Agnès van Zanten,  École et élitisme,  Numéro 24

Le double élitisme de l’école française

Pour comprendre l’élitisme de l’école française, et son rôle dans le maintien des inégalités, il est utile de se pencher sur les différentes modalités qu’il épouse. Il est également important de saisir aussi bien les racines historiques de ce phénomène que les visages différents qu’il peut prendre au fil des évolutions sociales et de celles des institutions d’enseignement.

Malgré une ambition égalisatrice hautement affichée, l’école française reproduit voire renforce des inégalités liées aux ressources économiques et culturelles des familles qui lui confient leurs enfants. Régulièrement confirmé par des enquêtes internationales et nationales, ce constat n’est guère contesté mais donne lieu à diverses interprétations. Dès les débuts de la sociologie de l’éducation, l’orientation élitiste du système éducatif français a été pointée du doigt comme un des principaux ressorts de ces inégalités. Toutefois, la polysémie du terme n’a guère favorisé une vision claire des processus à l’œuvre. Pour mieux les appréhender, le cadre théorique élaboré par le sociologue américain Ralph Turner s’avère très pertinent à condition de revisiter ses principales propositions en tenant compte des changements sociaux et scolaires et des modes de théorisation des inégalités d’éducation intervenus depuis son élaboration[1]Pour une présentation plus élaborée de cet argument, voir A. van Zanten, « La fabrication familiale et scolaire des élites et les voies de la mobilité ascendante en France », L’Année sociologique, 66, 1, 2016, p. 81-114..

L’élitisme revendiqué : logique de tournoi et excellence de quelques-uns

Cet auteur[2]Ralph Turner, « Sponsored and contest mobility and the school system », American Sociological Review, 25, 6, 1960, p. 855-867. distingue deux modalités de mobilité ascendante par l’école : la compétition (contest mobility) et le parrainage (sponsored mobility). L’idéaltype de la compétition, dont la représentation la plus appropriée est la course sportive, correspond à une vision du statut social comme conquis grâce à des efforts individuels, les carrières scolaires étant organisées de manière à garantir des épreuves équitables aboutissant à une sélection incontestable des meilleurs. Celui du parrainage met au centre l’idée de cooptation, dont l’image la plus pertinente est celle du club, et l’idée que le statut est conféré en fonction des qualités que les élites souhaitent trouver chez les nouveaux prétendants à leur position, les carrières scolaires étant caractérisées par la sélection précoce des « élus » et l’exclusion des autres.Cette typologie originale garde un fort pouvoir explicatif du rôle que jouent deux modalités différentes d’élitisme dans la reproduction scolaire des inégalités mais à plusieurs conditions. La première est de ne pas considérer que l’un ou l’autre type prédomine dans un cadre national donné mais qu’ils sont souvent étroitement imbriqués. Cette imbrication s’explique notamment par la diffusion des normes de compétition au sein des pays où dominaient auparavant des logiques de parrainage, la méritocratie scolaire devenant au cours des 19e et 20e siècles le principe légitime d’organisation des carrières scolaires et professionnelles. Le cas de la France relève clairement de ce processus mis en avant de façon précoce et violente par les révolutionnaires afin d’effacer toute trace des formes de parrainage héritées de l’Ancien Régime.

Pour comprendre les modalités de cette imbrication dans le contexte français, il est utile également d’adopter la distinction introduite par un autre sociologue américain entre la compétition inclusive, privilégiant le maintien de tous dans la course jusqu’aux étapes les plus avancées de la scolarité, à laquelle Turner fait le plus souvent allusion, et une « mobilité de tournoi » (« tournament mobility »)[3]James E. Rosenbaum, , « Tournament mobility: Career patterns in a corporation », Administrative Science Quarterly, 24, 2, 1979, p. 220-242. Dans celle-ci, au contraire, les chances d’ascension des candidats s’amenuisent au fil des épreuves, les perdants étant exclus du système ou orientés vers des voies moins valorisées. En France, c’est ce deuxième type de compétition qui a prévalu en lien avec la rupture profonde dans l’organisation sociale que souhaitaient introduire les révolutionnaires, mais aussi avec une certaine vision agonistique de la gloire déjà présente auparavant parmi certaines fractions de l’aristocratie et dont Durkheim[4]Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, Paris, Puf, 2014 [1938]. attribue l’importation dans le système scolaire aux collèges jésuites.

Pour mieux saisir l’imbrication, voire l’hybridation, de la compétition et du parrainage dans le système éducatif français, il faut aussi se pencher sur la définition du mérite. S’intéressant à l’exemple étatsunien, Turner l’associe exclusivement aux notions d’effort et d’ambition. Or en France, comme l’ont souligné Bourdieu et Passeron[5]Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit,1970, le mérite a été davantage perçu comme l’expression du « talent », valeur aristocratique liée à la naissance, que de l’effort, valeur bourgeoise méprisable, et associé à une vision substantielle de l’excellence renvoyant à l’ethos et à la culture de la noblesse puis de la bourgeoisie. Les élèves d’origine modeste y subissent de ce fait une « violence symbolique » qui tient à la fois à la dureté des épreuves, au travers desquelles l’école impose ses règles à la société, et à leur contenu, qui permet aux groupes au pouvoir d’exercer une domination culturelle sur les autres.

Les transformations de rapports de force entre fractions de classes dominantes et les vagues successives de massification de l’enseignement secondaire et supérieur, n’ont pas conduit à l’abandon, loin s’en faut, de la logique de tournoi, mais les évaluations à caractère définitif ont été reportées à des niveaux supérieurs, leur nature ayant parallèlement évolué. D’une part, l’examen, au sens d’épreuve terminale permettant la confrontation interindividuelle des mérites des élèves, n’est plus la forme canonique de sélection. Il est concurrencé par une appréciation des « dossiers » de ces derniers, qui confronte chaque élève séparément aux exigences de l’institution. D’autre part, et corrélativement, les critères d’évaluation portent moins sur des savoirs associés aux fractions culturelles des classes dominantes que sur des traits de personnalité valorisés par les fractions économiques. Adoptant le visage plus managérial de la performance, l’exigence en termes de résultats renvoie désormais les perdants à leur incompétence mais aussi à leur manque de stratégie.

L’élitisme dissimulé et externalisé : la « canalisation » des carrières scolaires

Le parrainage au sens de Turner consiste plutôt en l’existence de voies de scolarisation distinctes, restreignant l’accès à la culture de l’élite et aux positions les plus prestigieuses et mieux rémunérées aux héritiers des groupes dominants. Ce type de parrainage a fortement structuré le système éducatif français. S’il a formellement disparu de l’enseignement secondaire moyen avec l’instauration du collège unique, il perdure au lycée où les trois voies existantes s’adressent à des publics différents, forgent des identités sociales distinctes par le biais de curricula spécifiques et structurent des parcours séparés, la filière suivie déterminant encore largement l’accès à celles du supérieur et, pour les sortants, le type d’emploi. L’enseignement supérieur est lui aussi depuis longtemps marqué par la hiérarchie entre les grandes écoles et l’université, à laquelle s’est ajoutée, à la faveur du développement d’un enseignement technologique et professionnel supérieur, celle entre les filières longues et courtes.

Ce parrainage a pu cohabiter avec le principe de compétition méritocratique grâce à des modes de justification qui ont évolué dans le temps. Jusqu’à la première moitié du 20è siècle, l’existence d’institutions scolaires distinctes était sous-tendue par une vision sociale conservatrice, la mobilité individuelle par l’école ne devant pas bouleverser un ordre social hiérarchique garant de la cohésion sociale, et par une vision économique adéquationniste, l’école ayant pour mission de préparer les individus à des emplois correspondant à la division du travail. Alors que l’idéologie conservatrice perdait du terrain, celle liée à l’efficacité économique monta en puissance pendant les Trente Glorieuses avec la mise en avant des besoins d’une économie planifiée et en expansion, offrant des emplois requérant des niveaux d’études hiérarchisés. La « mise en système » des institutions d’enseignement par les réformes structurelles de la Cinquième République, permit l’introduction d’une forme plus puissante encore de légitimation grâce à un autre mode d’hybridation des logiques de compétition et de parrainage : la justification de l’orientation entre les différentes filières par les « aptitudes » différentielles des élèves, autrement dit par une évaluation objective des « talents ».

A partir du milieu des années 1970, les bouleversements économiques et sociaux et la massification scolaire ainsi que la mise en lumière dans les recherches du caractère peu méritocratique de l’orientation ont contribué à discréditer le dirigisme et la centralisation des décisions ainsi que l’imposition de parcours par les agents scolaires et leur uniformisation. S’en est suivie non pas une disparition, mais une transformation des mécanismes de canalisation des élèves dans le système d’enseignement. On assiste en effet à l’émergence, à côté des filières, de formes plus détournées et plus incertaines de maintien de parcours distincts, notamment l’offre plus large de cours optionnels et la plus grande possibilité de choix des établissements. Ces nouveaux arrangements institutionnels permettent à l’État central de dissimuler son rôle dans le parrainage des futures élites en renvoyant la responsabilité d’une part aux échelons locaux, notamment aux établissements scolaires et, d’autre part, et surtout, aux usagers.

La ségrégation scolaire et sociale des publics qui en résulte est déplorée mais justifiée, d’une part par le caractère méritocratique de la sélection, l’accès aux options et aux établissements les plus prestigieux étant conditionné par le dossier scolaire de l’élève et, d’autre part, par le respect de l’autonomie des acteurs locaux. Cette autonomie est valorisée au nom de l’adaptation de l’école aux besoins différenciés des territoires et d’une plus grande efficacité. Elle est aussi valorisée chez les élèves — par exemple chez les lycéens baccalauréat général qui peuvent désormais construire des parcours personnalisés en « panachant » des options associées aux anciennes sections — qui exerceraient ainsi leur liberté et apprendraient à construire leurs carrières scolaires et professionnelles. Elle est plus critiquée en revanche chez les parents vers qui l’État externalise la responsabilité de ses effets négatifs. Or, s’il est évident que les plus dotés en ressources sont engagés dans un parrainage familial intensif qui porte préjudice aux autres parents, ils le sont d’autant plus qu’ils doivent faire face aux exigences renouvelées de la compétition méritocratique et du parrainage scolaire.

Conclusion

Le système scolaire français se caractérise ainsi par un double élitisme : un élitisme revendiqué, fondé sur un principe de compétition méritocratique censé faire émerger les « meilleurs » mais doublement biaisé par l’association des contenus d’enseignement, des méthodes de transmission et des critères d’évaluation à la culture des groupes dominants et par l’action externe de ces mêmes groupes pour maintenir l’avantage de leurs enfants ; un élitisme fondé sur la séparation précoce, sur une base plus ouvertement sociale, d’un petit groupe d’« élus », devenu partiellement illégitime mais ayant pu se maintenir par l’adoption de modes formellement méritocratiques de cooptation et la délégation de sa construction aux établissements, aux élèves et aux parents. Ce double élitisme joue un rôle essentiel dans la perpétuation voire l’accentuation des inégalités. Il entretient aussi la défiance des exclus à l’égard du système d’enseignement et, par le même mouvement, du système social dont il est censé soutenir la légitimité.

Agnès van Zanten
Directrice de recherche CNRS
à l’Observatoire Sociologique du Changement (Sciences Po)

Notes[+]