Choukri Ben Ayed,  Numéro 19,  Quelle éducation prioritaire ?

L’impensé de la priorisation territoriale de l’éducation prioritaire. Retour sur le rapport « Territoires et réussite »

Le rapport de la mission « Territoires et réussite » remis par Ariane Azéma et Pierre Mathiot à la demande du Ministre de l’Éducation nationale Jean Michel Blanquer[1]Arianne Azéma, Pierre Mathiot, « Mission territoires et réussite », Rapport remis au Ministre de l’Éducation nationale, novembre 2019, ne laisse pas indifférent. Il présente un impressionnant concentré des dysfonctionnements du système éducatif en matière de lutte contre les inégalités. Ces constats ne sont pas nouveaux, ils ont déjà été étayés largement par la recherche. L’originalité du rapport est qu’il se centre sur le niveau territorial. Le niveau central n’est pas absent, il est traité notamment à travers les articulations inopérantes entre ce niveau et le niveau local. Cette centration sur le niveau territorial, en lien avec la question des inégalités, n’est pas anodine elle s’inscrit dans une évolution croissante de la territorialisation des politiques publiques dans différents domaines comme ceux de l’emploi, de la santé ou du social.

L’Éducation prioritaire : un condensé des contradictions du système éducatif

Le rapport balaye un large spectre de questions territoriales, notamment celle de l’éducation prioritaire. Le rapport dresse un large constat de l’échec relatif de cette politique à l’aune d’un questionnement ouvert. Le faible impact de l’éducation prioritaire relève-t-il du dispositif lui-même, des évolutions environnementales (précarisation de la population), des effets stigmatisants du label, de l’insuffisance des moyens mis en œuvre, de la formation des enseignants, des caractéristiques ségrégatives du système éducatif, etc. ? Un angle est plus particulièrement privilégié, celui de l’absence de stratégie territoriale de l’Éducation nationale peu propice à la gestion de la diversité des territoires tant urbains que ruraux.

« L’effet label » de l’éducation prioritaire

Le rapport fait état d’un ensemble de scénarios possibles pour la réforme de l’éducation prioritaire dont l’option défendue notamment par la Cour des comptes[2]Cour des comptes, « L’éducation prioritaire », rapport d’évaluation d’une politique publique, Octobre 2018 et France stratégie de la délabellisation de l’éducation prioritaire[3]Clément Dherbecourt, « Les moyens du primaire public : comment mieux cibler les territoires défavorisés ? » Note d’analyse, France Stratégie, n°76, avril 2019.. Cette orientation, que finalement ne retiendra pas le rapport, repose sur deux constats sur lesquels il est cependant intéressant de revenir. L’abandon du label se justifierait par son effet stigmatisant, ainsi que par le caractère perfectible des zonages (les cartes) qui en résulte, élaborés au niveau ministériel. Ces zonages seraient imparfaits, désajustés parfois des réalités locales. Ils seraient à la fois trop rigides et inefficaces notamment en raison d’effets de seuil dus aux indicateurs utilisés[4]Les indicateurs utilisés pour labelliser les établissements en éducation prioritaire en 2014 sont les suivants : taux d’élèves défavorisés, taux de boursiers, taux de retard à l’entrée en 6ème, taux d’élèves résidant dans ou à moins de 300 mètres d’un quartier politique de la ville, taux de chomâge des actifs entre 16 et 60 ans dans l’environnement de l’établissement, part des plus de 15 ans non scolarisés et sans diplômes ou peu diplomés, revenux fiscaux. Ces indicateurs sont ensuite cumulés sous forme d’indice synthétique (source : Cour des comptes, « L’éducation prioritaire », rapport d’évaluation d’une politique publique, Octobre 2018). La labellisation exclut des établissements aux caractéristiques proches de ceux relevant de l’éducation prioritaire. En découle le problème des écoles dites « orphelines », en périphérie de l’éducation prioritaire, mais non éligibles au dispositif et une difficulté de prise en compte des établissements ruraux en raison de ciblages exclusivement urbains. Si l’idée d’une perfectibilité du mode de zonage de l’éducation prioritaire nous parait légitime, la délabellisation est en revanche contestable.

La question du label : vrai ou faux problème ?

Quelles qu’en soient les argumentations méthodologiques, elle ne pourrait en effet apparaitre au plan local que comme le signe d’un retrait de l’État, dans un contexte où le système éducatif est déjà fortement fragilisé comme l’attestent ses piètres performances aux évaluations internationales. Les équipes locales ainsi que les parents d’élèves pourraient nourrir un sentiment légitime d’abandon des territoires en difficulté déjà en proie à de graves problèmes structurels à l’origine d’importantes mobilisations citoyennes et/ou professionnelles, à l’exemple des « États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires » initiés par des collectifs d’habitants depuis 2015[5]Voir aussi le rapport d’information de l’Assemblée nationale : « L’évaluation de l’action de l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis », Rapport présenté par François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo, 31 mai 2018. Pour étudier ces mobilisations depuis plusieurs années, nous constatons la récurrence des conflits, des incompréhensions et des blocages entre les parents d’élèves des quartiers populaires sur des sujets comme la fermeture de classes, le manque d’enseignants remplaçants, l’insuffisance de la médecine scolaire, etc. (Ben Ayed 2019).

La délabellisation repose selon nous sur des constats partiellement erronés. Les travaux de recherche, ont établi tout d’abord que la question des inégalités scolaires dépasse les frontières de l’éducation prioritaire. On observe en effet de fortes variations de réussite entre territoires en éducation prioritaire comme hors éducation prioritaire. La réussite scolaire varie également fortement en fonction de facteurs d’évitement scolaire, de la ségrégation, selon des découpages géographiques qui ne recouvrent pas nécessairement les zonages institutionnels usuels : variations départementales, infra-académiques, etc. (Broccolichi S. Ben Ayed C. Trancart D., et al 2010). Ce qui est décisif c’est la nature du travail pédagogique en lien étroit avec la qualité et la fréquence des soutiens institutionnels. La focalisation sur le seul « effet label » occulterait ces facteurs puissants producteurs d’inégalités qui appellent en effet une action systémique à des échelles territoriales élargies.

“ La délabellisation repose selon nous sur des constats partiellement erronés. Les travaux de recherche, ont établi tout d’abord que la question des inégalités scolaires dépasse les frontières de l’éducation prioritaire. ”

Il n’est pas certain par ailleurs que la question du label soit si décisive. Dans le cadre d’enquêtes menées nous avons observé, tant en ce qui concerne les élus que les parents d’élèves eux-mêmes, que ces derniers réclament une labellisation en vue de l’obtention de moyens supplémentaires (Ben Ayed 2019). Dans d’autres territoires, là où les ségrégations scolaires sont les moins marquées, la scolarisation en éducation prioritaire, tant pour les enseignants que les parents d’élèves, n’apparait pas toujours comme un élément repoussoir dès lors que les disparités territoriales de réussite scolaire et de recrutement des élèves sont suffisamment régulées et que les enseignants y éprouvent des satisfactions professionnelles. (Ben Ayed 2010). Dans le cadre de la mise en œuvre de la politique de mixité sociale initiée en 2015, nous avons observé des éléments similaires. Lorsque les parents d’élèves, même les plus rétifs à cette politique, perçoivent une action significative et vertueuse de l’État sur certains territoires, ils sont en mesure d’opérer des retours de l’enseignement privé vers l’enseignement public, voire même de l’enseignement privé vers un établissement public labéllisé REP[6]Voir notamment les résultats de l’expérimentation intéressante dans les 18ème et 19ème arrondissement de Paris publiée par Julien Grenet et Youssef Souidi : https://www.ipp.eu/publication/n35-secteurs-multi-colleges-paris-un-outil-efficace-pour-lutter-contre-la-segregation-sociale/ (Ben Ayed et Butzbach 2020).

La priorisation académique en questions

Le rapport Mathiot Azema écarte ainsi le scénario de la délabellisation en proposant une révision des modalités d’éligibilité des établissements en éducation prioritaire en deux temps. La labéllisation demeurerait nationale pour les REP+. Seraient également reconduites des mesures récentes comme le dédoublement des CP et CE1. Pour les REP, la proposition consiste à accorder plus de marges de manœuvres aux académies pour le repérage et le soutien aux établissements en difficulté avec l’appui des services statistiques du ministère et un dialogue de gestion renouvelé. Les académies pourraient ainsi faire preuve de plus de réactivité dans le repérage d’établissements en difficulté, sans nécessairement être liées par le calendrier national de révision des cartes. De même, les académies seraient plus à même de rectifier des situations aberrantes, ou de pouvoir ajuster les moyens en fonction de configurations territoriales difficilement lisibles au plan national : cas des établissements en périphérie urbaine, en deuxième ou troisième couronne, en rural isolé. Cette priorisation académique des moyens octroyés aux établissements REP pourrait avoir recours à l’ensemble des leviers disponibles : dotations en postes, DHG, bonifications indemnitaires et de carrières, possibilités « d’expérimentations organisationnelles ».

Sur le principe, l’idée d’un ciblage des établissements les plus en difficulté, au plus près du terrain, parait recevable. Elle rejoint d’ailleurs les modalités de ciblage qui étaient à l’œuvre au début de la politique d’éducation prioritaire, par des remontées des terrains qui précédaient une labélisation nationale. Ce n’est donc pas le principe lui-même qui est selon nous en cause, mais les conditions de sa réalisation.

Quels sont les risques de la priorisation territoriale ?

Notre angle d’analyse rejoint sur ce point les travaux de Vincent Dubois pour qui, en matière de politiques publiques, « Le diable est dans la mise en œuvre » (Dubois 2012[7]voir https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00660673/document). L’un des risques de la priorisation académique de la politique d’éducation prioritaire est qu’elle pourrait donner lieu à des interprétations divergentes selon les territoires. On peut craindre que pour certaines académies l’éducation prioritaire se décline essentiellement en un soutien exclusif à certains établissements les plus en difficulté au détriment d’une approche en terme de réseau. Renforcer le pouvoir des académies suppose également un pari sur leurs capacités à s’approprier un panel de ressources statistiques pour les décliner en politiques locales. À ce titre une incise à propos de la politique de mixité sociale initiée en 2015 nous parait utile.

Certes la politique d’éducation prioritaire et de mixité sociale présentent des différences. La politique d’éducation prioritaire est de compétence exclusive de l’Éducation nationale et fait l’objet d’instructions ministérielles. La politique de mixité sociale était incitative et d’initiative partagée entre conseils départementaux et académies. Les points communs entre ces deux politiques sont néanmoins qu’elles s’adressent aux élèves et aux établissements les plus fragiles, qu’elles misent sur l’éthique et sur les capacités d’initiative des acteurs locaux, ainsi que sur leurs compétences techniques dans un univers politique et bureaucratique de plus en plus complexe.

Les constatations effectuées à propos de la politique de mixité sociale sont à ce titre préoccupantes. Nous avons pu en effet repérer qu’il ne suffit pas de fournir aux départements et aux académies un panel de ressources statistiques pour qu’ils les déclinent de facto en politiques locales. Au final peu de territoires se sont mobilisés ou de façon minimaliste. Les raisons de cette non-appropriation étaient diverses dont l’inégale outillage technique des administrations comme des collectivités locales pour s’approprier des données complexes et produire des prospectives territoriales sur le long et moyen terme (Ben Ayed 2016). À ces enjeux techniques s’ajoutaient des considérations d’ordre idéologiques de remises en cause du bienfondé de cette politique de mixité sociale.

Pour les territoires prompts à se mobiliser, ils furent confrontées à de nombreuses difficultés en terme de ressources locales, de personnels à mobiliser, de concurrences avec d’autres urgences à traiter, d’absence de relations de coopérations installées entre collectivités et académies. Un point aveugle a particulièrement retenu notre attention : celui de l’instabilité et du fort turn-over des responsables académiques eux-mêmes (Recteurs, DASEN, voire à une plus large échelle ministérielle et gouvernementale). Un seul changement de responsable marque un point d’arrêt à cette politique.

L’idéalisation du niveau local

Ces différents éléments empiriques montrent ainsi la fragilité du niveau local qui contraste avec une certaine idéalisation perçue depuis le national. La récurrence de la sollicitation du niveau local dans la mise en œuvre des politiques éducatives, comme dans d’autres domaines de l’action publique, doit cependant être interrogée de façon plus approfondie.

En France les administrations locales, comme celle de l’Éducation nationale, se situent historiquement dans un rôle fonctionnel vis-à-vis de l’État. Ce n’est que récemment qu’elles ont été transformées en institutions de projets mais dans une logique organisationnelle inchangée (concernant notamment des modalités de recrutement d’affectation et de mobilité des responsables académiques et des personnels) et qui plus est sans actions formatives de fond visant à infléchir les cultures professionnelles.

Or nous l’avons vu, élaborer des politiques éducatives locales suppose une rupture avec les routines administratives installées. Cela suppose des ressources internes, des temps de concertation infra-académiques et conjoints avec les collectivités, avec des chercheurs, de convaincre l’ensemble de la chaine administrative de s’impliquer, des chefs d’établissements aux corps d’inspection en passant par les organisations syndicales. C’est aussi rompre avec une certaine culture de liens de subordination et de contrôle au sein de l’institution et construire des rapports nouveaux de coopération.

La priorisation académique de l’éducation prioritaire s’inscrit dans ce type d’exigence qui suppose un profond changement de paradigme dans la gestion des politiques éducatives locales. Traditionnellement, en France, la conception de la bureaucratie locale est de type wébérienne ; pour le dire simplement, elle part du principe que les agents de l’administration sont neutres vis-à-vis des contingences locales et mus par l’intérêt général et l’universalité du service public.

“ En transformant progressivement les agents bureaucratiques en décideurs politiques, on opère à bas bruit un changement de modèle bureaucratique ”

En transformant progressivement les agents bureaucratiques en décideurs politiques, on opère à bas bruit un changement de modèle bureaucratique se rapprochant de celui à l’œuvre notamment dans les pays anglo-saxons, de bureaucratie dite représentative qui se caractérise par un ancrage beaucoup plus fort dans le local, par des relations plus étroites avec les usagers, une moindre emprise de l’État et une plus forte responsabilisation des agents intermédiaires de l’institution. Il s’agit de l’opposition désormais classique entre la logique top down (de haut en bas), caractéristique de la bureaucratie traditionnelle française, et la logique bottom up (de bas en haut) comme mode de gouvernance supposé plus efficace pour gérer la diversité des populations et des territoires.

Priorisation académique : l’importation du modèle de bureaucratie représentative dans le champ de l’éducation ?

Que signifie bureaucratie représentative ? Qu’implique-t-elle ? En France, pour la période récente, la bureaucratie représentative a fait l’objet d’une abondante littérature[8]voir notamment : Groeneveld S., Van de Walle S., (2010), “Une théorie contingente en matière de bureaucratie représentative : pouvoir, égalité des chances et diversité », Revue internationale des Sciences Administratives, 2. Vol. 76. Il n’existe cependant pas de définition unique de la bureaucratie représentative en raison de ses déclinaisons différentes selon les pays. Nous n’en retraçons ici que les lignes essentielles.

La bureaucratie représentative (ou street-level bureaucracy[9]bureaucratie de rue – traduction littérale) s’institue en tant que pouvoir discrétionnaire des agents en raison de leur fort niveau d’autonomie. Pour Vincent Dubois, l’exercice du pouvoir discrétionnaire suppose des possibilités de jeu avec les règles, surtout lorsque celles-ci sont floues ou équivoques, avec ses différentes variantes : des passe-droits jusqu’au zèle administratif, en passant par la « ruse » ou le contournement. Il ajoute que la souplesse érigée comme profession de foi des promoteurs de la bureaucratie représentative peut potentiellement se traduire en rigidité. Cette forme de pouvoir discrétionnaire est en effet complexe, car tout en se devant une certaine loyauté avec les orientations de l’État, elle essaye de conjuguer les aspirations des différents groupes d’intérêts. Ces contraintes multiples supposent donc nécessairement d‘opérer des arbitrages et des compromis (Groeneveld et Van de Walle 2010).

Sandra Groenveld et Steven Van de Walle montrent que les formes d’arbitrages entre groupes d’intérêts dépendent de leurs différents niveaux d’influence. Les groupes dominants sont ainsi particulièrement au centre de l’attention du pouvoir discrétionnaire (Groeneveld et Van de Walle 2010). C’est un mécanisme similaire que nous avons observé dans le cadre de la mise en œuvre de la politique de mixité sociale en France, ou certaines collectivités ont renoncé à s’impliquer en raison des pressions exercées par certains groupes organisés de parents d’élèves représentant le plus souvent les classes moyennes ou supérieures (Ben Ayed 2016). Agir dans l’intérêt des plus précaires suppose, pour la bureaucratie représentative, un véritable défi : Les fonctionnaires devraient devenir des entrepreneurs stratégiques et travailler activement pour les pauvres et les personnes défavorisées dans la société en exerçant leur pouvoir d’appréciation (Groeneveld et Van de Walle 2010). Selon nous, la priorisation académique relève typiquement de ce type de défi.

La priorisation académique : un pouvoir discrétionnaire renforcé ?

Ce détour par la théorie de la bureaucratie représentative et le pouvoir discrétionnaire soulève un ensemble de questions à propos de l’éducation prioritaire. Compte tenu de la latitude probable laissée aux académies pour prioriser certains établissements, quels seront les modes d’arbitrages privilégiés ? Dans un contexte de rigueur budgétaire, la priorisation académique ne risque-t-elle pas de constituer un levier de réduction de la voilure de l’éducation prioritaire qui plus est lorsque de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les avantages supposés indûs en direction des quartiers prioritaires ?

Le pouvoir discrétionnaire ne relève pas tout à fait d’un scénario de fiction en matière d’éducation prioritaire, il est en réalité déjà à l’œuvre. Depuis la mise en œuvre de la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) en 2001, les académies ont été dotées d’une plus grande marge d’autonomie financière, y compris dans la gestion de la masse salariale. La politique de gestion par enveloppe, consécutive au dialogue de gestion annuel avec le ministère, suppose que les académies opèrent des choix stratégiques en matière d’engagements budgétaires en agissant sur certains leviers tels que la fongibilité des crédits. La priorisation académique prolongerait ainsi un mouvement déjà amorcé de gouvernement par les chiffres et par les indicateurs de performance, marquant ainsi une nouvelle étape dans la responsabilisation des acteurs locaux.

Responsabiliser les acteurs locaux lorsque l’État est à court de solutions

La bureaucratie représentative, le pouvoir discrétionnaire, impliquent en effet une forte responsabilisation des acteurs locaux. Son recours ne relève cependant pas nécessairement d’une orientation idéologique forte (sauf dans les pays où elle est érigée en modèle organique de l’action de l’État), mais d‘un pis-aller en quelque sorte. Prenant plusieurs exemples récents de transformations de politiques publiques tels que l’assouplissement de la carte scolaire, le transfert du RMI/RSA aux conseils généraux, ou la réforme hospitalière, Vincent Dubois montre que le point commun de ces réformes est en effet la forte responsabilisation des acteurs locaux pour traiter des incertitudes auxquelles l’État lui-même n’est plus en mesure de faire face : Dans chaque cas, selon des modalités particulières, le personnel de ‘terrain’ est placé dans la situation de devoir arbitrer les questions posées par les réformes sans qu’elles y apportent de réponses, ou de ‘décider’ ce que ces réformes ne prévoient pas explicitement mais qu’elles sont bien faites pour imposer (comme la limitation du nombre de bénéficiaires du RMI). Il s’agit en bref de traiter ‘techniquement’ ce qui n’a pas été tranché politiquement, et donc de ‘fabriquer’ mais sous forte contrainte, les politiques publiques. (Dubois 2012).

La question essentielle du rôle de l’État dans un contexte de priorisation académique

Nous avons essayé d’analyser ici les risques et les enjeux de la priorisation académique en matière d’éducation prioritaire. S’il nous paraît en effet caduc de considérer que l’État central serait en mesure d’administrer seul de façon efficiente les politiques éducatives, le renvoi au plan local de la responsabilité des ciblages et de l’éligibilité des établissements, interroge par ricochet l’action de l’État. Pierre Mathiot et Ariane Azema postulent que cette nouvelle forme de gouvernance de l’éducation prioritaire serait de nature à repenser le sens même des politiques éducatives territoriales avec de nouveaux outils de dialogue et de régulation entre le niveau national et local, en misant à la fois sur le contrôle par l’État des choix effectués par les académies et l’obligation de transparence pour ces dernières. Il s’agit en effet d’une forme d’idéal à atteindre, mais qui est suspendu à différentes conditions.

À charge en effet aux académies d’opérer et de rendre compte de leurs choix en pleine concertation avec les communautés locales pour éviter les incompréhensions et la perception de choix arbitraires. À charge à l’État de donner aux académies des orientations claires et suivies dans le temps, de s’assurer de la loyauté des arbitrages au plan local, tout en accédant aux demandes de moyens pour permettre aux académies d’assurer leurs missions dans le souci d’une réduction des inégalités de scolarisation. À charge à l’État également de garantir aux usagers de l’école, et plus largement aux citoyens, de la transparence en matière de choix effectués pour l’éducation prioritaire. Comme nous l’avons développé dans une autre publication, bien qu’avec des avancées récentes, la norme en matière d’engagements budgétaires en faveur de l’éducation prioritaire était jusque-là l’opacité, masquant des sous-engagements bien réels (Ben Ayed 2017).

Le sujet de l’éducation prioritaire ne saurait ainsi se réduire à des considérations techniques, somme toute fondamentales, il est également éminemment politique. La rédaction d’un tel rapport ne saurait à lui seul lever les incertitudes et les suspicions à propos de l’engagement réel et sincère de l’État en matière d’éducation prioritaire, tant les dernières décennies ont été marquées par de trop nombreux coups d’arrêts, relances timides, ou mises en sommeil.

Choukri Ben Ayed
Professeur de sociologie
Université de Limoges GRESCO

Bibliographie

Ben Ayed C., Butzbach E., Ce que nous apprend l’observation d’une politique de mixité sociale au collège : le cas de l’agglomération toulousaine, in Ben Ayed C. et Maryan Lemoine M. (dir), Collectifs et collectivités à l’épreuve des enjeux éducatifs, PULIM, 2020

Ben Ayed C., La lutte contre la ségrégation scolaire un objet privilégié des processus de conscientisation politique dans les quartiers populaires : le cas de la mobilisation du Petit Bard, in Ben Ayed C., Marchan F., (dir), Regards croisés sur la socialisation. Contextes, générations, ethnicisation, Limoges, PULIM, 2019

Ben Ayed C., L’éducation prioritaire interrogée du point de vue de l’égalité juridique et de la politique d’égalité, Revue française d’administration publique, ÉNA n° 162, 2017. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2017-2-page-369.htm

Ben Ayed C., Les acteurs locaux aux prises avec l’injonction paradoxale de la mixité sociale à l’école, Espaces et sociétés, n°166, 2016. URL : https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2016-3-page-15.htm

Ben Ayed C., « Mixité sociale et poids des solidarités dans la Loire », in Broccolichi S. Ben Ayed C. Trancart D., et al, École : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française, Paris, La découverte, 2010

Broccolichi S. Ben Ayed C. Trancart D., et al, École : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française, Paris, La Découverte, 2010

Groeneveld S., Van de Walle S., (2010), Une théorie contingente en matière de bureaucratie représentative : pouvoir, égalité des chances et diversité, Revue internationale des Sciences Administratives, 2. Vol. 76. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-administratives-2010-2-page-257.htm

Notes[+]