Anicet Le Pors,  Numéro 9,  Quel service public pour l'éducation ?

Service public, fonction publique : histoire, principes et avenir

La question de la place des services publics dans la société est de pleine actualité. Elle promet d’être au cœur de la prochaine campagne de l’élection présidentielle. C’est aussi un sujet récurrent dans les sociétés développées qui nous conduit à commémorer le 70e anniversaire du statut général des fonctionnaires (SGF) créé par la loi du 19 octobre 1946. Pour comprendre les enjeux actuels il convient de s’interroger sur le sens de l’évolution historique des concepts d’intérêt général, de service public et de fonction publique. Dans cette évolution se sont affirmés un certain nombre de principes qui sont autant de dimensions du pacte républicain. Cette réflexion est nécessaire pour ouvrir des perspectives dans la crise de civilisation actuelle.

L’émergence de l’autorité administrative

L’émergence administrative est étroitement liée à la sécularisation du pouvoir politique. Elle est amorcée sous l’Ancien Régime. Philippe Le Bel crée le Conseil d’État du Roi séparant ainsi les contentieux public et privé. François 1er impose le français comme langue administrative officielle contre le latin, langue du sacré. Louis XIV s’identifie à l’État mais concourt fortement à son autonomisation. Les philosophes des Lumières apporteront ensuite une contribution essentielle avec Montesquieu (L’esprit des lois, 1748), Voltaire et Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social, 1762). La Révolution française accélèrera le processus en supprimant les privilèges et en posant des principes essentiels pour le service public. Au XIXe siècle, une conception autoritaire et conformiste se développe, favorable aux grands corps marqués par la soumission au pouvoir et par les conflits d’intérêts. La IIe puis la IIIe République tentent de reprendre la main en exigeant une loyauté républicaine. La fonction publique de l’État (FPE) se féminise dans les catégories d’exécution. Les fonctionnaires s’organisent sur la base de la loi de 1901 puis de la reconnaissance du fait syndical par le Cartel des gauches en 1924. S’opposent alors les conceptions du « statut carcan » et du « statut jurisprudentiel ». Le premier statut intervient sous Vichy par la loi du 14 septembre 1941 avant le statut démocratique fondateur de la loi du 19 octobre 1946 portant statut général des fonctionnaires. Il sera peu modifié au fond par l’ordonnance du 4 février 1959 et par les évènements de 1968.

La fonction publique territoriale (FPT) a elle-même une origine très ancienne, les cités en développement voulant supplanter les anciennes administrations seigneuriales. Les étapes de son développement, à partir d’un certain mimétisme par rapport à l’État mais dans une situation de précarité : arrêt Cadot du Conseil d’État en 1889 reconnaissant sa compétence ; injonction aux communes en 1919 de créer un statut des communaux ou de mettre en œuvre un statut type ; loi de finances du 31 décembre 1937 plafonnant la situation des agents publics territoriaux aux situations des fonctionnaires de l’État comparables ; loi du 28 avril 1952 codifiée dans le Livre IV du code des communes. Il s’agit d’une fonction publique d’emploi, liant étroitement l’agent public à son métier.

La fonction publique hospitalière (FPH) est encore plus loin de la FPE. Elle est dominée par l’Église : l’évêque préside l’assemblée générale des établissements hospitaliers. Une sécularisation est engagée à partir d’une ordonnance de 1821 : en fonction de la taille de l’établissement le receveur est nommé par le ministre ou par le préfet. À partir de 1851 un texte statutaire écarte le pouvoir religieux de la gestion des personnels. Un décret-loi du 20 mai 1955, codifié dans le Livre IX du code de la santé publique, constituera la base statutaire des personnels des établissements hospitaliers publics.

Il s’ensuit une forte expansion administrative. On assiste à une progression constante de la dépense publique et des prélèvements obligatoires (de 10 à 15 % du produit intérieur brut à 45 % aujourd’hui). La fonction publique réunit aujourd’hui quelque 5,5 millions de fonctionnaires contre 200 000 au début du XXe siècle : 2,5 millions pour la FPE, 1,8 million pour la FPT et 1,2 million dans la FPH. Cette évolution est observée dans tous les pays, la France occupant une position moyenne en termes de pourcentage d’agents publics dans la population totale. Mais au cours de cette évolution des principes se sont progressivement affirmés.

L’affirmation des principes

C’est d’abord la prééminence de l’intérêt général. Il s’est appelé successivement : bien commun, utilité commune, nécessité publique, bien être commun, etc. L’idée s’est incarnée dans de fortes personnalités. Les économistes néo-classiques se sont efforcés de définir un « optimum social », préférence révélée des acteurs économiques dans des conditions de concurrence parfaite. Mais le citoyen n’est pas réductible à un acteur économique. Le juge administratif a considéré qu’il revenait au pouvoir politique de le définir, mais il a su l’identifier dans certaines activités sociales (défense, justice). Il se définit au niveau de la communauté des citoyens nationaux et non de communautés infra et supranationales. La notion est contestée par les défenseurs d’intérêts exclusifs de classes. Mais aussi par les partisans d’intérêts communautaires, d’une loi naturelle, de transcendances diverses.

“ Le statut général des fonctionnaires actuellement en vigueur est le résultat de plusieurs choix. ”

L’inscription concrète de l’intérêt général dans la société est le fait du service public. L’expression figure dans les Essais de Montaigne en 1580. Une théorisation est formulée par l’École de Bordeaux à la fin du XIXe siècle. La notion simple au départ est devenue de plus en plus complexe. À l’origine, le service public se définissait par une mission d’intérêt général ; une personne morale de droit public ; un droit et un juge administratifs. La couverture financière devait se faire par l’impôt et non par les prix. Le concept entrainait l’existence de prérogatives de droit public. La notion connut un grand succès, une extension favorisant une hétérogénéité croissante : régie, concession, délégation de service public. Progressivement, le contrat gagna du terrain au détriment de la loi. Des rapports préconisèrent de dissocier le secteur public (la propriété publique) du service public (la gestion ou « gouvernance »). L’Union européenne, dominée par la logique économique libérale, ignore la notion de service public au profit de celle de service d’intérêt général subordonné au principe de concurrence, malgré certaines restrictions jurisprudentielles et quelques dispositions des traités.

La fonction publique représente aujourd’hui la majeure partie du service public (80 % en France). Le statut général des fonctionnaires actuellement en vigueur est le résultat de plusieurs choix.

– Le choix de la loi (acte unilatéral) et non du contrat. Le fonctionnaire est, vis-à-vis de l’administration, son employeur, dans une position statutaire et réglementaire qui le protège car il est au service de l’intérêt général.

– Le choix du fonctionnaire-citoyen contre celui du fonctionnaire-sujet. Ce qui signifie la consécration de la conception exprimée dans le statut fondateur de 1946 et confirmée depuis, en rupture avec la conception qui avait prévalu auparavant pendant un siècle et demi.

– Le choix du système de la carrière contre celui de l’emploi. La priorité attribuée à la loi de décentralisation en 1981 (loi du 2 mars 1982) a conduit au choix du système de la carrière pour tous (déclaration à l’Assemblée nationale du 27 juillet 1981). Le système de la carrière considère l’activité du fonctionnaire au sein de travailleurs collectifs et sur l’ensemble de sa vie professionnelle ; celui de l’emploi se réfère à la qualification intrinsèque de l’agent et à la notion de métier.

– Le choix d’un équilibre entre unité et diversité. Ce qui a conduit à l’élaboration d’un statut à « trois versants » en quatre titres, le premier, en facteur commun correspondant à la définition et aux droits et obligations des fonctionnaires, les trois autres correspondant aux trois fonctions publiques : d’État, territoriale et hospitalière.

– Le choix de principes ancrés dans l’histoire. Le principe d’égalité conduisant au recrutement par concours (art. 6 de la Déclaration des droits de 1789) ; le principe d’indépendance et de séparation du grade et de l’emploi (loi sur l’état des officiers de 1834) ; le principe de responsabilité (art. 15 de la Déclaration des droits). Le principe hiérarchique, l’obligation de réserve et le devoir d’obéissance ne figurent pas expressément dans le statut.

Trente-trois ans après le vote du titre 1er (loi du 13 juillet 1983) le SGF a démontré sa solidité due à l’architecture juridique et aux principes affirmés. Il a aussi manifesté une grande adaptabilité, ayant été modifié législativement 225 fois en 30 ans (les quatre titres respectivement 30, 50, 84 et 61 fois). La FPT la plus modifiée a pu être regardée à la fois comme « maillon faible » du SGF ou comme son « avant-garde » en tant que contre-pouvoir et en raison de ses qualités propres, mais aussi par les tenants d’un retour à un système de l’emploi. Le SGF a fait l’objet de nombreuses contestations ou offensives : loi Galland du 13 juillet 1987, rapport du Conseil d’État de 2003 (dit rapport Marcel Pochard), « révolution culturelle » de Nicolas Sarkozy en 2007 et Livre Blanc de Lean-Ludovic Silicani en 2008.

Une mise en perspective nécessaire

L’avenir commence par des revendications immédiates qui supposent d’abord un assainissement consistant à revenir sur des dénaturations : la loi Galland dans la FPT (cadres d’emplois, listes d’aptitude, contractuels) ; l’amendement Lamassoure sur le droit de grève ; la 3° voie d’accès à l’ENA). Le gouvernement actuel y renonce alors même que ces décisions n’auraient aucun coût.

“ L’avenir commence par des revendications immédiates. ”

Des chantiers structurels devraient être mis en perspective : gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences, traduction juridique plus satisfaisante de la garantie fondamentale de mobilité, création de bi- ou multi-carrières, égalité femmes-hommes, limitation du recours aux contractuels, etc. Le gouvernement actuel manque d’ambition si la tonalité est favorable à la conception française de fonction publique (rapport de Bernard Pêcheur, loi de Marylise Lebranchu sur les droits et obligations, accord avec les syndicats sur les parcours et la réformes des grilles, etc.). Il est aussi nécessaire de prendre en compte la situation des personnels du privé qui ne sont pas dans une position statutaire et réglementaire mais sont soumis au contrat. La contradiction à résoudre est d’améliorer la situation de l’ensemble des salariés en respectant la spécificité du service de l’intérêt général qu’assurent les fonctionnaires. La convergence public-privé doit être mise en perspective, ce qui suppose l’instauration d’un « statut des travailleurs salariés du secteur privé », base essentielle de leurs droits fondamentaux permettant une véritable « sécurité sociale professionnelle ».

“ Le XXIe siècle peut et doit être l’« âge d’or » du service public.”

Le libéralisme n’est pas l’horizon indépassable de l’humanité. Le XXIe siècle peut et doit être l’« âge d’or » du service public. Il est indispensable dans cette perspective d’analyser avec lucidité la situation de décomposition sociale actuelle. René Rémond a caractérisé le XXe siècle comme siècle « prométhéen » débouchant sur une « perte de repères ». À trois décennies d’économie administrée après la deuxième guerre mondiale, ont succédé trois décennies d’ultralibéralisme débouchant sur une crise financière s’élargissant en crise de civilisation au sein de laquelle on a pu caractériser le service public comme « amortisseur social » et en appeler au « retour de l’État ». Pour caractériser la situation actuelle, Edgar Morin parle de « métamorphose ». Celle-ci pourrait déboucher sur une bipolarisation entre, d’une part, une citoyenneté plus librement affirmée, dégagée des religions séculières du siècle précédent et, d’autre part, la reconnaissance du genre humain comme sujet de droit dans une mondialisation développant interdépendances, coopérations, solidarités, toutes expressions condensées, en France, dans la notion de service public.

Anicet Le Pors
Conseiller d’État honoraire
Ancien ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives