École et élitisme,  Jean-Yves Rochex,  Numéro 24

L’élitisme et l’égalité des chances contre la démocratisation

Au nom de la « diversification » et de « l’ouverture » du recrutement des « élites », mais aussi de la « personnalisation » des parcours scolaires, se met en œuvre depuis vingt ans une reconfiguration des politiques publiques d’éducation et de la politique d’éducation prioritaire, qui substitue à l’objectif de démocratisation une rhétorique de « l’égalité des chances » qui lui tourne le dos.

« Après la révolution de la démocratisation qui, voilà trente ans en France, avait relevé le défi de la quantité et de la diversité en accueillant tous les enfants dans le second degré, nous avons lancé celle de la personnalisation » ; « Personnaliser, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que dans une classe aujourd’hui, vous avez à détecter les cinq élèves qui ont du potentiel et qui doivent aller loin, qu’on doit porter le plus loin possible dans le système éducatif. Moi je crois en l’école de l’excellence, je crois au mérite républicain » : ainsi s’exprimait en 2011, Luc Chatel, alors Ministre de l’éducation nationale, dont le Directeur des enseignements scolaires était un certain Jean-Michel Blanquer. La circulaire de rentrée 2011 reprenait alors le propos de Nicolas Sarkozy affirmant que les internats d’excellence, créés en 2008 pour offrir à une minorité d’élèves « méritants » des quartiers en difficulté de réaliser leur « potentiel » en vue d’une promotion sociale exemplaire, étaient « l’avant-garde de l’éducation prioritaire ». Une telle orientation n’est pour autant pas l’exclusivité des ministres et gouvernements de droite et la politique dite « d’excellence » visant à promouvoir l’accès d’une minorité d’élèves de ZEP aux filières les plus élitistes s’affirme en février 2000 avec la création par circulaire de « pôles d’excellence », soit donc sous le ministère de Ségolène Royal, dont la conseillère chargée de l’éducation prioritaire affirmait qu’il s’agissait ainsi de « pousser plus résolument la jeune élite scolaire qui émerge des quartiers populaires ». Un an plus tard, Sciences Po Paris met en place une procédure spécifique de recrutement pour des élèves de « lycées ZEP », début d’une série d’initiatives, qui seront souvent regroupées sous le label « Cordées de la réussite », visant à « l’ouverture sociale » des grandes écoles ou du recrutement des « élites ». Un tel mouvement connaîtra son point d’orgue en janvier 2005, avec la signature de la « Charte pour l’égalité des chances dans l’accès aux formations d’excellence »[1]Charte signée entre le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, le ministère de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale, le Ministère délégué à l’Intégration, à l’Égalité des chances et à la Lutte contre l’exclusion, la Conférence des Présidents d’Université, la Conférence des Grandes écoles, et la Conférence des directeurs d’écoles et formations d’ingénieurs..

Une reconfiguration des politiques publiques d’éducation

Au nom de la « diversification » et de « l’ouverture » du recrutement des « élites », mais aussi de la « personnalisation » des parcours scolaires censée s’adapter à la « diversité » des élèves et de leurs caractéristiques individuelles (talents, mérites, intérêts, potentiels, rythmes…[2]L’usage de ces termes, dans lesquels convergent les doxas puéro-centriques et les idéologies néo-libérales, est d’autant plus fréquent qu’ils ne sont jamais définis ou conceptualisés.), se met ainsi en œuvre une reconfiguration des politiques publiques d’éducation, notamment de la politique d’éducation prioritaire, qui substitue à l’objectif initial de démocratisation de celle-ci une rhétorique de « l’égalité des chances » qui lui tourne le dos. Aller dans le sens de « l’égalité des chances », ce serait faire que chaque élève, chaque famille, notamment ceux des milieux populaires, adoptent les valeurs et comportements qui leur permettent de devenir les « entrepreneurs » de leur propre carrière scolaire, et que le système éducatif diversifie et élargisse son offre pour leur permettre de donner « la pleine mesure » de ce dont ils sont porteurs. Il s’agit dès lors bien moins d’œuvrer à la réduction des inégalités sociales et sexuées en matière de formation scolaire et d’accès aux savoirs et à leur exercice critique, que de promouvoir une approche individualisante et des dispositifs qui n’interrogent guère les modes de fonctionnement de notre système éducatif (pourtant l’un des plus inégalitaires du monde) en visant à la maximisation des chances de réussite de chacun (cf. Rochex, 2010).

Il convient tout d’abord de dire que ces dispositifs « d’ouverture sociale » sont bien loin de réaliser les objectifs affichés. Ainsi les conventions ZEP – Sciences Po n’ont-elles concerné, depuis leur création, qu’environ un élève de ZEP sur 1 500. Et une récente étude de l’Institut des Politiques publiques montre que la démocratisation des grandes écoles est loin d’être au rendez-vous : « Malgré les dispositifs d’ouverture sociale qui ont été mis en place par certaines grandes écoles à partir du milieu des années 2000, on constate que leur recrutement a très peu changé, qu’il s’agisse du profil social et scolaire de leurs étudiants, de leur origine géographique ou de la répartition filles/garçons » (Bonneau & al., 2021). Ce qui n’empêche pas les grandes écoles concernées de tirer profit de ce type de dispositif, en termes d’image et d’accroissement de leur clientèle et de leurs ressources.

Outre son caractère illusoire, cette politique « d’excellence » ou « d’ouverture sociale » repose sur des présupposés pour le moins discutables. D’une part, elle consacre le fonctionnement et les filières élitistes de notre système éducatif, que la politique ZEP se proposait justement de transformer, notamment en interrogeant les modèles de réussite. Parler dorénavant – y compris quand on est sociologue – de « formation des élites » quand naguère on aurait parlé de « formation des classes dominantes » n’est par ailleurs pas neutre et contribue à masquer que le bilan de ces supposées élites, formées par les grandes écoles telles que Sciences Po, l’ENA ou l’ESSEC, en matière de conduite des affaires du pays ou du système éducatif est loin d’être brillant. D’autre part, les promoteurs et thuriféraires de cette politique, que Viviane Isambert-Jamati (1973) nommait « les hommes de bonne volonté de l’orthopédie sociale », soucieux de développer l’ambition et l’esprit de compétition des élèves méritants des milieux populaires, et prétendant ainsi « apporter des valeurs à ceux qui n’en ont pas, ou qui n’ont pas celles qu’il faut avoir », partagent à la fois volontarisme (caritatif plutôt que politique) et illusions ou aveuglement (volontaire ou non) sur l’apolitisme de la pédagogie et des modes de fonctionnement du système éducatif.

Le déni de la question sociale

Envolées dès lors, non seulement toute visée de transformation scolaire et sociale, mais aussi toute approche en termes d’inégalités et de rapports sociaux. N’existe plus que la diversité des individus et des territoires, et tout questionnement sociologique est disqualifié ou vidé de sa substance, au profit d’une alliance entre psychologie individualisante (voire neurosciences) et théorie du capital humain. Considéré comme inatteignable et obsolète, l’objectif politique de démocratisation ne peut alors que disparaître derrière celui de mobilité, comme dans cette citation du discours d’Emmanuel Macron à Roubaix en novembre 2017, mise significativement en exergue du dossier de presse présentant le dispositif des Cités éducatives : « L’éducation est le premier terrain de cette bataille pour la mobilité géographique et sociale ». D’où, trois ans plus tard, en septembre 2020, cette autre déclaration stupéfiante du même Emmanuel Macron devant un parterre d’élus de milieux ruraux réunis à Clermont-Ferrand : « J’ai la conviction que les inégalités de situation sont les mêmes (entre quartiers populaires et zones rurales) » ; « Quand vous êtes en banlieue parisienne en difficulté vous êtes très loin de la capitale car vous n’avez pas de transports publics. Et c’est vrai d’un jeune de votre département » (le Puy de Dôme). Plus de question sociale donc, plus d’objectif de lutte contre la ségrégation sociale et scolaire et pour la démocratisation ; tout est affaire de fluidité et de modernisation, de facilitation des initiatives et des entreprises individuelles. L’idéologie fondamentale est que tout est du ressort des individus, que « quand on veut, on peut », qu’il s’agit avant tout de promouvoir les valeurs de compétition, et que la réussite des « premiers de cordée » ne peut être qu’un encouragement et un modèle pour les autres. Les expériences américaines d’affirmative action ont pourtant montré que des mesures ne profitant qu’à une très faible minorité d’élèves de milieux populaires contribuent à creuser les inégalités internes aux catégories de population censées en être bénéficiaires, accroissent très sensiblement la dégradation des conditions de scolarisation et accentuent l’effet de disqualification et de relégation pour la grande majorité des autres (Wilson, 2004).

La démocratisation n’est pas l’égalité des chances

On voit ainsi que non seulement l’idée d’égalité des chances est bien loin de rimer avec celle de démocratisation, mais qu’elle peut lui tourner résolument le dos. Il n’est dès lors pas inutile de rappeler la manière dont, il y a plus de soixante ans, Henri Wallon critiquait la conception méritocratique de la démocratisation scolaire, fondée sur l’idéologie d’égalité des chances, y compris en se démarquant de certaines formulations utilisées dans le plan qui porte son nom. « Il y a deux façons de concevoir l’enseignement démocratique. Il y a d’abord une façon individualiste qui paraît avoir prédominé dans la période d’entre les deux guerres : c’est de poser que tout homme, tout enfant, quelle que soit son origine sociale, doit pouvoir, s’il en a les mérites, arriver aux plus hautes situations, aux situations dirigeantes. (…) C’est en fait une conception qui reste individualiste en ce sens que, si les situations les plus belles sont données aux plus méritants, il n’y a pas, à tout prendre, une élévation sensible du niveau culturel pour la masse du pays », écrivait-il en 1946, dans un article intitulé « L’Éducation nouvelle et la réforme de l’enseignement ». Pour les tenants d’une telle conception, « que l’effectif de la future élite se rétrécisse avec les années de scolarité n’est pas pris comme un signal d’alarme, comme la preuve d’un échec pédagogique, mais comme un fait fatal et naturel. Au lieu de s’en prendre aux méthodes et aux programmes, d’en chercher qui soient ajustés au but essentiel, à la scolarisation culturelle de toute la jeunesse, qui soient en rapport avec l’orientation actuelle de ses curiosités et de ses intérêts, la solution est cherchée dans des « enseignements courts », dans des enseignements réduits aux rudiments indispensables » ; « Ce n’est plus d’élites dirigeantes et profiteuses qu’il (est) question, mais de chacun dans la dignité de sa personne et de son rôle professionnel et social. (…). La justice scolaire c’est l’école travaillant à la révélation et à l’épanouissement de toutes les activités virtuelles qui peuvent se rencontrer chez un enfant », poursuivait-il dans une préface de 1960 à la réédition du plan Langevin-Wallon. Ce qui requiert de repenser la culture scolaire comme principe de culture commune, bien au-delà de l’idée de socle minimum, en remettant en cause la hiérarchie sociale et de légitimité culturelle des différentes filières, disciplines et spécialisations, et des différents domaines d’activité. Ainsi écrivait-il que, si « la triade théorie-technique-pratique paraît bien avoir des applications en pédagogie », ce ne doit pas être « comme principe de différenciation scolaire entre les enfants, mais bien au contraire comme une obligation d’organiser pour chacun d’eux toutes les formes possibles de leur activité » (Éducation et psychologie, 1961) pour aller à l’encontre de « cette mutilation de l’homme en Homo sapiens et Homo faber (qui) a longtemps pesé sur l’organisation de notre enseignement » (1945, La Réforme de l’Université, Enseignement et Culture). Rappel éminemment salutaire en cette période de très grande confusion politique et idéologique !

Jean-Yves Rochex
Professeur émérite
Université Paris 8 Saint-Denis
Laboratoire CIRCEFT-ESCOL

Bibliographie

Philippe Bongrand, « L’introduction controversée de “l’excellence“ dans la politique française d’éducation prioritaire (1999-2005) », Revue française de pédagogie, n° 177, 2011. <En ligne : https://journals.openedition.org/rfp/3379>

Cécile Bonneau, Pauline Charousset, Julien Grenet et Georgia Thebault, Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ? Institut des Politiques Publiques, 2021.

Viviane Isambert-Jamati, « Les “handicaps socio-culturels“ et leurs remèdes pédagogiques », L’Orientation scolaire et professionnelle, n° 4, 1973 ; repris dans Revue française de pédagogie, n° 206, 2020. <En ligne : https://journals.openedition.org/rfp/8871>

Jean-Yves Rochex, « Les trois “âges“ des politiques d’éducation prioritaire : une convergence européenne ? », in Choukri Ben Ayed (dir.), L’école démocratique. Vers un renoncement politique ? Paris, Armand Colin, 2010.

William J.Wilson, Les oubliés de l’Amérique, tr. fr., Desclée de Brouwer, 2004 (édition originale 1987).

Notes[+]