Jean-Pierre Véran,  Libertés et responsabilités pour une école démocratique,  Numéro 22

Selon Condorcet ou Robespierre, quelles libertés accorder à l’école et aux enseignants ?

Même s’il est toujours réducteur de faire de deux grandes figures les représentants d’options politiques et éducatives antagoniques, l’étude des positions qu’elles ont effectivement défendues permet aussi de dissiper des représentations schématiques et d’éclairer des orientations qui structurent encore aujourd’hui le débat éducatif, comme par exemple la liberté pédagogique vs le contrôle des parents.

Désamorçons d’abord le caractère réducteur du titre. Tout ne commence pas avec Condorcet et Robespierre, on pourrait dire que tout commence à Sparte et Athènes, deux modèles politiques antagoniques dont les Lumières ont hérité. Sous la monarchie, la Constituante a astreint chaque enseignant à l’obligation d’un serment civique (22 mars 1791). En septembre de la même année, la Constitution de l’an 1 affirme qu’« il sera créé et organisé une Instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables à tous les hommes ». Et c’est le député Talleyrand qui donne le sens politique de cette instruction publique : « L’instruction publique est aussi une éducation politique », avec trois objectifs : connaître, défendre, perfectionner la Constitution.

Ces quelques éléments de contexte permettent de mieux saisir ce qui se joue dans les propositions de Condorcet, de Rabaut Saint Etienne et de Le Peletier de Saint Fargeau, reprises par Robespierre après l’assassinat de Le Peletier.

Instruction publique libérale vs éducation nationale obligatoire

Condorcet, dans les Cinq Mémoires sur l’instruction publique (1791), établit une claire distinction entre instruction publique et éducation familiale : « L’éducation… ne se borne pas seulement… à l’enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. (…) Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation. »

« La puissance publique ne peut même, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités, elle ne doit imposer aucune croyance (…) Son devoir est d’armer contre l’erreur, qui est toujours un mal public, toute la force de la vérité, mais elle n’a pas le droit de décider où réside la vérité, où se trouve l’erreur. » Pour Condorcet, l’écolier est considéré comme sujet rationnel et sujet de droit. « Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. » L’école forme des réformateurs de la République.

Condorcet, apôtre d’une école de la confiance par le dualisme scolaire ? La concurrence entre établissements publics et privés est souhaitable « non seulement parce qu’il est nécessaire de conserver aux parents une véritable liberté dans le choix de l’éducation qu’ils doivent à leurs enfants, mais aussi, comme je l’ai déjà observé, parce que l’influence exclusive de tout pouvoir public sur l’instruction est dangereuse pour la liberté et pour le progrès de l’ordre social. Il faut que la préférence donnée à l’instruction établie ne soit, autant qu’il est possible, que l’effet de la confiance ».

Face à ce projet, Rabaut Saint-Étienne défend un Projet d’éducation nationale (décembre 1792), et Le Peletier de Saint-Fargeau conçoit un Plan d’éducation publique et nationale, présenté par Robespierre à la Convention en 1793. Rabaut est fort clair sur la distinction entre instruction publique et éducation nationale : « L’instruction publique éclaire et exerce l’esprit, l’éducation doit former le cœur ; la première doit donner les lumières, et la seconde les vertus ; la première fera le lustre de la société, la seconde en fera la consistance et la force. L’instruction publique demande des lycées, des collèges, des académies, des livres, des instruments, des calculs, des méthodes, elle s’enferme dans les murs ; l’éducation nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux publics, des fêtes nationales ; le concours fraternel de tous les âges et de tous les sexes, et le spectacle imposant et doux de la société humaine rassemblée ; elle veut un grand espace, le spectacle des champs et de la nature. » L’ambition curriculaire est donc très différente.

Le plan de Peletier de Saint Fargeau, que Robespierre défendra devant la Convention après l’assassinat de son collègue, est le plus radical. L’inspiration vient de Sparte plutôt que d’Athènes. Dès l’âge de 5 ans, les filles et les garçons sont retirés de leurs familles et élevés en commun par la République. A partir de cet âge, ils vivront en complète égalité d’alimentation, de vêtement, de soins et d’instruction. De cette « pépinière nationale » sortiront des jeunes gens et jeunes filles attachés à la mère-patrie. L’éducation publique et nationale, organisée dans les maisons d’éducation, est un monopole d’État : le dualisme prôné par Condorcet est exclu. Il n’est pas question, dans l’article 3 du projet de décret rédigé par Robespierre que les parents se soustraient à cette obligation scolaire : « L’éducation nationale étant la dette de la République envers tous, tous les enfants ont droit de la recevoir, & les parents ne pourront se soustraire à l’obligation de les faire jouir de ses avantages […] ». Danton soutient cette approche dans son discours du 11 août 1793 : « mon fils ne m’appartient pas, il est à la République ; c’est à elle à lui dicter ses devoirs pour qu’il la serve bien ». On doit donc éviter une lecture simplificatrice rangeant les Jacobins du côté de l’éducation nationale et les Indulgents du côté de l’instruction publique.

Liberté pédagogique vs programmes prescriptifs

Pour Condorcet, les enseignants sont à la fois protégés et contrôlés. « Ils ne doivent pas former de corps », afin notamment « d’empêcher que l’instruction, qui est instituée pour les élèves, ne soit réglée d’après ce qui convient aux intérêts des maîtres »[1]L’existence légale des amicales d’enseignants ne sera reconnue qu’en 1901, le droit syndical des enseignants n’étant officieusement accordé qu’à partir de 1924, il y a moins de cent ans.. Ils sont protégés par « une indépendance absolue de tout pouvoir social », « seul moyen de s’assurer que l’instruction se règlera sur le progrès successif des Lumières, et non sur l’intérêt des classes puissantes de la société ». Mais ils sont contrôlés, car il faut également protéger les enfants et l’école de mauvais maîtres.

Si Condorcet détaille les contenus d’enseignement de l’instruction commune (politique, morale, physique, scientifique et artistique) et les livres qui y pourvoient, le Peletier est l’« inventeur » des programmes, qui organisent aujourd’hui si fortement encore les enseignements : « J’ai adopté un moyen que je crois très efficace, pour donner à nos établissements d’institution publique la perfection dont ils sont susceptibles. C’est de publier des programmes ». Leur application uniforme fera merveille : « Prescrivez, l’exécution est certaine ; imaginez une bonne méthode, à l’instant elle est suivie ; créez une conception utile, elle se pratique complètement, continûment, et sans efforts ». Condorcet, pour sa part, autonomise largement les professeurs de lycée : l’enseignement y est libre, « c’est au professeur de choisir ses méthodes ». On voit bien ici l’origine d’une culture du secondaire fondée sur la liberté pédagogique du professeur.

Le statut des enseignants chez Le Peletier et Robespierre est marqué par une caractéristique dont on peut trouver encore trace aujourd’hui dans l’exercice solitaire du métier : « Chaque maître (…) sera indépendant des autres maîtres, comme aussi son autorité se bornera aux enfants qui lui seront confiés ». Les pères de famille ne sont pas tenus à l’écart des maisons d’éducation : ils constituent un conseil des pères de famille – préfiguration des conseils de parents d’élèves – dont chaque membre « sera obligé de donner, dans tout le cours de l’année, sept jours de son temps, et chacun fera sa semaine de résidence dans la maison d’institution, pour suivre la conduite, et des enfants, et des maîtres ». Ce rappel peut être utile dans le débat actuel sur la coéducation.

Comme Catherine Kintzler[2]C. Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Gallimard, 1987 ; Qu’est-ce que la laïcité ? Vrin, 2008 ; Penser la laïcité, Minerve, 2014., on a pu voir dans le plan défendu par Robespierre une tentative de contrôle totalitaire, on a pu y voir aussi la volonté d’offrir véritablement à tous les enfants, y compris les plus indigents, la même éducation commune qu’à tous les autres enfants et d’accorder un droit de regard aux parents sur la conduite des enfants et des maîtres à l’Ecole. C’est à douze ans que les enfants, rendus à la société avec une strictement égale formation primaire, pourront gagner leur subsistance ou poursuivre leur formation dans d’autres degrés d’enseignement, les plus pauvres pouvant y être admis par concours et y bénéficier d’une prise en charge par la République.

Le débat sera rapidement tranché. Le décret du 19 décembre 1793 réaffirme que l’enseignement sera libre. Le père de famille enverra ses enfants pendant 3 ans au moins à l’école de son choix. La République subventionnera les maîtres qui devront avoir un certificat de civisme. C’est donc un système scolaire libéral, décentralisé mais contrôlé par l’Etat qui est adopté, comme le souhaitait Condorcet.

Débats d’hier vs questions d’actualité

Dans les projets défendus par Condorcet et Robespierre, on notera des points communs (formation élémentaire pour tous, gratuité, méfiance à l’égard d’un corps enseignant, fixation par l’Etat des contenus d’enseignement) mais aussi des orientations différentes. L’instruction publique de Condorcet se veut libérale, émancipatrice (centrée sur les savoirs, cultivant l’esprit critique, préconisant le dualisme scolaire et le libre choix de ses méthodes pour le professeur de lycée), l’éducation nationale de Le Peletier et Robespierre est plus soucieuse d’égalité, voire d’égalitarisme, et d’inculcation de comportements sociaux et civiques (valeur travail, respect de la loi et de l’autorité, enseignement mutuel, programmes contraignants indiquant « la bonne méthode »).

Les confrontations et les choix des années 1791-93 sur l’enseignement public éclairent encore l’organisation de notre école du 21e siècle et le débat sur son avenir : la culture des programmes, l’obligation scolaire, la reconnaissance de la place des parents viennent plutôt de Robespierre, le dualisme scolaire ou la liberté pédagogique de Condorcet. Ce sont là des réalités présentes héritées de la fin du XVIII° siècle, comme les questions toujours actuelles de liberté du choix de l’école par les parents, de place des parents, de laïcité, de césure et de hiérarchie entre instruction et éducation. On retiendra toutefois l’importance du débat fondamental sur les finalités de l’Ecole et du curriculum à la Révolution. Ne serait-il pas temps de le rouvrir deux cent quarante ans plus tard ?

Jean-Pierre Véran
Co- auteur avec J-L Durpaire de Le bonheur, une révolution pour l’École (Berger-Levrault, 2021)
Laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

Sources

Nicolas Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791). Présentation, notes, bibliographie et chronologie par Charles Coutel et Catherine Kintzler. Paris : Garnier-Flammarion, 1994, Collection : Texte intégral.
Édition électronique par établie par l’UCAQ : http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.coj.cin

Nicolas Condorcet, « Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’Instruction publique », Enfance, tome 42, n°4, 1989. pp. 7-32
https://doi.org/10.3406/enfan.1989.1898 https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1989_num_42_4_1898

Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, Plan d’éducation nationale. Dans Enfance, tome 42, n°4, 1989. pp. 91-119. https://doi.org/10.3406/enfan.1989.1902 https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1989_num_42_4_1902



Notes[+]