Libertés et responsabilités pour une école démocratique,  Numéro 22,  Sylvie Bauer

Libertés académiques en danger

Parmi les principes qui guident l’Université française depuis ses débuts, les libertés académiques forment un socle sur lequel repose l’indépendance de l’enseignement et de la recherche, seule à même de contribuer à l’émancipation de chacun.e. Entre projets de lois liberticides et polémiques violentes, ces libertés sont régulièrement attaquées, alors que les acteurs de l’Université ne cessent de les défendre.

De quoi parle-t-on ?

L’Article L952-2 du Code de l’Éducation stipule que « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité. » Il s’agit d’un principe fondamental du métier d’enseignant.e.-chercheur.e. sur lequel repose non seulement le dynamisme de la recherche mais aussi l’esprit critique et la distance nécessaires à une recherche au long cours et à un enseignement qui participe de l’émancipation de chacun.e.

En quoi consistent les libertés académiques ? Force est de constater que, comme toute expression consacrée, on finit par l’utiliser comme un sésame sans s’interroger sur ce qu’elle signifie et induit. Le site de l’UNESCO rappelle que la Recommandation de 1997 définit les libertés académiques comme « la liberté d’enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale, la liberté d’effectuer des recherches et d’en diffuser et publier les résultats, le droit d’exprimer librement leur opinion sur l’établissement ou le système au sein duquel ils travaillent, le droit de ne pas être soumis à la censure institutionnelle et celui de participer librement aux activités d’organisations professionnelles ou d’organisations académiques représentatives.» Une telle définition et l’article du Code de l’Éducation délimitent un espace et consacrent l’Université comme étant l’un des lieux de la liberté de pensée, construite sur un travail de recherche et forcément liée à une subjectivité qui fait la richesse de toute pensée. Les limites de ces libertés académiques ne sont alors pas tant à entendre comme des restrictions mais plutôt comme l’état d’une parole et d’écrits fondés sur l’observation, l’analyse, la théorisation et la modélisation du monde afin d’en rendre compte dans sa diversité, afin peut-être aussi de l’agencer dans un récit (multiple, souvent contradictoire).

La responsabilité qui incombe aux acteurs de l’Université est alors immense, à la hauteur peut-être de l’humilité de leur tâche. Qu’il s’agisse d’isoler un génome pour comprendre et éradiquer une maladie, de préparer des expériences scientifiques sur Mars ou de proposer des analyses sociologiques, la recherche s’invite dans le débat démocratique et y joue un rôle politique, en introduisant le dissensus, que Jacques Rancière définit comme « la reconfiguration des rapports entre sens et sens, c’est-à-dire entre présence sensible et signification. [… ] En politique, ce mécompte prend la forme d’introduction de sujets qui n’étaient pas comptés et qui, en se donnant un nom, se font compter comme aptes à compter les choses et les êtres qui font partie de la communauté, à redécouper le donné des situations, à changer les noms qu’on peut leur donner. »[1]L. Ruffel, « Portée de la littérature », entretien avec Jacques Rancière, Vox Poetica, 29/09/2007 Il ne s’agit pas alors de faire assaut d’opinions qui ne seraient fondées que sur des places assignées ou des doctrines, mais bien au contraire de proposer des reconfigurations, une économie et un partage du sensible. La responsabilité est d’autant plus grande que les activités de l’enseignant.e.-chercheur.e. ne sont jamais neutres ni détachées de la présence sensible du sujet dont la recherche s’articule certes sur des données précises mais aussi sur le lieu à partir duquel on traite ces données.

Chasse aux sorcières

La question, récurrente, des libertés académiques se pose depuis plusieurs mois avec une acuité renouvelée, d’une part avec une brutalité et une violence inouïe, d’autre part de manière plus insidieuse, à travers l’adoption de la LPR.

Dans son édition du 11 juin 2020, le journal Le Monde rapportait les propos d’Emmanuel Macron sur « le monde universitaire [qu’il jugeait] coupable [d’avoir] encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon ». Ces mots montrent au mieux l’ignorance totale du chef de l’État de ce qu’est la recherche menée ici et ailleurs, au pire une volonté de la mettre au pas. Tout dans ces paroles exprime le mépris dans lequel le président de la République tient les chercheurs, qui exploiteraient des « filons », tels des orpailleurs à l’affût d’on ne sait quel effet de mode ou de gloire indue. S’arroger le droit de juger le monde universitaire coupable et l’accuser de « casser la République en deux » en dit bien plus long sur un pouvoir qui s’est d’emblée déclaré comme Jupitérien que sur les questions cruciales soulevées par les études intersectionnelles et par l’analyse des formes d’oppression sur lesquelles se sont fondées nombre de grandes puissances et dont les effets réels pèsent encore et toujours de tout leur poids sur nos sociétés contemporaines.

Ce n’était là que la première séquence d’une série d’attaques de plus en plus violentes sur les libertés académiques et qui visent particulièrement les SHS. En octobre 2020, le Ministre de l’Éducation Nationale revient à la charge, ciblant un prétendu “islamo-gauchisme”, néologisme qui fleure bon l’extrême droite, qui, selon lui, fait « des ravages à l’Université ». Puis sont venus les débats parlementaires sur la Loi de Programmation de la Recherche et l’introduction de l’amendement n° 234 qui subordonnait les libertés académiques au respect des valeurs de la République, amendement finalement modifié pour réaffirmer « [le] principe à caractère constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs ». Si la manœuvre de la CMP a échoué, il n’en reste pas moins que ce principe d’indépendance se voit opposer depuis plusieurs semaines des accusations portant sur cet « islamo-gauchisme » qui, selon les dires de la Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation gangrènerait l’Université. Tout comme deux députés, Julien Aubert et Damien Abad, qui réclamaient dès le mois d’octobre une enquête parlementaire sur « ce qu’écrivent les universitaires », Frédérique Vidal a décrété vouloir commander une enquête au CNRS. Le résultat de ces agitations politiques est une mise en cause de la recherche en Sciences humaines et sociales, l’affichage de noms d’enseignant.e.s-chercheur.e.s désignés comme « complices de l’islam radical »(sic) sur des comptes Twitter et des sites web, une polémique sans fondement dénoncée par celles et ceux qui font l’Université et par leurs représentants (CPU, CP-CNU, CNRS). L’objectif de ces attaques est double : d’une part, on observe une manœuvre grossière pour chasser sur les terres de l’extrême droite à l’approche de l’élection présidentielle. D’autre part, il s’agit de parachever l’œuvre de destruction de l’Université publique en dénonçant les libertés académiques comme étant complices du terrorisme (J-M Blanquer).

Il ne s’agit pas pour le chef de l’État, ses ministres et une presse bien à droite de s’inspirer de travaux dont la rigueur et la richesse vont de pair avec un engagement intellectuel et social nécessaire au débat démocratique, mais bien de s’ériger en juges qui condamnent sans autre forme de procès. Au moins ces déclarations reconnaissent-elles implicitement la place essentielle de la recherche et du monde universitaire dans toute société démocratique. Contrairement à ce que les propos de M. Macron et consorts laissent entendre, les travaux en SHS ne provoquent pas les violences mais contribuent à les révéler, en décentrant le regard et en levant les fausses évidences.

On le sait, la censure ne s’attaque qu’à ce qui est susceptible de mettre en cause un ordre établi. La recherche, toutes disciplines confondues, nourrit la pensée, s’inscrit dans le débat et dans le dissensus, prévenant ainsi tout risque d’une pensée unique, mortifère et néfaste à l’émancipation des peuples et des individus. Mettre tout un pan de la recherche au banc des accusés revient à nier toute réflexion construite et instruite sur des sujets qui, par définition, ne sont pas neutres. Les chercheur.e.s, loin d’être dans une tour d’ivoire où on a parfois trop tendance à vouloir les reléguer, participent pleinement par des travaux qui ont souvent eu l’heur de déplaire au pouvoir à la construction d’une société dont il est sain que les fonctionnements et les discours dominants soient déconstruits par leur recherche.

Projet idéologique

Les attaques dont font l’objet les chercheur.e.s dénotent une vision de l’Université à l’opposé des principes d’émancipation sur lesquels les universitaires fondent l’accomplissent de leurs deux missions que sont l’enseignement et la recherche. Elles sont en effet une remise en cause directe des libertés académiques et scientifiques car elles ne jettent pas seulement l’opprobre sur une démarche intellectuelle et empirique d’observation, d’analyse de réflexion mais aussi sur la légitimité d’objets d’étude susceptibles de faire apparaître des processus de domination dans la société française.

Ces attaques médiatiques s’articulent sans peine avec la LPR qui vise à « renforcer l’engagement des établissements dans les orientations et les politiques de l’ESRI ». Soumettre les financements de la recherche majoritairement à des appels à projets, à des orientations politiques, revient à dicter des objets de recherche dans des perspectives économiques et idéologiques. On aura souligné l’absurdité des appels à projets sur la COVID-19 en pleine crise sanitaire alors que Bruno Canard, chercheur au CNRS, a rappelé au mois de mars 2020, le désengagement des pouvoirs publics de la recherche sur les coronavirus dès 2006. Les avancées scientifiques ne peuvent pas fonctionner au coup par coup, dans une logique opportuniste, pour seulement se soumettre à un agenda politique ou économique. Elles doivent s’appuyer sur une recherche fondamentale qui a besoin de temps long, de financements pérennes et de personnels sur des postes de titulaires en nombre suffisant et qui relève de la liberté de ne pas s’inscrire dans une vision de rentabilité à court terme. Dans cette perspective, le choix des objets de recherche doit essentiellement relever des compétences, appétences et subjectivité des chercheur.e.s qui doivent pouvoir sans restriction autre que la rigueur scientifique développer leur travail, quel qu’en soit le domaine. Liberté académique signifie alors aussi non seulement la possibilité de rendre publics les états de l’art et les résultats de cette recherche mais également de la partager avec les étudiants.e.s. Les questionnements menés par les chercheur.e.s dans toutes les disciplines ont en effet pour vocation à porter un regard sur le monde et à en façonner les contours, que ce soit en interrogeant les structures politiques, sociales, culturelles, historiques du monde que nous avons en partage ou en inventant les outils susceptibles de le rendre plus juste et plus sûr (les vaccins en sont un exemple parmi bien d’autres).

La question des libertés académiques est revenue sous le feu des projecteurs, par le biais d’amalgames nauséabonds, lorsqu’elles sont décrétées complices du terrorisme ou lorsque les réunions non mixtes au sein des universités sont assimilées à du séparatisme. Qu’elles soient interrogées n’est pas en soi un problème : il est toujours utile de rappeler que l’indépendance des chercheur.e.s fonde la curiosité qui a toujours abouti à la découverte et à un travail collaboratif. Il est aussi toujours nécessaire de montrer que ces libertés, comme toutes les autres, ne sont pas gravées dans le marbre. En revanche, que les attaques politiques se fondent sur un mot (l’“islamo-gauchisme”) qui, comme le rappelle le CNRS, n’est pas une réalité scientifique[2]Communiqué de presse du CNRS du 17 février 2021 et qu’elles émanent directement de la Ministre en charge de l’Enseignement supérieur et de la recherche est de bien mauvais augure. La chasse aux sorcières a déjà commencé sur les réseaux sociaux. On se rappellera que les criminels n’ont jamais été les sorcières, mais bien ceux qui les ont menées au bûcher, en toute impunité.

Sylvie Bauer
Professeure de littérature américaine (Etats-Unis) à l’Université Rennes 2
Présidente de la CP-CNU