Gérard Aschieri,  Libertés et responsabilités pour une école démocratique,  Numéro 22

Enseignant, fonctionnaire et citoyen

Face aux tentations managériales et autoritaires qui se développent pour encadrer et corseter le métier d’enseignant au service d’une politique néo libérale, le statut de fonctionnaire dont relèvent les enseignants est à la fois la garantie d’un exercice responsable et citoyen de leur métier et la réponse aux besoins d’un service public assurant à tous l’accès à une éducation de qualité.

Dans son audition devant une commission du Sénat[1]Audition par la commission de la culture du Sénat, le 10 mars 2021., l’Inspecteur Général honoraire Jean Pierre Obin défend à juste titre l’idée d’une formation des enseignants à la laïcité mais il préconise de la contrôler strictement et d’en bannir certains universitaires comme « Jean Baubérot ou sa disciple Mme Zuber qui diffusent dans les médias et à l’université des conceptions de la laïcité qui sont complètement en opposition avec celle du ministre ». Derrière cette préconisation, qui nie l’intérêt du débat scientifique et relève de la chasse aux sorcières, se dissimule une conception rétrograde du métier d’enseignant, conçu comme un métier d’exécution, au service d’un ministre et de sa pensée. Une conception que l ‘on retrouve depuis quelques années dans les tentatives incessantes de caporalisation des enseignants et d’encadrement tant de leur liberté pédagogique que de leur liberté d ‘expression. Tout le contraire de ce qu’implique le statut des fonctionnaires dont ceux-ci relèvent.

La fonction publique : une construction moderne et démocratique.

De fait notre République a fait le choix de mettre en place une fonction publique reposant sur la loi et non le contrat et celle-ci (à la différence d’autres pays) inclut les enseignants et autres personnels du service public d’éducation. Ce choix repose sur l’idée – toujours actuelle – que les fonctionnaires sont au service de l’intérêt général et que, pour cette raison, leur indépendance doit être assurée vis-à-vis des pressions politiques, religieuses ou économiques, voire de l’arbitraire administratif : pour la garantir il est nécessaire de recourir à la loi, expression de la volonté générale, plutôt qu’au contrat où c’est l’accord des deux parties qui fait la règle.

C’est cette orientation, qui a été confirmée et enrichie par la construction statutaire adoptée en 1983, consacrant la conception du fonctionnaire citoyen.

De fait les garanties assurées aux fonctionnaires sont autant de conditions pour garantir le bon exercice de leurs missions et le statut, loin d’être un carcan autoritaire, permet aux fonctionnaires d’être en même temps citoyens responsables de leur activité. A l’inverse d’une conception qui a existé jusqu’à la seconde guerre mondiale où le fonctionnaire était « sujet », dépourvu d’une bonne partie des droits reconnus aux autres salariés et soumis sans réserve à une hiérarchie rigide.

Fonctionnaire et citoyen

Le principe hiérarchique certes existe toujours : le fonctionnaire doit se conformer aux instructions que lui donne le pouvoir politique, soit directement, soit à travers ses supérieurs hiérarchiques. Seules deux exceptions à ce principe existent : d’une part, il peut refuser d’exécuter un ordre manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public, d’autre part, comme tout salarié, il peut exercer son droit de retrait si sa santé ou sa sécurité sont directement et immédiatement menacées.

Pour autant le fonctionnaire n’est pas au service de ses supérieurs ou des élus : le terme « obéir » ne figure pas dans le statut et le principe hiérarchique est contre balancé par d’autres principes.

Ainsi parce qu’il est d’abord au service de l’intérêt général le statut lui garantit son indépendance grâce notamment à la séparation du grade et de l’emploi : il a droit à une carrière quel que soit son emploi (et qui que soit son employeur) et s’il perd son emploi il conserve son grade qui lui permet d’obtenir un autre emploi correspondant à ce grade. C’est une garantie fondamentale aussi bien pour le fonctionnaire qui est ainsi protégé des pressions que pour l’usager, pour qui sont ainsi assurées les conditions d’une égalité de traitement.

D’autre part parce qu’il doit rendre des comptes de l’exécution de ses missions, le statut en fait un agent responsable : un choix essentiel qui s’appuie sur sa conscience professionnelle, ses compétences et ses connaissances plutôt que sur sa simple soumission aux ordres reçus.

Dans cette perspective il jouit de la plénitude des droits du citoyen.

Les dispositions du préambule de la Constitution qui reconnaissent que « tout travailleur participe par l’intermédiaire de ses délégués à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » s’appliquent donc à lui avec ce que cela signifie en termes de droit syndical et d’instances consultatives (CAP, CT…). Et il bénéficie du droit syndical et du droit de grève (sauf quelques exceptions limitées).

Mais au-delà des garanties collectives qui lui sont reconnues, le fonctionnaire a droit à s’exprimer librement : la seule réserve c’est que, le service public se devant d’être neutre pour assurer à tous l’égalité de traitement, il est tenu dans l’exercice de ses fonctions de ne pas manifester ses préférences ou ses croyances. En dehors de cela la Fonction Publique n’a rien de la grande muette : ainsi la fameuse obligation de réserve parfois invoquée par certains supérieurs hiérarchiques n’existe pas dans le statut. C’est une construction jurisprudentielle qui n’a rien d’absolu : la justice administrative considère qu’un fonctionnaire ne peut pas prendre de position publique critique sur la politique qu’il est chargé de conduire dès lors qu’il occupe une fonction de responsabilité – et essentiellement dans ce cas – mais cette interdiction ne relève pas d’une règle générale, simplement d’une appréciation au cas par cas, sous le contrôle du juge.

Les cadres et les principes sont donc assez clairement fixés, dans une tension entre principe hiérarchique et citoyenneté qui semble avoir trouvé depuis longtemps son équilibre : un équilibre qu’il importe de rappeler et de préserver contre les tentatives managériales et autoritaires actuelles.

Qu’est-ce que cela signifie pour les enseignants ?

Rappelons d’abord que L’École publique est au service non pas des familles, même si leur place doit y être reconnue, et encore moins au service du ministre, mais bien au service de l’intérêt général : elle a pour mission d’assurer à tous l’effectivité du droit à l’éducation et l’égalité d’accès à ce droit. Et l’on n’y enseigne pas ce que les parents croient ou souhaitent mais les connaissances établies par la science, dans un cadre qui est celui des principes fondamentaux et lois de la République. Il ne s’agit pas d’inculquer aux élèves une morale ou un savoir officiel mais de leur permettre de se construire comme individus libres, citoyens responsables et travailleurs aux qualifications reconnues et maîtres de leur activité.

C’est la raison pour laquelle la Constitution de 1958 dans son préambule affirme que : « l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés est un devoir de l’État » et que « la nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à la formation professionnelle et à la culture. »

C’est bien là ce qui justifie que les enseignants relèvent du statut de la Fonction Publique : même si certaines dispositions les concernant dérogent aux règles générales (c’est le cas par exemple de l’évaluation), les principes fondamentaux du statut les concernent bien. Et cela entraîne plusieurs conséquences.

La première concerne la continuité de l’action publique et l’égalité des usagers en matière d’accès effectif au droit à l’éducation et elle est la plus simple à comprendre. La séparation du grade et de l’emploi, évoquée ci-dessus, n’est pas seulement une garantie pour l’enseignant fonctionnaire assuré de ne pas être licencié en cas de suppression de son poste : la contrepartie en est pour l’usager que l’enseignant fonctionnaire doit aller où on a besoin de lui, même lorsqu’il ne le souhaite pas de façon à assurer, partout et pour tous, le droit à l’éducation. Et grâce au statut, l’enseignant, même si son recrutement n’est pas national comme c’est le cas dans le premier degré, est indépendant des pouvoirs locaux : il n’est pas subordonné aux intérêts particuliers d’une collectivité, d’un groupe de pression de quelque nature que ce soit, d’un pouvoir économique ou politique local

Au-delà l’appartenance à une fonction publique de carrière et non d’emploi place l’enseignant dans un cadre collectif, celui d’une « fonction » – et non d’un emploi individuel. Ce cadre implique et permet de participer à une action collective, de travailler avec les autres agents et de s’inscrire dans des projets sur la durée. Inversement si le développement de la précarité est inacceptable, ce n’est pas seulement parce qu’elle place les précaires dans une situation intolérable, y compris au plan de la rémunération (car la précarité de l’emploi s’accompagne en général de la précarité économique) c’est aussi qu’elle a des conséquences pour l’école et les élèves : comment assurer la continuité de l’action éducative avec des personnels qui n’ont aucune pérennité ? Comment leur demander de se projeter vers l’avenir quand ils sont considérés comme des salariés jetables sans garantie ? Comment assurer un travail en équipe de qualité ? Comment garantir l’égalité de traitement sur tout le territoire dans ces conditions ?

Un métier responsable et citoyen.

Mais surtout le statut est l’instrument d’un exercice responsable du métier.

Des penseurs progressistes de l’éducation, comme Condorcet ou Jaurès se sont interrogés sur ce qui peut apparaître comme une contradiction : comment l’État peut-il dans l’enseignement garantir aux élèves la construction de leur libre arbitre, assurer leur liberté de penser et ne pas imposer des savoirs figés et une morale officielle, contraires à cet objectif ? D’une certaine manière le statut de fonctionnaire en articulant principe hiérarchique et responsabilité constitue une réponse : ce qui guide l’action de l’enseignant fonctionnaire, ce sont certes les instructions reçues, les textes réglementaires et les programmes mais aussi l’intérêt général dont il est responsable avec les autres fonctionnaires. La « liberté pédagogique » reconnue par la loi aux enseignants n’est pas la liberté pour chacun de faire comme bon lui semble mais d’exercer pleinement ses responsabilités dans ce cadre en s’appuyant sur sa professionnalité. Et la consultation des enseignants à travers leurs représentants pour l’élaboration des programmes et des instructions pédagogiques n’est pas seulement une dimension légitime du « dialogue social », elle est la conséquence et la condition d’un bon exercice de leur responsabilité professionnelle par les enseignants.

Aujourd’hui se développent des conceptions managériales qui prétendent faire des enseignants et plus généralement des fonctionnaires des exécutants dociles des consignes de leur hiérarchie : la loi dite de Transformation de la Fonction Publique votée en Août 2019 en est le symbole et le vecteur privilégié, qui à la fois amplifie le recours au contrat et démantèle les instances représentatives des personnels[2]Là-dessus voir le chapitre 5 de La Fonction Publique du XXIème siècle, Anicet le Pors et Gérard Aschieri, Éditions de l’Atelier, nouvelle édition mars 2021.. Elles ne sont pas seulement antidémocratiques ; elles vont à l’encontre des besoins de services publics modernes et efficaces répondant aux besoins des usagers dans leur diversité. A l’inverse le statut en articulant principe hiérarchique, responsabilité individuelle et responsabilité collective est parfaitement adapté au métier d’enseignant qui implique d’être ce que certains appellent un « praticien réflexif », ce qui se traduit par la nécessité et la capacité de prendre des décisions responsables, fondées sur des savoirs et des compétences issus tant de la recherche que de l’expérience professionnelle et enrichis par le débat et la concertation. Au-delà donc de la garantie pour les usagers de l’égalité de traitement et de la continuité du service public, il permet un travail efficace et une permanente adaptabilité aux besoins et aux finalités de l’action éducative. Il est plus que jamais d’actualité et les enseignants peuvent en être fiers.

Gérard Aschieri
Militant syndical
Secrétaire général de la FSU de 2001 à 2010
Membre du Cese de 2010 à 2020
Co-auteur de La Fonction publique au XXIème siècle (Éditions de l’Atelier)

Notes[+]