu une formation et volontaires. Une école de la République doit prendre en compte la diversité et les différences. Ça coûte cher mais c’est le meilleur investissement. C’est le prix à payer pour inclure des enfants en difficulté psychique, neuropsychique et/ou sociale. Cela requiert une audace politique contre la ghettoïsation et pour l’accès à l’éducation adaptée pour tous.

Les aménagements, plutôt que de faciliter l’accès aux programmes de l’EN, le complexifient. Aujourd’hui, l’enfant qui pose problème est inclus à temps partiel. Il se vit exclu à cause de l’inadéquation des programmes et de sa présence en pointillé. Il vit mal le nomadisme entre classe adaptée et classe normale, ponctué de séances de rééducation. Le dédoublement des CP et CE1 en REP+[7]REP, réseau d’éducation prioritaire. REP+, renforcé. est un premier pas pour lutter contre l’exclusion et les inégalités sociales mais pourquoi le limiter aux REP alors que cela devrait s’appliquer à toutes les classes de maternelle et primaire, dédoublées avec des enseignants formés. Cela ne va pas sans un effort de mixité sociale tenant compte de la diversité culturelle et valorisant la filière professionnelle.

L’enfant n’est pas un disque dur

Si le repérage précoce d’un trouble est nécessaire, il ne doit pas occulter sa contextualisation sociale, l’analyse du fonctionnement de sa classe, de son école, le diagnostic d’inadéquation du programme scolaire. L’enfant ne se réduit ni à un objet, ni à un sac à remplir de savoir, ni à un disque dur à réinitialiser. Le comprendre nécessite de contextualiser ses difficultés ; et l’aider oblige à trouver une solution en lien avec ses facteurs de perturbation.

La plupart des neuroscientifiques sont d’accord pour nommer scientiste, ni prouvée ni validée, l’assimilation de tous troubles à un trouble neurodéveloppemental, un handicap à rééduquer sur des conclusions de bilan orientées et erronées. Si la communauté scientifique et les praticiens s’élèvent contre cette dérive, on constate la marche forcée d’une politique du cerveau assise sur une vision de l’enfant-computer. Les scientistes agissent sur les associations de parents et font la part belle à des praticiens instrumentalisés qui servent la soupe handicap au peuple par le canal des médias. Les politiques n’ont plus qu’à suivre ce train et légiférer pour ne pas déplaire.

Thierry Delcourt
Pédopsychiatre
Reims

Bibliographie

Thierry Delcourt, La fabrique des enfants anormaux, Max Milo, 2021

Thierry Delcourt, Je suis ado et j’appelle mon psy, Max Milo, 2015

Patrick Landman, Tous hyperactifs, Albin Michel, 2015

Philippe Meirieu, La riposte, Autrement, 2018

Rachid Zerrouki, Les Incasables, Robert Laffont, 2020

Notes[+]