Élisabeth Bautier,  Numéro 13,  Quelques idées communistes pour l'éducation

Quand technicité et transversalité de la formation des enseignants ne permettent pas toujours aux élèves d’apprendre.

La situation est pour le moins paradoxale. Alors même qu’il s’agit aujourd’hui d’une formation initiale visant la professionnalisation, que le discours de lutte contre les inégalités reste apparemment d’actualité, les inégalités sociales se creusent et le mécontentement concernant la formation et sa faible efficacité lors de la prise de poste grandit, ni professionnalisation, ni réduction des inégalités. On peut essayer de comprendre pourquoi. Le contexte d’abord. On reconnaîtra aisément les faiblesses d’une formation initiale qui, comme chacun sait, la préparation au concours occupant très largement la première année et l’esprit des étudiants, se concentre sur peu de semaines au total. Chaque domaine d’enseignement professionnel, y compris l’apprentissage de la lecture ou la connaissance de l’enfant de maternelle et des apprentissages fondamentaux qui s’y construisent sont réduits à peu d’heures, voire inexistants dans le second cas. La seconde année, les étudiants sous statut de fonctionnaire exerçant en pleine responsabilité, ne peuvent aisément se saisir des savoirs de formation tant la classe et les préparations quotidiennes qu’elle suppose occupent à juste titre leurs priorités, loin de la possibilité d’exercer cette fameuse réflexivité ou la mise à distance à des fins d’analyse que la formation professionnelle au demeurant suppose. Qui plus est la faiblesse des savoirs accumulés ne leur permet guère de construire des critères d’analyse de leurs pratiques permettant de comprendre les difficultés des élèves ou celles des situations de travail mises en œuvre.

“ Il s’agit de construire une culture commune, partagée par tous, une culture qui permet leur émancipation et qui s’accompagne du partage de la nécessité des savoirs pour comprendre le monde, pour le questionner. ”

Mais qu’attend-on d’une formation des enseignants ?
Concernant ce qu’ils doivent aux élèves, il s’agit de construire une culture commune, partagée par tous, une culture qui permet leur émancipation et qui s’accompagne du partage de la nécessité des savoirs pour comprendre le monde, pour le questionner. Notons que si cette culture et les usages cognitifs et langagiers qui permettent sa construction, correspondent à des modes de socialisation familiaux qui en facilitent l’apprentissage scolaire, ceux-ci ne sont pas partagés par tous et tel n’est donc pas le cas pour les élèves qui n’ont que l’école pour se l’approprier. Dès lors ces usages devraient faire l’objet d’enseignement, mais la formation initiale ne les identifie pas comme tels et ils sont le plus souvent reportés en formation continue et souvent réservés aux enseignants de REP et REP+. Concernant les enseignants eux mêmes, la formation devrait tout autant construire du commun à des fins de prise en charge cohérente des élèves, ayant la même visée et permettant progression et apprentissage collectif, fixant les objectifs partagés sur les 3 cycles. Par faire du commun, nous entendons ici partager les mêmes visées pour l’École, les mêmes priorités, le même sens donné au métier (à la profession). Enseigner, former des enfants ce n’est pas exactement un emploi comme un autre – ce qu’il tend à devenir pour nombre de jeunes recrutés, en cette période de chômage, inutile de le cacher. Il suppose certes non seulement les savoirs disciplinaires nécessaires à l’enseignement, même si actuellement l’enseignement en tant que construction par les enseignants des savoirs et de leur institutionnalisation est une dimension de leur activité peu présente dans les classes au profit des mises en « activités » des élèves, mais il suppose tout autant les savoirs qui permettent de comprendre les difficultés socialement situées et construites des élèves et en conséquence les façons de les contourner, d’y remédier ou plutôt de ne pas les construire.

“ La formation semble donc actuellement se réduire à la technicisation d’une formation aux pratiques de classe qui systématise une démarche d’organisation de la classe présente de façon dominante. ”

Dans ces trois domaines force est de constater un nouveau paradoxe : non seulement le concours tel que préparé ne garantit pas la maîtrise des savoirs disciplinaires, mais surtout la formation dite professionnelle ne garantit pas davantage les savoirs professionnels permettant à tous les élèves d’apprendre alors même que les didactiques et les connaissances des difficultés socialement construites des élèves n’ont jamais été aussi présentes comme ressource possible. Ce qu’apprennent les enseignants en formation, plus précisément ce qu’ils en retiennent et que l’on peut voir en allant dans les classes, c’est à construire des séances et des séquences lors desquelles les élèves en activité – sans que la dimension cognitive des apprentissages soit d’ailleurs toujours présente, voire sollicitée – sont censés apprendre les savoirs. Ce qu’ils en retiennent, c’est une technicité pour organiser le découpage des séances en différents moments faisant alterner temps collectif et temps individuel, échanges oraux et travail écrit sur fiche ou cahier. Ces alternances reposent sur le présupposé théorique que l’activité des élèves est gage de leurs apprentissages, les jeunes enseignants s’aperçoivent cependant rapidement que tel n’est pas le cas, mais démunis des savoirs nécessaires énoncés plus haut, ils sont dans l’incompréhension des difficultés des élèves, impensées et imprévues lors de la formation à l’ÉSPÉ. Cette dernière peut certes initier à une forme de différenciation pédagogique, mais dont l’interprétation conduit le plus souvent à un affaiblissement des exigences en quantité de travail ou en qualité, ce qui ne résout pas la question des mêmes apprentissages partagés par tous, moins encore l’acquisition par les enseignants des pratiques professionnelles les permettant.

“ C’est cette formation sociologiquement aseptisée, (présentée comme ne relevant pas de choix politiques, mais de connaissances scientifiques
« neutres »), qui pense le travail enseignant en termes de techniques à mettre en œuvre, de dispositifs à construire, qui conduit les enseignants à penser faire ce qu’on leur dit de faire, alors même que ces pratiques laissent dans certaines classes une majorité d’élèves à côté des apprentissages. ”

La formation semble donc actuellement se réduire à la technicisation d’une formation aux pratiques de classe qui systématise une démarche d’organisation de la classe présente de façon dominante. Pour être initialement référée à des théories d’apprentissage d’inspiration socio constructiviste, sa réalisation en formation comme au quotidien des classes en est bien éloignée et conduit à vider les situations de travail de ce qui devrait en être les enjeux fondamentaux. D’ailleurs interrogés sur leur préparation de cours, les enseignants sont nombreux à les penser en termes de dispositif pédagogique, c’est-à-dire d’organisation des temps de la séance, de documents à chercher (sur internet, par exemple), de fiches de travail à fabriquer ou à reprendre d’un manuel, d’un collègue, d’internet afin de faire travailler les élèves individuellement ou en groupe. De ce type de préparation qui correspond aux préconisations dominantes sont ainsi évacués les savoirs à faire acquérir et l’analyse précise et a priori des difficultés des élèves qui permettent de penser une pluralité de scénarios pour permettre à tous de parvenir aux apprentissages visés (ce qui serait une réelle pédagogie différenciée). Les savoirs construits en sociologie des apprentissages[1]Voir, par exemple, Bautier, 2016a, 2016b, Rochex Crinon, 2011, Allard, Chesnais, Peltier, Charles-Pézard, Butlen, Masselot…)pourraient, s’ils participaient de la formation, pourtant aider les enseignants au moins à comprendre l’inefficacité pour une partie des élèves des situations d’apprentissage mises en place, et des dispositifs qui ne sont pas actuellement pensés en formation, malgré les travaux de recherche existants, comme des constructions sociales, et donc socialement situées, socialement adaptées à un type d’élèves, non à tous, laissant ces dimensions dans l’implicite et aggravant les inégalités.

C’est cette formation sociologiquement aseptisée, (présentée comme ne relevant pas de choix politiques, mais de connaissances scientifiques « neutres  »), qui pense le travail enseignant en termes de techniques à mettre en œuvre, de dispositifs à construire, qui conduit les enseignants à penser faire ce qu’on leur dit de faire, alors même que ces pratiques laissent dans certaines classes une majorité d’élèves à côté des apprentissages. Ce qui conduit ces enseignants à transférer sur les élèves et leurs « caractéristiques individuelles ou familiales » telles qu’elles sont supposées comme entraînant des manques, des handicaps, – quand d’autres auraient des talents -, non analysées à partir des savoirs pourtant déjà construits, les causes de l’inefficacité des dispositifs construits selon les préconisations de la formation.

De plus, ces préconisations portent davantage sur des manières de « faire la classe  », ce que nous avons identifié comme « techniques  » à mettre en œuvre et ce faisant sur la transversalité des situations (travail en groupes, participation orale des élèves, auto évaluation, pédagogie différenciée, situations motivantes, usage du numérique, interdisciplinarité des objets…), que sur l’enseignement des objets de savoir disciplinaire à partir des savoirs didactiques pourtant existants. Il est à noter l’importance de plus en grande dans les ESPÉ de ces apports « transversaux  » au détriment des formations sur des objets disciplinaires. Étrangement, ou paradoxalement encore, malgré la récurrence des situations et dispositifs mis en œuvre dans la plupart des classes, via ces formations à des pratiques transversales, le commun, la construction d’une culture commune, des savoirs partagés, ont disparu du fait de l’ambiguïté de ces dispositifs qui n’étant pas véritablement construits pour des apprentissages précis, d’objets de savoirs précis, permettent aux élèves des interprétations différenciées de leurs enjeux, mais permettent tout autant des interprétations différenciées de la part des enseignants des objectifs des séances : construction de certaines compétences générales chez les élèves ayant trait au langage, participation et mise en activité des élèves, par exemple. Cette ambiguïté dans les visées pour l’enseignant peut se déduire de la faible place accordée à l’institutionnalisation des savoirs, et le flou de sa réalisation : souvent quelques minutes à la fin de la séance, écrite ou non, élaborée collectivement ou non. Cette ambiguïté pour l’enseignant est alors brouillage des visées pour les élèves qui sans le savoir ni le vouloir « piochent  » des bribes de savoir ou de connaissances non cumulables, et ne permettant pas une systématisation, encore moins le cumul des apprentissages.

Il en est ainsi de l’ambiguïté des situations d’échanges oraux qui ont différemment selon les élèves, soit fonction d’expression soit de compréhension et d’élaboration collective d’un objet, d’un phénomène, d’un concept, les apprentissages n’étant évidemment pas de même nature selon chaque investissement, sans que l’enseignant puisse toujours s’en apercevoir. Il en est de même des situations de travail de groupe dont la visée d’apprentissage est opacifiée au profit d’un faire ensemble, au moins jusqu’au cycle 3 compris. Parce que les savoirs de référence sont peu présents dans la formation, l’exemple de la dictée négociée permet de préciser la façon dont une modalité d’enseignement initialement fondée sur des hypothèses théoriques (ici, l’importance du rôle des interactions de justification et d’argumentation, des controverses – ou conflits sociocognitifs – dans les apprentissages), se vide pour l’enseignant comme pour l’élève de la logique même qui permettrait la réalisation d’un apprentissage. Les élèves en binôme argumentent très rarement car le meilleur ou le plus sûr de lui l’emporte sans même que le recours aux ressources mises à disposition ne soit pensé comme nécessaire. L’enseignant passant dans les rangs assure les étayages nécessaires pour certains, mais ne peut le faire pour tous les élèves. Les interventions sont alors individualisées alors même que tous les élèves en tireraient bénéfice s’ils elles étaient collectives, les apprentissages deviennent ainsi opportunistes, au hasard des interventions.

“ Une technicité aveugle de sa construction sociale ne peut qu’accroître les inégalités au détriment des élèves qui n’ont que l’école pour apprendre. ”

La technicité indéniable de nombre d’enseignants dans la gestion de la classe et des séances qui peut apparaître comme du professionnalisme parce qu’elle renvoie à un impensé politique de ses conséquences ou à une neutralité et une neutralisation sociologique, pourrait faire croire qu’il suffit d’appliquer ces techniques, construire de bons dispositifs pour que tous les élèves en apprennent. C’est oublier justement qu’une technicité aveugle de sa construction sociale ne peut qu’accroître les inégalités au détriment des élèves qui n’ont que l’école pour apprendre.

Élisabeth Bautier
Université Paris 8
Laboratoire Circeft-Escol

Références bibliographiques

Allard C., 2015, Etude du processus d’institutionnalisation dans les pratiques de fin d’école primaire : le cas de l’enseignement des fractions. Thèse dirigée par Denis BUTLEN. Université Paris Diderot.

Bautier É. 2016a, « Pratiques scolaires dominantes et inégalités sociales à l’école  » in Inégalités sociales et migratoires. Comment l’École amplifie-t-elle les inégalités ?, Rapport du CNESCO.

Bautier É, 2016b, « Qualité, efficacité de l’enseignement, mais… inégalités des apprentissages  », Revue suisse des sciences de l’éducation, 3, 2016, p.479-494.

Charles-Pézard M., Butlen D., Masselot P., 2012, Professeurs des écoles débutants en ZEP. Quelles pratiques ? Quelle formation ? Grenoble, La Pensée sauvage.

Peltier M.-L. (Dr.), 2004, Dur d’enseigner en ZEP, Grenoble, La Pensée sauvage.

Chesnais A. 2014, Enseigner les mathématiques en ZEP, Rennes, P.U.R.

Rochex J.-Y., Crinon, J., 2010, La construction des inégalités scolaires, Rennes, P.U.R.

Notes[+]