Chacun pour soi ou savoirs pour tous : quelle école pour demain ?,  Christine Passerieux,  Numéro 8

Les mystifications de « l’innovation »

L’innovation, la « révolution » pédagogique sont devenus des produits qui se vendent bien, d’autant mieux que l’école française est la plus sélective de l’OCDE, et que, comme le signale le rapport Delahaye[1]Jean-Paul Delahaye, Grande pauvreté et réussite scolaire, le choix de la solidarité pour la réussite de tous, mai 2015 « la résistance à la démocratisation de la réussite est très forte ». Relayés par l’institution pour beaucoup, par les médias très largement, ces « bouleversements » annoncés (et souvent autoproclamés) rencontrent un succès contrasté dans le monde enseignant, de plus en plus confronté à des difficultés dans l’exercice du métier ; privé d’une formation initiale qui outille vraiment et d’une formation continue permettant de penser la pratique de son métier avec d’autres ; soumis aux injonctions contradictoires de sa hiérarchie ; rendu responsable de l’échec scolaire… Ces « solutions » radicales et soudaines (voire cycliques) prétendent répondre aux questions quotidiennes des enseignants : comment prendre en compte chaque élève pour les faire réussir tous ? Comment donner le goût des apprentissages scolaires ? Comment redonner confiance ? Pour ce faire, et là est la subtilité séductrice, elles s’appuient sur des résultats de recherches, d’analyses qui dénoncent un traitement ségrégatif des différences de rapport à l’école des élèves, récusent une conception techniciste des apprentissages sur fond de décrochage scolaire, interrogent une approche cumulative des connaissances et étroitement transmissive de leur acquisition…

“ L’innovation, comme la modernité, relèvent du dictionnaire de la novlangue et nécessitent un décryptage. ”

Alors fleurissent des dispositifs, de « bonnes méthodes », disponibles pour certaines sur le marché de l’éducation et dont les fondements ne sont pas interrogés. Or là est bien la question centrale : sur quelles théories de l’apprentissage et du développement, sur quelles conceptions de l’enseignement, sur quelles valeurs, s’appuient les dispositifs proposés. Que promeuvent-ils derrière un apparent bon sens ? De quelles idéologies plus ou moins masquées procèdent-elles ? L’innovation, comme la modernité, relèvent du dictionnaire de la novlangue et nécessitent un décryptage.

Les différences ne sont pas naturelles

Le « bon sens » est convoqué pour masquer l’entreprise idéologique : toutes ces potentialités laissées en jachère, ces enseignements magistraux qui entraînent ennui et décrochage…

Il n’est plus ouvertement question de dons ou de handicap-socio-culturel. Mais assez habilement, alors que le libéralisme prône l’individualisation, le triomphe du destin particulier, la croyance en un possible parcours de réussite basé sur un supposé mérite, sont valorisées les différences entre les personnes, différences naturalisées en invoquant la multiplicité des besoins, gouts, intérêts, voire intelligences… relevant de personnalités singulières. Ainsi Gardner[2]H Gardner, Les intelligences multiples : La théorie qui bouleverse nos idées reçues. Retz, juin 2008, définit-il huit intelligences en expliquant : « Si j’avais parlé de différents talents, ma théorie n’aurait pas un impact aussi fort, car nous savons tous que nous avons différents talents. J’ai utilisé le mot intelligence délibérément, comme une façon stimulante de poser la question suivante : pourquoi appeler intelligent quelqu’un qui est doué pour les chiffres, et utiliser un autre terme pour quelqu’un qui serait meilleur dans le traitement d’informations spatiales ou plus efficace dans les relations avec les autres ? »[3]H. Gardner, Interview, Cahiers pédagogiques n°437, 2005

Désormais les modalités d’apprentissages elles-mêmes seraient naturelles. Ainsi Céline Alvarez, l’auteure très médiatisée de l’ouvrage « Les lois naturelles de l’enfant » (sic) balaie d’un revers de main ce qui est désormais admis depuis des dizaines d’années par la communauté scientifique (plusieurs disciplines sont concernées) et/ou pédagogique : d’une part « la structure intime de la matière cérébrale est le reflet de l’histoire vécue. On comprend dès lors que l’on ne peut séparer l’inné de l’acquis : l’inné apporte la capacité de câblage entre les neurones, l’acquis permet la réalisation effective de ce câblage »[4]Catherine Vidal, « La plasticité cérébrale, clef des apprentissages », Carnets Rouges n°3, mai 2015 ; d’autre part les enfants qui entrent à l’école sont des êtres de culture ayant déjà construit des représentations du monde et plus particulièrement de l’école et des apprentissages qui ne sont en rien innées. Evacués les travaux de Piaget, Wallon ou encore Vygotski et Bourdieu, ceux plus récents des sciences de l’éducation et de la sociologie critique. En lieu et place d’analyses étayées pour faire reculer l’échec… un étayage individuel et bienveillant, qui comme l’écrit Paul Devin ressort « de l’idéologie, au sens marxiste du terme », c’est-à-dire d’une transformation « des réalités contingentes, sociales et économiques, en caractéristiques universelles et naturelles de l’être humain »[5]Paul Devin, « Les vérités de Céline Alvarez », Blog Médiapart, le 1er septembre 2016. Montessori, dont les travaux sont repris autant que déformés, a certes bouleversé le regard sur les enfants au tout début du XXème siècle mais ses principes relèvent d’une vision naturalisante du développement humain : « L’origine du développement réside dans l’âme. L’enfant … grandit parce que la vie potentielle en lui s’épanouit, devient réalité, parce que l’embryon fécond qui est à l’origine de sa vie continue son développement conformément à son programme biologique héréditaire »[6]Maria Montessori, Pédagogie scientifique, Desclée de Brouwer, 1958

L’école publique seule peut garantir l’égalité

L’école en s’intéressant aux spécificités individuelles plutôt qu’aux capacités de tous ne remplit pas sa mission qui est d’être non pas au service des individus mais de l’intérêt général. L’école ne peut enseigner à chacun ce qu’il souhaite (et donc connaît déjà) mais à tous des connaissances scientifiques, raisonnées que les élèves vont devoir s’approprier et non cumuler. L’école n’a pas à s’adapter aux intérêts ou besoins de chacun, à des rythmes individuels (dans la confusion entre rythmes de développement biologique et rythmes d’apprentissage), ou encore à des « motivations » (concept caméléon disait J.P. Astolfi dans la Saveur des savoirs ») mais bien à créer ces besoins, ces intérêts, le désir de se déplacer, et ainsi permettre à tous de construire une véritable autonomie émancipatrice (qui n’a rien à voir avec le choix ponctuel d’une activité). « L’école exige une rupture avec ce fonctionnement spontané de la pensée, chaque discipline introduisant des outils théoriques nouveaux »[7]Jean-Pierre Astolfi, Interview, Café pédagogique, 15/10/2008 et c’est en cela qu’elle peut mobiliser les élèves, leur permettant de s’affronter à l’altérité qui provoque l’engagement.

“ Le savoir n’est ni la connaissance ni l’information, mais résulte d’un important effort d’objectivation. ”

C’est bien pour cela qu’il faut veiller à ce que l’école publique demeure un milieu commun. S’il est urgent de la défendre, il l’est tout autant de la transformer pour qu’elle assure réellement un droit égal à l’éducation et l’accès à ce droit. Dénoncer l’échec ségrégatif massif ne justifie en rien les relations étroites du système éducatif avec le monde marchand, qui prône une hiérarchie entre les individus, pour mieux sélectionner.

Des savoirs vivants

Ces idéologies véhiculent une conception des savoirs que l’on pourrait, comme des marchandises, capitaliser dans une approche très techniciste. Las ! Déchiffrer n’est pas lire, compter jusqu’à… n’est pas avoir compris la numération, manipuler des formes géométriques ne permet pas de les identifier. Le savoir (du latin sapere, avoir de la saveur) n’est ni la connaissance ni l’information, mais résulte comme l’écrit Astolfi d’un important effort d’objectivation. Produit d’un processus socio-historique, son appropriation effective autant qu’opératoire nécessite une élaboration intellectuelle. L’école est ce lieu spécifique où la construction d’outils conceptuels permet de dépasser l’immédiateté de l’expérience tout autant que de se libérer de conceptions anciennes, liées à son histoire singulière, d’exercer sa pensée critique.

Apprentissage et développement

Il ne suffit donc pas de faire pour apprendre, il ne suffit pas d’être dans l’action pour devenir élève. Et si l’apprentissage passe par l’action (particulièrement dans les classes des enfants les plus jeunes) cette action nécessite de passer par les mots c’est-à-dire de se traduire en réflexion, en pensée, démarche qui exige la présence d’un collectif comme celle de l’adulte. Sauf à n’avoir pour ambition à l’école maternelle que de voir les enfants accomplir des tâches telles que boutonner son manteau, boucher un feutre… Cette nécessaire compréhension est le moteur d’une mobilisation des élèves : quand je comprends je peux m’aventurer ailleurs, convaincu de ma capacité à le faire, en mesure d’en prendre le risque. On est loin de la motivation prétendument naturelle qui demeure extérieure au sujet. Dans ce processus, le collectif engage à l’argumentation, au débat, aux contradictions et seul permet de sortir du déjà là de ses représentations pour se construire une pensée singulière.

Bienveillance vs pédagogie : enseigner est un métier

Montessori écrit à propos de l’enseignant que « ses meilleurs atouts sont des vertus et non des paroles ». Elle prône un retrait de l’adulte qui doit éviter d’intervenir auprès de l’élève. Il ne s’agit pas d’enseigner (au sens de transmettre) mais bien de laisser chaque enfant réaliser son plan naturel de développement. Au nom de la bienveillance. Le « aide-moi à le faire moi-même » au cœur de la pédagogie Montessori repose donc sur une conception naturalisante du développement, où les savoirs sont convoqués par les enfants, individuellement, lorsqu’ils sont prêts. Qui est prêt et quand ? Pour Vygotski ce sont les apprentissages qui précèdent le développement et non l’inverse, le précèdent et le provoquent. En effet aucun éducateur n’attend qu’un enfant sache parler pour s’adresser à lui !

Défendre la recherche

Désormais il n’y aurait de sciences que les neurosciences, ce qui permet ainsi d’évacuer les sciences humaines et la dimension socioculturelle des questions éducatives. Une seule réponse, la bonne, mais bien loin de la complexité du problème et d’ailleurs très discutée : l’autoritarisme à défaut d’autorité ! Ainsi l’utilisation de l’imagerie cérébrale comme « preuve » alors qu’il ne s’agit en rien de « photos du cerveau »[8]Elena Pasquinelli, Mon cerveau, ce héros, mythes et réallités, Le Pommier, 2015. « Sous une fausse impression de facilité, de visibilité, d’accessibilité, se cachent des techniques et des procédés d’analyse des données parmi les plus complexes dans le cadre de la recherche sur le cerveau ». Et Catherine Vidal[9]Catherine Vidal, op cit. écrit : « l’IRM donne un cliché instantané de l’état du cerveau d’une personne à un moment donné mais n’apporte pas de connaissances sur son histoire, ses motivations ou son devenir ».

“ La posture autoritaire instrumentalise la science pour promouvoir une idéologie qui ne dit pas son nom. ”

Il ne s’agit pas de récuser la science mais bien de dénoncer une tromperie quant à l’unanimité ou la neutralité scientifique. Par ailleurs les relations entre recherches scientifiques et pédagogie ne sont ni automatiques ni unanimes et nécessitent des conditions. Enfin la communauté scientifique veille en général à la confrontation de ses travaux pour aboutir à des consensus (CNESCO et apprentissage de la lecture) en évitant toute injonction, ou préconisation universelle. La posture autoritaire instrumentalise la science pour promouvoir une idéologie qui ne dit pas son nom.

Quels enjeux pour une réelle démocratisation ?

Au nom de la modernité fleurissent ainsi de manière récurrente des solutions miracles qui ont le grand avantage, d’éviter en leurs noms les sujets qui fâchent et en particulier de réfléchir aux liens de corrélation entre inégalités sociales et échec scolaire. Il ne s’agit pas de changer quoi que ce soit à l’existant mais de l’aménager pour que chacun devienne ce qu’il est !!!

Il semble urgent de rétablir de la réflexion, quand la simplification est de règle ; de se méfier du sensationnel. Mystification et mythification empêchent l’accès à la connaissance. Faut-il rappeler la convergence des données de la recherche concernant les relations inséparables de l’inné et de l’acquis : « l’inné apporte la capacité de câblage entre les neurones, l’acquis permet la réalisation effective de ce câblage ».

« Nos capacités psychiques supérieures écrit Lucien Sève[10]Lucien Sève, Destins scolaires, sciences du cerveau et néolibéralisme, Carnets Rouges n°5, décembre 2015 n’ont pas du tout leur origine dans le cerveau. Ainsi le lieu premier de la langue maternelle n’est pas le cerveau mais la famille et au-delà d’elle le monde social. De même pour pensée conceptuelle, calcul mental, création artistique, sens civique, et tant d’autres capacités qui ne proviennent pas du dedans biologique mais du dehors social – la pensée logique n’est pas née du cerveau mais du dialogue ».

Pour Lucien Sève encore « prétendre éclairer les destins scolaires par la moderne « science du cerveau » participe d’une vraie imposture idéologique : la biologisation du psychique, qui maquille en données natives auxquelles nous ne pourrions rien des effets de structures et décisions sociopolitiques par quoi d’innombrables enfants sont privés de leur droit concret à un plein développent humain ».

L’éducation, la culture ne sont pas des suppléments d’âme bien qu’elles n’occupent quelque place dans les médias ou les discours politiciens que pour mieux justifier les fatalités. Seuls les enseignants, chacun et tous, pourront faire reculer des idéologies misérabilistes et inégalitaires qui menacent le sens même de leur métier.

Christine Passerieux
Rédactrice de Carnets Rouges

Notes[+]