Quand le politique instrumentalise la pédagogie
Les domaines de l’éducation mais aussi de la culture et de la recherche défendent au-delà des réformes successives un projet de société.
L’éducation, la culture et la recherche sont des biens communs qui font société. Ils ont intégré au fil des années la sphère du service public pour aujourd’hui en être partiellement sortis.
Analyser ce processus, c’est tenter d’en comprendre les enjeux.
L’innovation pédagogique : un processus permanent
Il n’est pas juste de présenter de façon manichéenne ce qui se passe au cœur même du système éducatif : il y aurait les anciens et les modernes, les pédagogues et les républicains, … Ces théorisations clivantes n’aident en rien à identifier et comprendre les processus au cœur des pratiques. Elles relèvent plus du champ des représentations et du plan idéologique que d’un outillage théorique sérieux.
A l’inverse, je considère qu’il y a du commun au cœur des pratiques. Mais ce commun est plus ou moins présent, plus ou moins développé :
– La notion de projet, construite au départ de façon empirique, s’appuie sur une constatation : faire construire ou reconstruire par les acteurs eux-mêmes le point d’arrivée amplifie l’investissement dans l’activité à déployer pour l’atteindre. Cela vaut pour les élèves comme pour les enseignants.
– La construction du savoir : l’acquisition de connaissances, de savoirs, de méthodes, ne se fait jamais sans une opération de construction – reconstruction de la part de l’apprenant, qu’elle soit organisée ou non par l’éducateur.
Ces deux aspects ont historiquement donné lieu à des expériences ou des mises en œuvre plus ou moins formalisées, intégrant dans la période la plus récente des apports théoriques.
“ Le management en cours à l’éducation nationale, version libérale d’un caporalisme qui a toujours existé, a récupéré des thématiques jusqu’alors portées par des courants pédagogiques et syndicaux progressistes. ”
Mais leur diffusion, donc leur intégration au cœur des pratiques pédagogiques, s’est faite difficilement pour une raison principale : les hiérarchies n’y étaient pas favorables ! Et les courants pédagogiques qui les portaient marginalisés au sein de l’institution scolaire.
Une grille de lecture
La grille de lecture proposée est la suivante : le management en cours à l’éducation nationale, version libérale d’un caporalisme qui a toujours existé, a récupéré des thématiques jusqu’alors portées par des courants pédagogiques et syndicaux progressistes et les a retournées/détournées à son profit pour en faire une arme de guerre contre le service public national d’éducation.
La rupture des années 80
La première loi de décentralisation (Deferre, 1982) aboutit à faire de l’établissement scolaire du 2nd degré un Etablissement Public Local d’Education (EPLE) doté d’une autonomie décisionnelle, c’est-à-dire d’adaptation locale à la prescription nationale.
Cette évolution majeure est plutôt bien acceptée par les personnels parce que réaliste et appuyée sur le bon sens. Cela donne des espaces de « liberté » dans un cadre vécu comme très contraint.
“ Va se mettre en place un moteur politique consistant à placer le débat sur le terrain pédagogique … pour, en réalité, faire passer des réformes structurelles. ”
C’est à cette période que va se mettre en place un moteur politique consistant à placer le débat sur le terrain pédagogique (au cœur des pratiques enseignantes) pour, en réalité, faire passer des réformes structurelles.
La mise en place d’une dotation horaire globalisée (DHG, 1986) est une étape décisive. Au départ les horaires disciplinaires nationaux obligatoires sont maintenus. La répartition des moyens horaires attribués au-delà de cette norme est laissée à l’appréciation des établissements : possibilité de créer une division supplémentaire, faire des dédoublements, consacrer des moyens horaires sur des organisations ou projets décidés au niveau de l’établissement. Au départ il existe bien des marges telles qu’il est possible de réaliser des projets. Pour les personnels, il faut faire un détour important pour comprendre qu’il s’agit en réalité d’une inversion de logique : d’une obligation de moyens, constitutive de la notion de service public, on va glisser progressivement vers une obligation de résultats qui est au cœur de l’approche libérale : un service public, ça doit fonctionner comme une entreprise. On ne part plus des besoins pour faire réussir les élèves mais d’une enveloppe imposée à l’intérieur de laquelle les établissements sont sommés de s’organiser. La mise en concurrence des dispositifs entre eux est présente dès le départ !
L’enfumage est d’autant moins perceptible que le pouvoir politique convoque des arguments au cœur de la sensibilité des profs : au nom de la réussite des élèves et au nom de l’égalité de dotation horaire des établissements.
Après 30 ans de DHG, on voit bien que le principal effet a été de diminuer de façon méthodique et régulière les moyens attribués à TOUS les établissements. Dans ce processus, les « fourchettes » de Bayrou sont emblématiques : la possibilité laissée de faire fluctuer les horaires disciplinaires entre une valeur haute et une valeur basse a conduit à une application de la fourchette basse partout !
De la même façon, la présentation de la réforme du collège (2015) comme essentiellement « pédagogique » cherche à masquer une réalité beaucoup plus triviale : alors que la dotation moyenne horaire était de 29 h 45 à la rentrée 2014, l’objectif d’une dotation de 29 h par division à la rentrée 2017 est présenté comme un progrès. Et le focus mis sur des dispositifs pédagogiques (AP et EPI) !
La réalité du projet politique qui sous-tend la technique de gestion DHG, partagé par les ministères successifs, est bien celle d’un pilotage par le haut d’une diminution graduelle et méthodique des moyens en personnels.
L’accélération Fillon (en tant que ministre de l’EN puis 1er ministre)
L’adoption par le parlement (à l’exception du groupe communiste) de la loi organique de loi de finances (LOLF), en 2001, pour une application partout en 2006, s’inscrit dans un processus politique : au nom d’une gestion à l’euro près, la LOLF est une organisation budgétaire mais aussi une organisation managériale qui repose sur quelques principes : contrôler les dépenses publiques (sous- entendu qui ne le seraient pas ou mal), vieux dogme libéral ; retard de la France sur l’approche par objectifs (recommandation de l’OCDE) ; croyance que le management par objectifs aurait fait ses preuves dans les entreprises et serait donc applicable aux services de l’Etat.
A partir de 2006, un contrat d’objectif est conclu au niveau de chaque EPLE avec l’autorité académique, définissant les objectifs à atteindre par l’établissement pour satisfaire aux orientations nationales et académiques, avec des indicateurs qui permettront d’apprécier la réalisation de ces objectifs.
La dérive libérale s’accentue et la pratique de projet se trouve au cœur de la tourmente, prise en tension entre ses fondements pédagogiques et son instrumentalisation politique.
Avec le management, cette tension ne va faire que s’accroître. Issu de la période Reagan – Tatcher, le New Public Management donne un souffle nouveau à l’autoritarisme rampant qui a toujours existé à l’éducation nationale, mais contre lequel le statut particulier des enseignants a constitué le principal rempart.
Il prend d’abord appui sur une défiance envers les personnels (en ce sens, Allègre en a été le précurseur !). Il tente de les déposséder de leur professionnalité et de leur expertise (cf. les travaux sur la souffrance au travail) : l’important est d’être conforme à la commande de l’institution.
Outre la gestion des ressources humaines qu’il génère, le management se traduit par deux éléments principaux :
– Le glissement sémantique de l’autonomie de l’établissement à l’autonomie du chef d’établissement. On retrouve cette antienne dans l’audit de modernisation du collège de 2006 (dont la réforme 2015 n’est qu’un vulgaire copier – coller !) comme dans les préconisations de l’OCDE (2009) : « le chef d’établissement doit avoir la latitude de définir les projets et objectifs de l’établissement, d’adapter les programmes d’enseignement aux besoins locaux, d’influer sur les décisions de recrutement des enseignants ». Il ne s’agit ni plus ni moins que de faire imploser le service public d’éducation en substituant une définition locale à une norme nationale.
– La notion de « bonnes pratiques » : elle apparait dans une circulaire de 2009 portant sur les missions des corps d’inspection (IA-IPR et IEN). L’argument habituel est convoqué d’entrée : « amélioration constante de l’acquisition par les élèves des savoirs et compétences définis par les programmes ». Qui pourrait être contre ? Trois missions sont explicitées. Le conseil, historiquement constitutif de la fonction, n’arrive qu’en 3ème position et est cantonné au conseil à la hiérarchie administrative (chef d’établissement, IA, recteur). L’ancrage disciplinaire de la fonction est en partie marginalisé au profit de missions de pilotage et de management. Les mots se suffisent à eux-mêmes pour qualifier la conception sous tendue : il s’agit bien d’une conception descendante et prescriptive. C’est dans ce cadre qu’il est indiqué que « les corps d’inspection ont le devoir de conseiller les professeurs, d’impulser et d’encourager les bonnes pratiques ». S’agit-il d’une subite affection pour l’innovation pédagogique ? Evidemment non, sinon elle aurait été depuis des lustres encouragée, diffusée, démultipliée par l’institution ! Il s’agit en réalité de promouvoir les mises en œuvre CONFORMES à la commande institutionnelle du moment.
La réforme du collège à la rentrée 2016
On peut penser que la tension est proche de son paroxysme. Les mêmes qui nous ont « vendu » le socle Fillon et ses scories (note de vie scolaire, livret personnel de compétences, …) vantent aujourd’hui les vertus du socle 2015 dont ils sont incapables de présenter les fondements et ruptures (une approche systémique de la culture scolaire commune).
Le comble est atteint avec les dispositifs phares de la réforme :
– L’accompagnement personnalisé (AP) : incapable d’en définir les contours, l’institution se raccroche à la notion de pédagogie différenciée, occultant qu’aujourd’hui avec 30 élèves par classe de collège, elle est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre. Elle passe sous silence, pour les jeunes générations de professeurs, qu’avant la mise en place de la DHG il y avait une norme d’effectif (24 élèves par classes) et des possibilités de dédoublement. A l’époque un enseignant de français en collège faisait son horaire avec 2 classes (moins de 50 élèves) alors qu’aujourd’hui il en a souvent 4 (120 élèves)
– Les enseignements pratiques interdisciplinaires : l’approche dogmatique en cours conduit à ce que des dispositifs existants sont interdits, non pas au nom de leur inefficacité, mais au prétexte d’une non-conformité à la doxa officielle !
La situation génère plus des stratégies de survie ou de contournement (recycler de l’existant ; mentir : on dit officiellement qu’on fait, la réalité des pratiques étant tout autre …) que des postures d’opposition, de refus, donc d’affrontement de la hiérarchie.
« Certains enseignants, y compris ceux qui sont plutôt innovants sont vent debout contre cette réforme car ils ont l’impression d’avoir été « maltraités et peu écoutés » (Philippe Tournier, secrétaire général du SNPDEN-UNSA, à propos de la réforme du collège).
“ Comment a-t-on pu en arriver à cette situation paradoxale où des enseignants historiquement engagés dans l’innovation pédagogique, refusent des formes de travail ou d’organisation pour lesquelles ils ont milité ? ”
Ce constat date de fin novembre 2015. Il n’a fait que s’aggraver et la communication de la ministre (« une rentrée apaisée ») a pour objectif principal de tromper l’opinion publique en masquant la contradiction majeure que pointe le représentant des chefs d’établissement : comment a-t-on pu en arriver à cette situation paradoxale où des enseignants historiquement engagés dans l’innovation pédagogique, refusent des formes de travail ou d’organisation pour lesquelles ils ont milité par le passé, y compris en s’opposant à l’époque à leurs hiérarchies ?
Cela est très problématique parce que ça démobilise et éloigne les personnels d’une visée politique primordiale : celle d’une démocratisation réelle du service public d’éducation qui n’est pas envisageable sans leur complet investissement. Sans verser dans la théorie du complot, n’est-ce pas malgré tout les fondements d’un projet politique – l’affaiblissement du service public d’éducation – partagé par de multiples forces politiques, mais qui n’osent pas le présenter en tant que tel à l’opinion publique ?
Alain Goudard
Professeur EPS retraité
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