Adrien Martinez,  Libertés et responsabilités pour une école démocratique,  Numéro 22

Le métier enseignant sous contraintes

Le métier d’enseignant subit à la fois des mécanismes de contrôle relevant d’une prolétarisation, et d’autres utilisant les techniques managériales les plus actuelles. Nous faisons face à une écologie complexe de la mise sous tutelle de l’agir enseignant, qu’il faut appréhender pour libérer le travail à l’école.

Bienveillance, talents, confiance, mais aussi GRH de proximité, développement personnel ou professionnel… Si ces termes, depuis l’arrivée de J-M Blanquer font partie du langage convenu du ministère pour masquer la violence des réformes que le ministre fait subir au service public d’Éducation, il n’en est pas le géniteur. On en trouve trace d’abord dans le discours managérial moderne[1]D. Linhart, La comédie humaine du travail : de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Èrès, 2018.. Leur emploi intensif dans la communication ministérielle, la présence d’invités au même curriculum (militaires, professionnels du rugby, économistes…) dans les rencontres RH et dans les initiatives du ministère tel le Grenelle de l’Éducation témoignent du niveau d’influence des techniques managériales les plus actuelles sur les hauts-cadres du ministère de l’Éducation Nationale.

L’autoritarisme de J.M. Blanquer, la multiplication du prescrit, la promotion des « bonnes pratiques » ne sont pas les seuls outils de la mise sous tutelle de l’agir enseignant en les dépossédant de la maîtrise de l’élaboration des situations d’apprentissages. Se dessine en fait une écologie complexe des mécanismes de contrôle des pratiques enseignantes, mêlant phénomène de prolétarisation, assujettissement de la créativité enseignante aux critères de « l’innovation », imposition de normes tant par la force que par l’intériorisation, déprofessionnalisation par la fragilisation ou la réassignation des différents espaces de formation, déplacements des niveaux hiérarchiques de façon formelle ou informelle…

Prolétaires de toutes les écoles … Des mécanismes de contrôle de l’activité à priori

Il n’est pas usurpé de parler de prolétarisation des métiers enseignants tant une partie des mécanismes de leur mise sous tutelle s’apparentent à ceux qu’ont connu les métiers dits manuels au tournant du 20ème siècle, avec la mise en place de l’organisation scientifique du travail prônée par F. Taylor. C’est dans la captation de la part cognitive de l’activité que se situe le plus fondamental de l’entreprise de domination au travail. Ainsi Taylor pouvait affirmer que « les managers assument […] le fardeau de collecter le savoir traditionnel accumulé tout au long du passé par les travailleurs et de classifier, tabuler ce savoir et de le réduire à des règles, des lois, des formules. »[2]F. W. Taylor, Principles of Scientific Management, Harper & Brothers, 1911. Et d’ajouter que « Toute forme de travail cérébral devrait être éliminée de l’atelier et recentrée au sein du département conception et planification […] »[3]F.W. Taylor, Shop Management, Harper & Brothers, 1911.. Dans un contexte marqué par les logiques positivistes, il fait de l’argument scientifique la justification de sa volonté de réorganiser le travail dans les lieux de production. Mais comme l’indique Harry Braveman « L’organisation scientifique du travail pénètre dans les lieux de travail non en représentant de la science, mais en représentant de la direction, affublée des oripeaux de la science. »[4]H. Braveman, Travail et capitalisme monopoliste : la dégradation du travail au XXème siècle, Maspéro, 1976.

De façon similaire, un certain nombre de métiers dits intellectuels subissent depuis 20 ans le même processus de prolétarisation : routinisation, standardisation, expropriation de la part cognitive des tâches vers des groupes d’experts qui la recodifient en process de travail, concentrant ainsi le véritable travail intellectuel, d’élaboration, entre quelques mains.[5]M.B. Crawford, Éloge du carburateur, La Découverte, 2009.

J.M. Blanquer utilise la même promotion de process de travail élaborés par des groupes d’experts, recourt à la même justification scientifique quand il dit qu’il s’agit de « diffuser les techniques pédagogiques qui ont fait leurs preuves, inspirées directement de la recherche et fondées sur les meilleures expériences internationales », et plus loin de mutualiser les « bonnes pratiques »[6]J.M. Blanquer, L’école de demain, Odile Jacob, 2016. (guides de l’apprentissage de la lecture en CP et CE1, « pilotage des classes dédoublées 100% réussite », directives sur les contenus des APC. Des groupes d’experts (conseil scientifique, DEGESCO…) élaborent ces « bonnes pratiques », faisant fi des débats scientifiques remettant en cause l’impartialité des partis-pris pédagogiques les sous-tendant. L’appareil hiérarchique du ministère est mis à contribution, les formateurs contraints à être les relais des préconisations du ministre. La procédure énoncée pour les évaluations nationales en CP et CE1 prévoit une passation standardisée d’exercices produits par ces experts, une correction automatisée dont l’enseignant est dépossédé, un bilan individuel produit par l’institution que l’enseignant est tenu de donner aux familles, et la proposition automatisée d’exercices de remédiation pour les élèves jugés faiblement performants[7]www.eduscol.education.fr. Un manuel d’apprentissage de la lecture à caractère officiel (Lego) est en cours d’expérimentation, tranchant de façon manifeste avec les consensus scientifiques sur la question.

Innovation, communautés d’apprentissage, autonomie … Des mécanismes de contrôle de l’activité a posteriori

Les mécanismes à l’œuvre de prolétarisation du métier ne racontent pas tout du métier. Même à la chaine, il y a une différence entre le travail réel et le travail prescrit, où s’insinue la créativité au travail que cela soit sur un mode clandestin, à l’insu du regard de la hiérarchie, ou sur un mode assumé et revendiqué[8]G. Amado, J.P. Bouilloud, D. Lhuilier, A.L. Ulmann (dir), La créativité au travail, Èrès, 2015..

Tenant compte de ce que L. Boltanski et E. Chiapello ont nommé la critique artiste[9]L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999., le management moderne fait de l’assujettissement de cette créativité aux besoins de l’organisateur du travail un de ces objectifs, en faisant la part belle à l’obsession de la mesure, la mise en concurrence des agents ou des structures, et la constitution de nouvelles hiérarchies, de nouvelles normes et procédures entrant en concurrence avec les précédentes ou avec celles que les agents jugent légitimes[10]D. Collard, Le travail, au-delà de l’évaluation, Èrès, 2018..

Ces mécanismes sont à l’œuvre dans l’Éducation Nationale. Ainsi Eduscol a développé un outil, « innovathèque », de recension des « dispositifs innovants », visant tant à leur promotion, qu’à celles des équipes « porteuses de projet »[11]https://innovatheque-pub.education.gouv.fr/. Dans le cadre du Grenelle, une place importante a été faite à la reconnaissance des « talents » des équipes de terrain ainsi qu’aux « communautés d’apprentissage », vocable utilisé par le management éducatif[12]A.F. Gibert, « Le travail collectif enseignant, entre informel et institué », Dossier de veille de l’IFÉ n°124, avril 2018. . Une expérimentation menée dans l’Aisne a été érigée en exemple : inspirée des « communautés d’apprentissage professionnel » (CAP) mises en œuvre au Canada, elle vise à la mise en œuvre d’un « pilotage pédagogique participatif » sous le « leadership » du directeur d’école. Si certains des traits de cette démarche peuvent être considérés positivement (démarche collaborative, empowerment des agents…), d’autres montrent une connivence importante avec les obsessions blanqueriennes : structuration du dispositif par les évaluations, valorisation des « données probantes », intériorisation dans le groupe d’une forme hiérarchique… Ce qui reste dans l’ombre, ce sont les critères jugés pertinents par l’institution pour choisir parmi les dispositifs manifestant la créativité des agents au travail.

Le débat sur les critères validant le travail est aussi évacué dans la transformation de l’évaluation des agents et des établissements. Le HCE[13]Haut conseil à l’évaluation, remplaçant du CNESCO, qui avait lui en charge l’évaluation du système éducatif a produit des documents de cadrage de l’auto-évaluation et de l’évaluation des établissements scolaires[14]https://www.education.gouv.fr/conseil-d-evaluation-de-l-ecole-305080. Tranchant avec la vérification de la conformité des enseignements dispensés avec les programmes, ils prônent des indicateurs de performance des établissements distants voire en conflit avec des critères que l’on pourrait considérer comme intrinsèques au travail réel (investissement des élèves dans les apprentissages, compréhension des enjeux de la situation d’apprentissage), que les agents pourraient formuler.

Ainsi, à ne pas organiser, à l’instar d’autres professions[15]D. Collard, op.cit., la controverse sur la validité des critères de jugement du travail, l’institution organise une autre forme de dépossession professionnelle. Là où le process manifeste la captation de la dimension cognitive du travail, on assiste ici au vol de la définition des critères du travail bien fait. On peut en fait considérer que la reconnaissance de ces « communautés d’apprentissage » ou de ces dispositifs « innovants », comme les indicateurs imposés par le HCE, sont un moyen de contrôle à posteriori des pratiques enseignantes.

A la violence que constitue cette dépossession s’ajoutent les incidences sur la carrière des agents. J.M. Blanquer a affirmé sa volonté de développer « une GRH de proximité » permettant de distinguer « les professeurs les plus innovants et les plus dynamiques »[16]J.M. Blanquer, Construisons ensemble l’École de la Confiance, Odile Jacob, 2018.. Les débats du Grenelle évoquent l’idée de faire des formateurs de terrain les agents de cette GRH de proximité[17]https://www.education.gouv.fr/grenelle-de-l-education-syntheses-des-ateliers-309067, faisant par ailleurs de l’investissement dans des dispositifs formels ou informels de formation un nouvel outil de gestion individualisée des carrières enseignantes, et de la concurrence entre agents une nouvelle norme permise par la disparition des instances paritaires. Ce qui est ici en jeu n’est pas l’effectivité de la formation dans une augmentation de la capacité professionnelle, relever l’enjeu de la démocratisation de la réussite scolaire, mais bien une mesure de l’engagement, en tant que démonstration de la motivation de l’agent à s’impliquer dans les dispositifs promus par l’institution.

Instruire la rupture avec le métier … Le présent permanent de la formation

La formation est un champ de bataille pour assurer le contrôle de l’institution sur l’activité enseignante. Formation initiale et continue ont subi depuis près de 20 ans un affaiblissement des moyens qui lui étaient alloués. À cela s’ajoute une politique de réforme permanente : en 10 ans trois réformes d’ampleur : modification de la place du concours et donc de l’intégralité de l’architecture de formation, transformation des structures, refonte des maquettes de formation, mise en adéquation des instances de direction et des partenariats avec les nouvelles directives, provoquent le déplacement de l’activité des formateurs vers le traitement des conséquences des réformes. Or, dans un présent permanent de la réforme, c’est à la construction d’une amnésie collective auquel on assiste. Ainsi D. Linhart rapporte les propos d’un cadre supérieur de France Télécom indiquant que « son rôle est de produire de l’amnésie : il faut que les agents oublient qui ils étaient auparavant, comment ils travaillaient, pourquoi ils travaillaient, car nous avons besoin de gens capables de comprendre que les temps changent, capables d’adopter des comportements professionnels différents, de raisonner différemment, d’établir d’autres relations entre eux, avec leur hiérarchie et leurs clients. »[18]D. Linhart, op.cit.

Le risque est grand que s’opère une rupture avec ce qu’Y. Clot nomme le genre professionnel[19]Y. Clot, Le travail à cœur, La Découverte, 2010., l’ensemble des savoirs professionnels décantés, ce répertoire de gestes construits par des générations de praticiens, de chercheurs, d’acteurs des mouvements pédagogiques.

Mais le risque est grand aussi que se cache un nouveau moyen de délégitimer la profession enseignante pour mieux la contrôler. Si dire que les enseignants ne sont pas formés ou pas assez formés n’est pas faux, ces formulations, laissant dans l’ombre un certain nombre de questions essentielles (formés à quoi, formés pour quoi, mal formés par qui…), fabriquent l’impuissance des agents à formuler les critères d’une formation de qualité. Puisqu’ils ne sont pas formés, puisqu’ils ne savent pas, ils n’ont pas les ressources pour formuler leurs besoins. C’est un des ressorts utilisés par l’institution pour justifier le fait qu’elle soit sourde aux revendications ou aux critiques des agents ou de leur représentation syndicale. Si les enseignants ne sont pas ou mal formés, ce n’est pas une donnée intrinsèque de leur personne. C’est à répondre au réel du travail, tel qu’ils l’expérimentent quotidiennement. Et ils sont à une place privilégiée pour en identifier les exigences. Et s’ils sont mal formés à la réponse au réel du travail, c’est le fait de choix politiques qui ont instruit une intensification du travail, une casse des collectifs informels de travail et donc une perte des réservoirs de savoirs professionnels qu’ils constituent, ainsi qu’un démantèlement des lieux de formation et de la rencontre entre professionnels de terrain et chercheurs et chercheuses, instruisant ainsi une rupture avec le travail de la recherche.

En guise de conclusion

Les mécanismes visant à l’assujettissement des pratiques enseignantes sont pluriels. Si ces différents processus peuvent parfois apparaitre, agissant de façon contradictoire, leurs effets conjugués rendent indispensables de faire des collectifs de travail des lieux de résistance capables d’imposer les contours d’un métier faisant de son expertise sur le réel du travail l’élément de légitimation d’un corpus revendicatif ainsi que de pratiques et contenus d’enseignement nécessaires à la démocratisation de la réussite scolaire. Les mécanismes de prolétarisation, l’effacement de la controverse sur la définition des critères du travail bien fait permis par un management moderne participatif, et les attaques sur la formation se conjuguent pour occulter le réel du travail. L’enjeu est, face à ces processus, d’élargir et légitimer la place du travail vivant.

Adrien Martinez
Enseignant syndicaliste

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