Entretien avec Christophe Cailleaux et Amélie Hart-Hutasse
Christophe Cailleaux et Amélie Hart-Hutasse sont enseignants dans le secondaire et militants au Snes-FSU.
carnets rouges : Vous avez écrit dans le numéro de septembre 2018 de la revue Zilsel : « On peut définir la novlangue comme un outil de domination et d’aliénation : il s’agit de vider les mots de tout sens pour voiler la réalité des politiques mises en œuvre et, dans le même temps, désarmer toute critique ». L’expression « société apprenante » est emblématique, elle en est un des « fleurons ». Quelle est son origine ? Quels en sont les « fondamentaux » ?
Christophe Cailleaux et Amélie Hart-Hutasse : Nous avons été confrontés pour la première fois à cette expression dans le cadre de notre travail syndical en lisant deux rapports officiels rendus successivement à N. Vallaud-Belkacem puis à J.-M. Blanquer. Parmi les co-auteurs des deux rapports, on trouve François Taddei, un personnage assez fascinant qui fait office de héraut de la société apprenante en France. Ancien biologiste de haut-niveau, il a fondé une sorte d’organisme d’enseignement supérieur privé, subventionné depuis ses origines par la fondation Bettencourt. De manière habile et souriante, ce personnage distille sur les plateaux radios, les télés ou dans les universités son discours bien rôdé sur la société apprenante. Tout doit devenir « apprenant » : les rues, les cafés, les librairies et même… les écoles ! Cela s’est d’ailleurs traduit rapidement par la labellisation officielle « d’académies apprenantes » et « d’établissements apprenants » ! Notre première réaction – et c’est celle de nombre de collègues – a été de sourire à ce qui s’apparente à une loufoquerie dénuée de sens.
La grande force de la société apprenante, c’est sa vitrine. Il s’agirait d’un projet tout à la fois démocratique, tolérant, écologique, horizontal, fondé sur la coopération, le partage et la science la plus objective. Ainsi, « la co-évolution des intelligences, individuelles, artificielles et collectives » permettrait de « construire un avenir souhaitable qui bénéficie à tous »[1]Un Plan pour co-construire la société apprenante, 2018, p. 63. Un projet au-dessus de tout soupçon, donc.
Et pourtant, F. Taddei n’a pas inventé ce terme et cette expression porte une idéologie et un projet politique. Pour faire simple, il s’agit d’une transposition, traduction littérale de l’anglais learning society, que l’on trouve dans le titre et le propos d’un ouvrage de J. Stiglitz paru en 2014[2]Creating a Learning Society : A New Approach to Growth, Development, and Social Progress (2014). L’économiste réfléchit sur le monde des entreprises décrites comme des learning organizations : un meilleur partage des connaissances en leur sein serait un levier pour gagner en productivité et ainsi maintenir la croissance économique globale. Et si l’on remonte le fil, la learning society n’est qu’une nouvelle déclinaison de la soi-disant « société de la connaissance » vantée depuis au moins les années 1960. Autrement dit, il s’agit d’un élément de langage, visant à habiller d’atours nouveaux la vieille obsession productiviste, la délirante névrose de la croissance illimitée.
cr : Vous écriviez : « Sous le flou d’une novlangue vaseuse, on peut distinguer un projet de délégitimation voire de destruction de l’école publique. » Ce projet trouve aujourd’hui des relais dans l’Éducation Nationale. Est-ce à penser que l’école ne serait qu’un maillon, comme beaucoup d’autres (cf : les « vacances apprenantes » promues par J.M. Blanquer), sans spécificité particulière, dans une société apprenante ? Quelles conceptions sous-jacentes du tout apprenant sur le système éducatif de la maternelle à l’université, sans oublier la recherche ?
C.C. et A.H-H : « Vacances apprenantes » … là encore le terme a beaucoup fait sourire. C’est pourtant l’expression même de ce qui est au cœur de la société apprenante : si on apprend partout et tout le temps, alors l’école se retrouve marginalisée. Elle reste un lieu où l’on apprend, mais n’est ni le plus essentiel, ni le plus légitime. Les partisans de la société apprenante décrivent souvent le système scolaire public comme englué dans les pesanteurs, les corporatismes, la pédagogie du temps de Jules Ferry. Et cette école dépassée, il faudrait savoir s’en passer. A l’opposé d’un système public fermé et sclérosé, les structures privées sont vantées comme ouvertes et agiles, et même émancipatrices !
Bien entendu, la manœuvre tente d’être habile et F. Taddei comme J.-M. Blanquer prétendent défendre le système public. Comment ? En en finissant avec les oppositions stériles entre acteurs publics et privés. Le temps est venu d’abattre des barrières, de favoriser la co-construction d’un nouveau système où intérêts privés et publics ne seraient plus antagonistes. On connaît la chanson et ce qu’elle signifie en actes : des partenariats public-privé qui sont de fait une privatisation des profits et une socialisation des pertes, une extension du domaine de la marchandise. Dans une logique néolibérale limpide, les services et les moyens de l’État sont mis au service des banques, des multinationales et des startups, devenues garantes du bien commun, bien plus aptes et légitimes que des structures et des agents publics.
Et c’est l’ensemble du système éducatif qui est concerné, de la maternelle au supérieur. A tous les niveaux, des acteurs privés sont promus pour pallier les insuffisances réelles ou supposées du public, pour proposer leurs services et in fine pour imposer leur soi-disant expertise. C’est même l’ensemble de la formation professionnelle qui est visée à travers la promotion de l’apprentissage tout au long de la vie : par l’intercession du numérique et la grâce des algorithmes, serait établi « un carnet de l’apprenant comme il y a des carnets de santé »[3]. Taddei sur France Culture, « La conversation scientifique », janvier 2018. Un livret ouvrier 4.0, la disruption est en marche !
En juillet 2020, le Comité d’éthique pour les données d’éducation, créé à l’automne 2019 par J.-M. Blanquer, a rendu son seul et unique avis depuis un an. Deux experts seulement ont été auditionnés, dont F. Taddei. Les données d’éducation sont décrites dans ce document comme une
« richesse stratégique nationale » et « (…) si l’éducation n’est pas en soi une marchandise, comme les biens éducatifs se répandent et se multiplient, ils s’inscrivent dans des mécanismes de marché. » L’idée n’est pas de combattre la marchandisation, mais au contraire d’y participer et de l’orienter de manière profitable aux intérêts nationaux (comprendre : les intérêts des entreprises françaises et de leurs alliés politiques). Et les auteurs enfoncent le clou : « Les données scolaires agrégées sont donc une richesse nationale et à ce titre l’Éducation est un actif stratégique national de l’État au même titre que les activités de transport, de communication numérique, ou de santé publique ».
cr : Vous écriviez encore : « Le choix du terme “apprenant” est capital, en ce qu’il induit par son usage systématique une confusion fondamentale entre enseigner et apprendre ». Pouvez-vous développer cette approche.
C.C. et A.H-H : Dans les discours des tenants de la « société apprenante », le terme d’enseignement est quasiment absent. C’est particulièrement flagrant chez F. Taddei ou encore chez S. Dehaene, le neuroscientifique et collaborateur du ministre. Il n’y a là nul hasard, mais bien une façon d’escamoter des pans entiers du réel à des fins idéologiques.
Tout d’abord, en écho à ce que nous disions plus haut, il s’agit d’abolir l’espace-temps de l’école. Ainsi chaque individu, tout au long de sa vie, pourra en autodidacte faire le Grand Tour des « tiers lieux », butinant d’apprentissage en apprentissage, aussi spontanément qu’il a appris à marcher ou à parler sa langue maternelle (un des mantras préférés de F. Taddei « Les enfants sont tous nés chercheurs »). Pourtant, tous les apprentissages ne relèvent pas des mêmes mécanismes : comme le rappelle A. Tricot et F. Amadieu, les apprentissages adaptatifs et spontanés correspondent à ce qui fait partie de notre environnement, nous passionne ou nous est utile au quotidien. Mais l’école est précisément le lieu où l’on doit enseigner des savoirs, qui, bien que non immédiatement utiles ou familiers aux élèves, leur sont pourtant nécessaires dans la lente construction d’une véritable autonomie. Ainsi, la dimension collective et sociale des apprentissages dans les salles de classe, leur longue et laborieuse durée, serait remplacée par un apprentissage soi-disant plus rapide et personnalisé, mais profondément atomisé et inégalitaire.
Ensuite, à parler uniquement d’apprenants, on marginalise (ou on oblitère) la nécessaire présence d’un.e enseignant.e, dont le rôle est précisément de penser les situations d’apprentissage. L’approche scientiste des neurosciences par S. Dehaene, notamment dans son livre Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, le mène à envisager des apprentissages opérés grâce aux simples interactions entre élèves (qu’il réduit même à leur cerveau) et machines. Des interactions qui ne nécessitent plus la présence et le travail d’un.e enseignant.e expert.e de son métier, mais plutôt celui d’un.e exécutant.e, humain.e ou non.
F. Taddei comme S. Dehaene déploient des discours où la dimension sociale des apprentissages est une sorte d’angle mort. L’un comme l’autre ignorent ou minorent le poids des inégalités sociales et de capital culturel : soit en peignant, dans un imaginaire quasi aristocratique, des individus également dotés d’une curiosité intellectuelle universelle et spontanée ; soit en réduisant les conditions d’apprentissage (et tout le social) à de simples dispositions neurologiques individuelles et à des algorithmes efficaces.
cr : N’y a-t-il pas un risque majeur d’aggravation des inégalités dans l’accès aux savoirs ?
C.C. et A.H-H : Qui peut croire que S. Dehaene, qui aujourd’hui a inféodé ses recherches à la politique de J.-M. Blanquer, soit partisan d’une école plus égalitaire ? A-t-il oublié les suppressions massives de postes, les fermetures d’école, le tri social décuplé par Parcoursup, par la « réforme » des lycées et du bac, par la destruction de la filière professionnelle ? Qui peut croire que F. Taddei, dont l’établissement privé est financé par la fondation Bettencourt, est un défenseur d’une société plus juste ?
C’est pourtant ce qu’ils prétendent, se présentant comme progressistes, opposés à la tradition et à la réaction, hostiles même à toute forme de hiérarchie. A écouter les tenants de la société apprenante, il s’agirait de construire une société d’égaux, notamment par le truchement du numérique. C’est de fait tout l’imaginaire des premiers temps mythiques de la Silicon Valley qu’on nous ressert : l’horizontalité incarnée par les opens spaces, un pouvoir décentralisé voire aboli, à l’image même de la structure réticulaire du réseau d’internet, un savoir accessible partout et gratuitement, pour toutes et tous – et une vraie révolution écologique ! Pour F. Taddei, le smartphone, nouveau « couteau suisse numérique » serait l’outil même de cette révolution. La soupe new age mixée par la nouvelle vague capitaliste fondée sur les technologies du numérique est pourtant bien connue et fort indigeste.
La période d’école confinée nous a permis de voir que le projet de société apprenante avait des débouchés politiques très concrets. Dès le mois de mars, J.-M. Blanquer a proclamé que « tout était prêt », en exposant fièrement son label de « nation apprenante » accolé à tout un ensemble de contenus audiovisuels et numériques plus ou moins pertinents pédagogiquement et dont la fiabilité scientifique pouvait laisser à désirer. Qu’importe ! La soi-disant continuité pédagogique assurée par le numérique devait permettre de faire l’école sans l’école, en collant les élèves la journée entière devant des écrans de télévision ou d’ordinateurs. Il fallait pourtant avoir été armé par l’école, par des savoirs solides sur le plan scientifique, pour parvenir à distinguer le bon grain de l’ivraie dans les contenus de la
« nation apprenante ». Il fallait disposer chez soi de l’espace et des accompagnants humains pour parvenir à maintenir une vague poursuite des apprentissages. C’est un fait, les inégalités scolaires et sociales ont été aggravées. Or, que fut cette période, sinon une expérience grandeur nature des grands projets d’école numérique et de « société apprenante » ?
Comment un système éducatif livré à la marchandisation, à une atomisation des apprenants, à des suppressions de postes toujours plus importantes dans l’Éducation nationale, à un remplacement de l’humain par la machine, pourrait-il apporter plus d’égalité ? Sous un vernis libertaire et écologique, la société apprenante est bien une mise en œuvre des projets de numérisation néo-managériale et de tri social accru, faisant porter plus encore qu’aujourd’hui la responsabilité de la « réussite » scolaire sur les familles et les individus. La marchandisation de l’école qui est au cœur du projet apprenant est bien une destruction du bien commun, qui reste, rappelons-le, le bien de ceux qui n’ont rien.
Notes[+]