École et politique(s),  Hervé Le Fiblec,  Numéro 10

Classe inversée : une révolution conservatrice

La promotion récente au rang de modèle pédagogique indépassable et révolutionnaire de la
« classe inversée » appelle sans doute de nombreuses remarques. Nous nous contenterons ici de la resituer dans trois problématiques qui lui sont directement liées : le retour à une approche très ancienne divisant l’activité de l’élève en deux volets (« études » et « leçon »), constitutive de l’enseignement secondaire du XIXème siècle, le mirage techniciste qui habite l’école depuis les années 1960 et enfin la modification structurelle de l’activité d’enseignement dans l’objectif de son aliénation croissante.

Trois approches différentes de la question mais qui démontrent que loin d’être une innovation pédagogique visant à favoriser les apprentissages, la « classe inversée » fait plutôt figure de révolution conservatrice.

Le retour à une conception dépassée des apprentissages

La construction de la « classe inversée » repose sur une opposition paradigmatique qui est donnée comme telle et jamais interrogée : la division du travail de l’élève entre leçon et étude, entre le moment où il est mis en contact avec le savoir et celui où il se l’approprie.

Cette approche renvoie au modèle pédagogique archaïque du lycée du XIXème siècle, qui avait effectivement divisé son temps scolaire en deux moments : la classe, ou leçon, assurée par des professeurs, et l’étude, encadrée par des personnels de deuxième zone, dont l’intitulé administratif a varié (maîtres d’étude, répétiteurs, professeurs adjoints, jusqu’aux adjoints d’enseignement dont le statut existe toujours…) mais qu’on appelait communément « pions ».

Contrairement aux idées reçues, la classe n’était pas le moment de la transmission du savoir. L’essentiel de l’activité du professeur consistait à interroger les élèves, vérifier l’acquisition des connaissances, noter et rendre les copies, distribuer le travail à faire. La masse de travail écrit produit par les élèves était tel que la grande majorité des productions n’étaient d’ailleurs pas corrigées par les professeurs. Dans ce système de pratiques, la parole « magistrale » était relativement réduite, limitée aux phases de correction des erreurs commises. La phase d’acquisition était concentrée sur l’étude, pendant laquelle les élèves « potassaient », théoriquement avec l’aide des « pions ». Dans la réalité, ceux-ci, pressés par leurs conditions matérielles d’existence assez piteuses et les incitations fortes de leur hiérarchie à accéder au statut de professeur, se contentaient souvent de surveiller le travail des élèves en faisant régner un silence pesant, la moindre perturbation pouvant d’ailleurs donner lieu à charivari.

C’est la réforme Goblet de 1902 qui remet en cause cette dichotomie peu productive qui, dans les faits, était déjà contestée, y compris par les enseignants eux-mêmes, depuis les années 1880. C’est de cette période que date le « cours magistral » tant décrié aujourd’hui, qui est alors une innovation pédagogique majeure en ceci qu’il instaure une relation directe entre professeur et élèves autour des connaissances. Même si celui-ci peut prendre alors parfois la forme d’une simple « conférence », sur le modèle de l’enseignement des facultés, la démarche va plutôt de pair avec la valorisation d’une pédagogie moins répétitive et besogneuse au profit d’un appel à la réflexion personnelle des élèves, dont la promotion de nouveaux exercices, comme la dissertation ou l’explication de texte français, qui commencent à prendre le dessus sur les exercices de traduction latine, sont des exemples.

“ La « pédagogie inversée » revient donc à nier ce que deux siècles d’évolution des pratiques pédagogiques avaient conduit à établir : pour être efficace, une pédagogie ne peut séparer l’exposition des connaissances et leur acquisition active. ”

L’instauration du « cours magistral » transforme l’activité dans la classe : à la fois celle de l’élève et celle du professeur. Celui-ci n’est plus là pour vérifier l’acquisition autonome de connaissances figées et livresques, mais pour exposer, expliquer, faciliter l’appropriation par les élèves de ces connaissances. C’est une véritable rupture dont toutes les évolutions des pratiques enseignantes du XXème siècle seront les déclinaisons. Le « cours magistral », au contraire de la pédagogie du lycée napoléonien, n’est finalement jamais contesté dans ses objectifs, mais uniquement dans son efficacité. Ce nouveau rôle de l’enseignant comme médiateur entre le savoir et l’élève et non plus comme simple évaluateur a posteriori des connaissances acquises conduira d’ailleurs à la disparition progressive de la dichotomie classe/étude, au profit de cours qui intégreront les exercices et activités liées aux apprentissages. Il conduit aussi à la disparition des « pions » et à l’unification des situations des personnels d’enseignement dans un statut de « professeur ».

La « pédagogie inversée » revient donc à nier ce que deux siècles d’évolution des pratiques pédagogiques avaient conduit à établir : pour être efficace, une pédagogie ne peut séparer l’exposition des connaissances et leur acquisition active. Son caractère « novateur » repose d’ailleurs sur un apriori particulièrement contestable : elle suppose que dans les faits, la structuration de l’activité d’enseignement opposerait actuellement d’une part un « cours » magistral limité à une sorte de discours solitaire de l’enseignant face à sa classe, et d’autre part une activité de mémorisation et d’exercices effectuée en solitaire par l’élève dans son intimité.

Ce « modèle » qui juxtapose deux solitudes, qui n’a jamais vraiment existé, est aux antipodes de ce qui se fait réellement dans les classes de tous les établissements de notre pays.

D’une certaines façon, la « pédagogie inversée » propose de répondre à des questions qui ne se posent pas en revenant avec des moyens « modernes » à un modèle pédagogique vieux de plus d’un siècle, abandonné depuis très longtemps.

Le mirage techniciste dans l’éducation

Le site francophone de référence en matière de promotion de la «classe inversée», classeinversee.com expose très clairement l’idée fondatrice de cette pédagogie : « notre ancien modèle était justifié quand nous n’avions pas d’autre moyen pour transmettre les connaissances, mais maintenant que les technologies nous le permettent, il n’a plus de raison d’être. »[1]site qui est par exemple cité en référence par l’académie de Nantes (http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/numerique-et-enseignement/bibliotheque/la-classe inversee-822625.kjsp?RH=PEDA)

C’est un discours constant, caractéristique d’une certaine modernité, qui considère que le modèle d’enseignement actuel serait issu directement d’une période pré-technologique, et inconsidérément prolongé alors même que les évolutions techniques auraient dû consacrer son obsolescence. C’est évidemment faux, puisque si l’étude des liens entre progrès techniques et pratiques pédagogiques reste largement à faire, celles-ci ont constamment évolué depuis la fin du XIXème siècle au moins, apparemment indépendamment de celles-là.

De fait, depuis la création de « Radio-Sorbonne » en 1947 jusqu’à la promotion faite par le ministre de l’éducation nationale François Bayrou de l’utilisation pédagogique possible des émissions produites par
« La Cinquième » (devenue France 5), toute nouvelle chaîne créée en 1994 sous un premier intitulé de
« Télévision du savoir, de la formation et de l’emploi », en passant par les émissions du CNDP diffusées en début d’après midi sur les chaînes nationales dans les années 1970, l’utilisation des « nouvelles technologies » a été une constante marginale mais pérenne des politiques éducatives et culturelles des gouvernements de la deuxième moitié du XXème siècle.

Tout cela est cependant essentiellement conçu dans une logique de « rattrapage », permettant de mettre en contact ceux qui ne peuvent pas (ou plus) accéder aux formes normales d’enseignement, de bénéficier d’un accès au savoir.

C’est sans doute le « Plan informatique pour tous », développé en 1985 sous l’impulsion du Premier Ministre Laurent Fabius, qui va être le cadre d’une forme de théorisation de la révolution pédagogique liée à l’utilisation des nouvelles technologies.

On trouve ainsi dans une publication du Ministère de l’éducation nationale, dans le style naïf de l’époque, l’exposé du « nouveau rapport pédagogique » permis par l’EAO (enseignement assisté par ordinateur) :

« En face du micro, l’élève se trouve en situation de responsabilité et le processus d’enseignement se passe d’abord entre lui et la machine. Le professeur devient un recours. Les élèves se mettent à avoir besoin du professeur ; ils lui demandent de l’aide… ils l’appellent au secours… son intervention est moins subie… ils se rendent compte que le professeur est utile. »

Plus loin, la transformation du rôle de l’enseignant, qui n’est plus un « grand manitou meneur de jeu unique qui impose à l’élève d’être attentif, d’obéir à des consignes et qui surveille constamment l’élève qui le sent », est explicitée : « Avec le microordinateur, le professeur n’est pas le responsable de l’efficacité du didacticiel, il est le responsable de la réussite de l’élève. Il est ainsi plus disponible, il prend du recul, il se trouve placé à distance du processus d’acquisition de l’élève qu’il peut mieux observer et sur lequel il peut intervenir. »[2]Informatique pour tous, Direction générale des enseignements scolaires, Ministère de l’éducation nationale, 1985, p.152-153

Ces lignes sont à mettre en regard de ce que l’on trouve sur le site de l’académie de Nantes déjà cité, au sujet de la « classe inversée » : « L’enseignant aide, suit, accompagne les élèves individuellement par le biais de discussions en ligne. Il acquiert alors une vision plus fine des difficultés rencontrées. Il peut proposer des ressources ou des aides adaptées selon les profils d’apprentissages. Il répond ainsi à des questions que les étudiants se posent plutôt que de donner des réponses à des questions qu’ils ne se posent pas.

En classe, l’enseignant a plus de temps pour aider les élèves individuellement […].

Le positionnement de l’enseignant évolue de celui de détenteur de l’information à celui de «facilitateur/tuteur ou guide » des apprentissages, aidant à faire développer les compétences qui permettent aux élèves d’accéder aux savoirs et de se construire leur savoir. On passe du «face à face » au « côte à côte ».

On voit donc que la « révolution » que présente la « classe inversée » n’est jamais qu’une redite d’une « révolution » antérieure d’une trentaine d’années, dont les résultats réels sont loin d’avoir été à la hauteur des espoirs affichés.

En effet, ni les investissements en matériel, ni le développement de la formation des enseignants, n’a conduit à une transformation radicale des résultats scolaires des élèves. De fait, l’enseignement programmé ou EAO, ou utilisation des nouvelles technologies, ne s’est pas imposé comme un modèle unique. Si effectivement ses bienfaits étaient si évidents, pourquoi donc cette généralisation n’aurait elle pas eu lieu ?

En 1998, Philippe Gabriel tente une explication :
« La prise en compte de l’innovation trouve un obstacle du côté des enseignants et du côté de l’administration. Cette dernière consent difficilement à avaliser des changements qu’elle ne contrôle pas ; tandis qu’il n’est pas du tout prouvé que la majorité des enseignants soient prêts à adopter un rôle qui bouleverse leurs conceptions pédagogiques »[3]Philippe Gabriel, Enseignement et informatique pour tous : où en sommes-nous ? Revue française de pédagogie, vol. 124, n°1, 1998.

Vingt ans après ce bilan, force est de constater que les corps enseignants ont été profondément renouvelés, sans pour autant que le discours sur les résistances disparaisse, tandis que les mêmes bienfaits sont désormais vantés pour d’autres formes d’enseignement, appuyées sur des technologiques encore plus nouvelles.

“ Le discours techniciste qui consiste à trouver dans chaque avancée technologique une raison évidente de « révolutionner » l’enseignement fonctionne comme un discours dogmatique. ”

Peut-être que la réponse à cette interrogation figure d’ailleurs assez clairement dans cette étude qui portait en partie sur des expérimentations menées dans plusieurs collèges : « le traitement des données montre en première analyse que les utilisations pédagogiques de l’ordinateur exercent une influence en apparence modeste sur les résultats. » On sent alors qu’il va falloir tout l’art oratoire de l’auteur pour réussir à démontrer le contraire, mais qu’il y parviendra, par force.

Le discours techniciste qui consiste à trouver dans chaque avancée technologique une raison évidente de « révolutionner » l’enseignement fonctionne comme un discours dogmatique. Il pose son principe comme une évidence si forte qu’elle n’a pas besoin d’être démontrée, et considère toute invalidation par les faits comme le résultat d’une incompréhension ou de résistances que rien, si ce n’est la malignité des non-convertis, ne peut expliquer.

La réalité, c’est que toute technologie nouvelle est intégrée dans les pratiques pédagogiques des enseignants, sans jamais en devenir ni le centre, ni le principe.

Un pas de plus vers l’aliénation du travail enseignant ?

Formulons une hypothèse : la promotion actuelle de la « classe inversée » n’a rien à voir ni avec l’innovation, ni avec la pédagogie, ni avec la réussite des élèves.

Tout démontre d’ailleurs qu’elle n’est nouvelle ni dans son approche théorique, ni dans sa justification pédagogique, et qu’elle n’a d’ailleurs pour l’instant pas fait la preuve de son efficacité dans la réussite des élèves.

Elle participe, en revanche, d’un mouvement de fond qu’il serait trop long d’analyser ici, qui conduit à une forme de prolétarisation du métier enseignant.

Le prolétaire, au-delà des connotations misérabilistes que le terme a pu prendre, peut se définir par deux critères, complémentaires l’un de l’autre : le premier, c’est que non seulement il n’a que son travail pour vivre, mais qu’il ne possède que son travail. Le second c’est qu’il subit dans le système capitaliste l’aliénation de son travail en ceci que non seulement ce qu’il produit ne lui appartient pas, mais qu’il perd toute maîtrise de son travail. Il ne décide ni de ce qu’il produit, ni de où il le produit, ni de comment il le produit :
« l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même. »[4]Karl Marx, Manuscrits de 1844.

Si l’aliénation du travail est inhérente à l’organisation capitaliste de la production, le travail enseignant, et plus particulièrement en France, y a largement et longtemps échappé, pour des raisons qu’il sera sans doute intéressant d’exposer plus tard. La pression capitaliste sur l’ensemble de la société fait qu’aujourd’hui, cette exemption n’apparaît plus aujourd’hui comme légitime aux classes dominantes.

Cette mécanique, souvent évoquée comme une
« marchandisation de l’école », est aussi (et sans doute surtout) une transformation du rapport des enseignants à leur métier dans le sens d’une aliénation de leur travail. Or, l’objectivation de la production, la création d’objets (même virtuels[5]On peut compter parmi ces objets virtuels les multiples tâches de reporting (projets, bilans, compte-rendu, etc.) qui ont déjà envahi l’activité professionnelle des cadres.) par l’activité est un des moyens matériel de créer les conditions d’une telle aliénation. Ou plutôt, à l’inverse, le maintien du caractère immatériel de l’activité enseignante constitue un obstacle sérieux à cette aliénation.

La grande difficulté, évidemment, est de rendre acceptable cette aliénation : nul ne se dépossède de son travail en toute conscience.

En l’occurrence, sa légitimation repose sur deux piliers. Le premier, assumé, est celui de l’efficacité : il s’agit de s’appuyer sur la bonne volonté des enseignants, leur souhait de bien faire leur travail, en imposant, sans aucune autre justification que le postulat, l’idée que la «classe inversée » serait plus efficace que les « méthodes traditionnelles ».

“ Il s’agit en effet de faire disparaître ce qui constitue la difficulté principale de l’activité enseignante : la mise en contact et l’appropriation du savoir par les élèves. ”

Mais ce premier pilier cache un second, bien plus puissant, qui repose sur l’implicite. Il s’agit en effet de faire disparaître ce qui constitue la difficulté principale de l’activité enseignante : la mise en contact et l’appropriation du savoir par les élèves. Renvoyées à la sphère de l’individuel et de la machine, évacuées de l’activité directe de l’enseignant par la médiation technique, elles ne sont plus des difficultés professionnelles, mais des problèmes que l’élève doit gérer par lui-même. Le problème de l’enseignant n’est plus que de produire des «capsules» efficaces (et pourquoi pas, à terme, de simplement se servir de « capsules » produites en masse, industrialisées) et de « remédier »
ensuite aux difficultés des élèves. A supposer que cela soit possible dans un tel système.

Sauf qu’en évitant la difficulté, on perd aussi de la professionnalité, et on perd tout simplement son travail, qui devient un travail autre, un travail qui ne nous appartient plus.

Hervé Le Fiblec
Secrétaire général de l’IRHSES

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