Entretiens,  Marie-Aleth Grard,  Numéro 24

Entretien avec Marie-Aleth Grard

Marie-Aleth Grard est présidente d’ATD Quart Monde.

Carnets rouges : Le système éducatif français est de plus en plus ségrégatif selon les évaluations nationales et internationales. Système élitiste, qui prône le mérite, il est un des maillons forts de la reproduction sociale. Quelle analyse en faites-vous ?

Marie-Aleth Grard : Depuis 18 mois nos inquiétudes se renforcent avec cette crise sanitaire qui fait que des enfants de milieux défavorisés, très défavorisés sont encore plus mis à l’écart. On a fait comme si rien ne s’était passé, pour les enseignants, pour les parents, pour les enfants. On a parlé de la « continuité pédagogique » alors qu’on ne parle jamais de pédagogie aux parents. Et les enseignants comme les enfants se sont retrouvés en difficulté. En PS, un enfant revenu à l’école après le premier confinement est resté quatre semaines sans ouvrir la bouche et sans bouger de sa place. Sans formation et sans le temps d’aborder ce genre de problématique chez des enfants défavorisés, les enseignants peuvent se dire que celui-là est en grande difficulté, qu’il faut envisager autre chose pour lui que le cursus ordinaire. L’enseignante raconte qu’elle lui a redit chaque jour sa confiance, et qu’il pouvait revenir avec les autres. Ce qu’il a fait plus fort qu’avant. Mais quand même ce nombre de semaines… Je vous dis cela parce que nous avons auditionné pour la recherche que nous menons (avec des syndicats, des chercheurs, des mouvements pédagogiques…) sur l’orientation scolaire des enfants défavorisés nombre de professionnels de l’orientation et plus de 90% d’entre eux nous ont dit leurs inquiétudes parce que notre système scolaire devient de plus en plus ségrégatif et qu’ils ne savent plus quoi faire des enfants qui arrivent différents, non pas différents à cause de handicaps mais différents par leur vie sociale. Ça nous inquiète beaucoup car on voit bien la tendance actuelle du système scolaire qui est de faire une école à deux vitesses. On pourrait faire une école pour ces enfants « différents » sans faire perdre de temps pour les enfants plus « brillants ». C’est grave parce que c’est à terme une société à différentes vitesses, c’est être sûr de marginaliser un grand nombre d’enfants et de jeunes. Notre système scolaire est profondément ségrégatif dès le plus jeune âge même s’il se passe des choses merveilleuses en certains endroits. Mais ce n’est pas assez. Parce que pas assez de formation des enseignants pour faire face aux questions qui leur arrivent en pleine figure et qu’ils ne comprennent pas. On ne peut pas comprendre un enfant qui reste prostré comme ça et il n’y a pas que des enfants de maternelle. Après le premier confinement les enfants les plus défavorisés, vivant dans leur grande majorité dans des conditions de logement que l’on n’ose pas imaginer n’en sont pas sortis indemnes pour reprendre le chemin de l’école. Comment oser montrer à l’école que l’on n’a pas fait les devoirs qui étaient demandés, comment oser montrer à ses camarades et aux enseignants que l’on n’a pas du tout suivi ce qui a été demandé. Si ce n’est se mettre dans une position de retrait qui pourrait montrer et faire penser aux enseignants qu’on n’est pas capable.

L’élitisme républicain est présenté comme un gage d’égalité, sur la base de « l’égalité des chances ». Ces deux termes vous paraissent-ils compatibles et pourquoi ?

Pour moi l’égalité des chances consiste à partir de l’enfant qui a le plus de mal dans la classe pour faire réussir tous les enfants de la classe. C’est ça l’égalité des chances et c’est essentiel. Cela veut dire que ceux qui ont le plus de facilités ne vont pas y perdre. Sinon il n’y a pas d’égalité des chances. Quant à l’élitisme républicain, je ne sais même pas comment on peut oser accoler élitisme et républicain, ça ne va pas du tout ensemble.

On peut considérer que tous les enfants ont des talents, les prendre en compte à égalité. Sinon on voit bien où cela va nous mener si l’on prend les talents de chacun. Ceux qui ont les outils, une fois de plus, le langage, vont s’en sortir bien mieux que les autres. Ce n’est pas ça l’égalité. Il faut aller chercher les potentiels des enfants qui vivent dans des conditions difficiles.

De nombreux dispositifs sont régulièrement mis en place pour combler ce qui est désigné comme manques (internats d’excellence, fondamentaux en primaire, évaluations des plus petits, filières…). Selon vous sont-ils efficaces pour réduire les écarts grandissants entre les élèves selon leur origine sociale ?

Les internats d’excellence ne règlent pas la question et tous ces dispositifs ne font qu’accentuer les écarts entre différentes strates, cliver les populations. Ces internats c’est grave : un jeune, un enfant d’un quartier tout d’un coup va être mis dans un internat… mais quelle position pour lui ? Comment fait-il pour revenir dans son quartier. S’il réussit ce qu’il a véritablement choisi tant mieux mais qu’est-ce que ça veut dire réussir ? Est-ce qu’il a vraiment choisi dans ce parcours son orientation, les études et le métier qu’il voudra vraiment exercer ? Ce que l’on cherche à ATD Quart Monde c’est que tous les enfants puissent développer et exercer leur intelligence. Ils sont intelligents autant les uns que les autres, ils doivent pouvoir choisir leur orientation en toute conscience, en connaissant les codes car ceux qui les maîtrisent savent déjà depuis qu’ils sont petits qu’ils vont faire des études longues. Pour mes enfants je n’imaginais pas un instant qu’ils ne choisiraient pas leur orientation. Pas forcément des études longues car moi-même j’ai un CAP, et je suis un peu une exception dans mon milieu mais j’ai choisi grâce à mes parents, j’ai pu choisir.

On me dit parfois que les jeunes peuvent changer de métier après une orientation non choisie. Mais pas du tout. Quand on a été mis sur une voie particulière tout le long de sa scolarité, tout le long du processus de professionnalisation sans avoir choisi, il va falloir une énergie considérable pour oser à 25, 30, 40 ans dire : je vais changer de filière. Ça vous suit toute la vie de ne pas avoir pu choisir, il faut avoir une sacrée force pour oser dire quand on est adulte que l’on croit en soi, parce que choisir c’est croire en soi, en ses capacités. Pour cela il faut avoir fait un parcours où l’on a été reconnu dans son intelligence.

Quelles sont les conséquences concrètes de la politique éducative actuelle sur les élèves issus des milieux populaires voire pauvres ? Mais aussi sur leurs familles ?

Les enfants ne sont pas dupes sur l’orientation mais il faut vraiment les aider pour qu’ils osent. Sans cesse ils entendent « mais non tu n’es pas capable » et se pensent ainsi. On entend souvent : « Je suis nul ». Au CESE j’ai fait un travail sur l’école de la réussite pour tous, avec un groupe de dix personnes qui ont l’expérience de la grande pauvreté et qui travaillaient avec des chercheurs, des enseignants et des acteurs de quartier. Il a fallu les convaincre, alors qu’ils sont eux-mêmes parents d’élèves, de leurs capacités à travailler avec des chercheurs, des conseillers du CESE, à faire des propositions. C’est lors de ce travail au CESE qu’un père réalise, alors qu’il a trois enfants et que deux sont déjà allés en SEGPA, qu’il n’a jamais discuté avec les enseignants, signé de papier pour le passage en SEGPA. Son troisième enfant ayant la même orientation, il décide alors d’aller rencontrer les enseignants, « je vais me défendre » dit-il. Je n’ai rien contre les SEGPA si elles permettent aux jeunes de choisir leur orientation et un métier à venir. Mais ce n’est pas le cas. Les chiffres nous montrent qu’ils sont 63% à sortir de SEGPA sans rien, ni diplôme, ni avenir (inscrits nulle part).

C’est terrible ce déterminisme, dont souffrent aussi les professionnels. Ceux que nous avons auditionnés entre avril et juin de cette année disent leur souffrance de voir ces enfants et ces jeunes que l’on cherche à orienter ailleurs parce qu’on ne sait plus quoi en faire dans la classe, à l’école, parce que tellement différents des autres. Je siège au conseil de l’INSPE de Paris et suis étonnée de voir combien les discussions n’ont rien à voir avec le quotidien de l’enseignant. Les outils ne sont pas donnés pour construire le sens du métier, la relation avec les parents est oubliée alors qu’elle est très importante.

Les parents qui vivent la grande pauvreté sont ceux qui croient le plus en l’école de la république et dans la capacité de cette école à faire que leurs enfants aient une vie meilleure que la leur. Mais alors quelle violence leur est faite, quand ils réalisent, car il faut du temps pour réaliser, que l’on a mis leur enfant en difficulté dans un autre circuit que le circuit « ordinaire », où il n’arrive pas vraiment à s’en sortir aussi bien qu’ils le pensaient et que l’entonnoir commence à se rétrécir sérieusement pour pouvoir choisir. J’ai en tête une jeune fille qui veut absolument devenir avocate et qui a été orientée en
SEGPA, elle réalise le saut qu’elle devra faire pour aller en seconde générale et tout ce qui lui manque, fait des stages y compris chez le défenseur des droits. Mais comment faire en sortant de 3ème SEGPA pour faire du droit après ?

Cela a un goût très amer pour ces parents, ces jeunes, ils ne croient plus en la société et après on dit qu’ils ne votent pas eh bien il ne faut pas s’étonner ; ils n’arrivent plus à prendre part à la société, elle les a bien écartés, mis sur une voie de garage pour qu’éventuellement ils aient un petit boulot qui paye à peine ou se retrouvent au chômage pendant des années.

Quels rôle et place des parents ?

La confusion est totale, on l’a bien vue avec la crise sanitaire. On a parlé de continuité pédagogique. Mais quel gros mot ! c’est incroyable d’oser parler de continuité pédagogique. Les parents les plus meurtris par ça ont été les parents les plus défavorisés. Comment pouvaient-ils oser faire faire les devoirs à leurs enfants alors que depuis qu’ils sont petits on leur dit qu’ils sont incapables, qu’ils n’ont pas de diplôme, et qu’ils n’ont pas été capables d’avoir un emploi digne de ce nom. On a vu se lever les parents de milieux plus favorisés disant pas facile la continuité pédagogique. Eh bien oui parce qu’enseigner c’est un métier. Donc on ne peut pas parler de continuité pédagogique avec les parents. C’est un leurre. Cela montre que l’institution bafoue cette relation avec les parents. Bien sûr des enseignants, des principaux et directeurs ont inventé, ont tenu pendant tous les confinements. Chapeau, vraiment. Ils ont fini comme les personnels soignants, épuisés.

Sur quels leviers est-il possible et nécessaire d’agir pour que l’égalité ne soit pas un vain mot ?

Les professionnels souffrent aussi, se posent des questions, n’ont pas les outils qu’il faut. Pour moi le premier levier c’est revoir la formation de base des professionnels de l’enseignement. Ce n’est pas un problème de bac + 5 c’est un problème de contenu de cette formation. Ils ne connaissent pas les différents milieux sociaux. Ils n’habitent pas dans ces quartiers. Ils ne comprennent pas les réactions des enfants et des jeunes qui vivent des quotidiens tellement différents.

Pour que les enseignants comprennent l’enfant qui n’ouvre pas la bouche, celui qui ne veut pas se séparer de sa maman, devient turbulent et perturbe la classe, il faut savoir se dire les choses et pas forcément connaître la vie des enfants en profondeur. Une enseignante demande à sa maman de garder son enfant l’après-midi. Si l’enseignante avait eu un temps de parole d’adulte à adulte, de parent responsable de son enfant à enseignant responsable de son élève, la maman aurait osé dire qu’elle vient de le retrouver alors qu’il vient de vivre 3 ans à l’Aide Sociale à l’Enfance parce que ses parents vivaient dans la rue. Ils viennent juste d’avoir un appartement et il va falloir du temps pour que l’enfant se rassure. Il faut ce dialogue. Et je comprends qu’un jeune enseignant à qui l’on n’en a jamais parlé ne prenne pas le temps à la rentrée de rencontrer les parents individuellement. Il faut leur donner dans leur formation le goût de tout le temps penser, chercher d’autres choses, dans des collectifs.

L’élitisme veut nous faire entrer dans la tête que les pauvres seraient moins intelligents. Il n’y a pas d’inégalités naturelles. Des établissements plus mixtes sont indispensables car apprendre à vivre avec des milieux différents dès le plus jeune âge c’est vraiment un cadeau.

Chacun de nous peut et doit agir. Il n’y a pas d’âge pour soutenir les jeunes, leur donner envie de lire, oser être curieux car pour être curieux il ne faut pas être envahi de contraintes.