Danièle Linhart,  Numéro 13,  Quelques idées communistes pour l'éducation

Les multiples visages de la domination patronale

La pensée taylorienne visait la promotion de l’interchangeabilité et l’expulsion de la singularité. L’objectif était, pour l’employeur, de ne pas dépendre des connaissances, des savoirs et savoir-faire des ouvriers et surtout de leur subjectivité dans la mise en œuvre du travail. Donc de s’approprier les connaissances que détenaient alors les ouvriers de métiers pour leur imposer une organisation du travail constituée de prescriptions, gammes opératoires, délais alloués très détaillés pour une activité parcellisée et répétitive. Cette pensée taylorienne s’enrichira ensuite des possibilités techniques offertes par les chaines de montage pour asservir plus encore chaque ouvrier à une organisation du travail capable d’imposer un rythme mécanique. Il s’agit d’inscrire dans la contrainte et le contrôle dans l’organisation même du travail.

L’ouvrier dominé par l’organisation du travail et isolé sur son poste de travail : telles étaient donc les conditions voulues par les directions pour une démarche permanente de réduction des coûts afin d’atteindre une rentabilité satisfaisante du capital.

“ Dans les situations de travail même les plus taylorisées, toute activité exige des savoirs informels, tacites, qui se fondent sur une mobilisation subjective de chacun et favorisent la solidarité, l’entraide, l’échange entre les ouvriers. ”

Les enquêtes de terrain ont révélé que cet objectif n’était jamais totalement atteint. Dans les situations de travail même les plus taylorisées, toute activité exige des savoirs informels, tacites, qui se fondent sur une mobilisation subjective de chacun et favorisent la solidarité, l’entraide, l’échange entre les ouvriers. Cela illustre la différence entre le travail prescrit et le travail réel, comme l’existence de collectifs eux aussi informels qui jouent un rôle fondamental dans la production de ces savoirs, dans le rapport au travail et la capacité de contestation. Ils ont entretenu le sentiment d’un destin commun, celui de producteur exploité et ont débouché sur une remise en question massive de l’organisation taylorienne, comme cela a été le cas autour de mai 68 en France plus particulièrement.

Du management des individus….

La violente contestation de l’ordre taylorien a suscité l’émergence d’un nouveau modèle qui s’est auto désigné comme post taylorien. Il se veut en rupture totale avec la logique du passé. En réalité, il ne rompt pas avec la philosophie taylorienne de réduction des coûts en permanence, il s’agit toujours de faire plus avec moins (c’est le lean management) mais il se fonde sur la mobilisation de la singularité de chacun pour y parvenir. Il fait la promotion de la spécificité de chaque salarié et prétend vouloir lui donner la reconnaissance, l’autonomie et le respect qu’il mérite. Le nouveau modèle managérial repose en effet sur l’individualisation et la personnalisation de la mise au travail pour inverser un rapport de forces qui était devenu bien trop défavorable, mais aussi pour trouver le moyen de convaincre chaque salarié de se mobiliser entièrement au service de sa direction, selon les critères d’efficacité, qualité et rentabilité définis unilatéralement par celle ci.

“ Cela illustre la différence entre le travail prescrit et le travail réel, comme l’existence de collectifs eux aussi informels qui jouent un rôle fondamental dans la production de ces savoirs, dans le rapport au travail et la capacité de contestation. ”

Cette nouvelle orientation introduit ainsi une réelle rupture avec la philosophie taylorienne qui préconisait d’éliminer, dans la mise en œuvre du travail, toute mobilisation de la subjectivité ouvrière considérée comme dangereuse. Il ne fallait, selon Taylor, surtout pas dépendre de la bonne ou mauvaise volonté des ouvriers, de leur état d’esprit et de leurs états d’âmes. En mettant la subjectivité au cœur du modèle, le management moderne prend un risque, celui de voir les salariés privilégier leurs propres valeurs professionnelles, citoyennes, morales au détriment de celles de leur direction. D’où l’émergence de stratégies destinées à canaliser, modeler et orienter ces subjectivités dans le sens recherché.

Trois orientations sont à l’œuvre : la mise en concurrence des salariés ou agents, la psychologisation de leur relation au travail et la mise en place de procédures, protocoles, méthodologies, process et bonnes pratiques (pensés par des experts de grands cabinets internationaux) qui véhiculent des critères d’efficacité, qualité et rentabilité bien spécifiques ainsi que des moyens de contrôle très resserrés.

Chaque salarié doit mobiliser des dimensions personnelles (sens de l’adaptation, intuition, audace, imagination, résistance au stress, gout de la compétition) pour faire au mieux son travail avec des méthodes de travail imposées qu’il doit rendre efficaces, opérationnelles et pertinentes. L’objectif est que chacun développe un savoir, un savoir faire non prescrits, (adaptés aux situations de travail fluctuantes qui sont les siennes) strictement conformes aux critères d’efficacité et de qualité prescrits.

Pour l’y inciter on le sollicitera d’une manière ultra personnalisée, en jouant sur ses aspirations à la reconnaissance, sur ses désirs narcissiques, sa peur de perdre sa place et son emploi, la honte de ne pas être à la hauteur etc.

“ La mémoire a un défaut aux yeux du management, elle véhicule des valeurs professionnelles, des valeurs morales potentiellement en désaccord avec les critères d’efficience voulus, et s’inscrit dans une socialisation où les collectifs jouent un rôle important notamment en termes d’opposition et de contestation. ”

Et pour le contrôler, le management privilégie le changement, l’agilité, la fluidité, la flexibilité, afin de disposer d’un personnel « rénové  » en permanence (même s’il est stabilisé dans son emploi) et donc sans mémoire. Car la mémoire a un défaut aux yeux du management, elle véhicule des valeurs professionnelles, des valeurs morales potentiellement en désaccord avec les critères d’efficience voulus, et s’inscrit dans une socialisation où les collectifs jouent un rôle important notamment en termes d’opposition et de contestation.

La subjectivité des employés est ainsi sous influence car elle constitue un enjeu de taille. On comprend l’importance que prennent les Direction des Ressources Humaines avec leur chief happiness officer (les responsables en chef du bonheur), les coachs, les consultants en tous genres, les gourous, les managers de proximité. Ils jouent un rôle décisif pour le façonnage des salariés, et leur mise en adéquation avec des exigences de plus en plus élevées en termes de missions et d’objectifs,

Ce modèle présente des avantages certains, dont la faiblesse de la représentation syndicale et la difficulté pour les salariés de contester les critères de performance et les méthodes de travail imposées. Pris dans les rets de l’épreuve solitaire que constitue désormais leur travail, confrontés à un changement incessant qui leur fait perdre leurs repères et le bénéfice de leur expérience, ils ne sont pas enclins à contester, à s’opposer, à imposer leur point de vue. Chercher à imposer un point de vue individuel dans une organisation qu’on ne comprend pas est impensable.

Mais il présente nombre d’inconvénients. Il exige une armada d’intervenants coûteux (qui orchestrent le changement permanent et la mise sous tutelle des subjectivités), il requiert une bureaucratie imposante de mise en place des procédures, protocoles et de contrôle et il enferme la ressource humaine dans une posture de vulnérabilité anxiogène, qui paralyse sa créativité. Il assèche la transmission de l’expérience qui devient systématiquement obsolète et qui ne bénéficie pas de l’existence de collectifs pour la porter et l’enrichir.

Ce modèle est source de critiques en raison des nombreux risques psychosociaux, de la souffrance au travail, des burn out, des suicides et des addictions à des substances psycho actives qu’il occasionne. Sa légitimité s’effrite et certains trouvent le chemin de « l’indépendance  » en fuyant le salariat. Ils bénéficient d’une loi datant de 2008 qui facilite l’installation en auto entrepreneur. Ils sont nombreux à dépendre alors des plateformes numériques telles que Uber ou Deliveroo. On connaît les travers de ces formes d’auto emploi qui ne débouchent pas sur les droits, les protections et garanties inscrits dans le code du travail. Les grèves des chauffeurs Uber comme des cyclistes Deliveroo ont largement démontré le peu de liberté que les auto entrepreneurs dépendants de ces plateformes ont en réalité et leurs difficultés à se payer correctement. Je ne m’y attarderai pas.

… A l’auto management

Mais l’on trouve un mouvement de contestation de l’intérieur du salariat qui mérite toute l’attention car il est porté par certains dirigeants eux-mêmes. Il connaît un véritable engouement en France, avec une couverture médiatique imposante et bénéficie du décorum que lui confère Isaac Getz (professeur à l’ESCP, Ecole Supérieure de Commerce de Paris et auteur de nombreux livres sur la question). Plusieurs directions d’entreprises qui ont pignon sur rue se déclarent libérées, en marche vers la libération ou proches (avec la responsabilisation, l’horizontalité etc. ).

Ce mouvement a la prétention de donner aux salariés la liberté d’agir, individuellement et collectivement, en prenant acte des savoirs, savoir faire et connaissances qu’ils élaborent au fur et à mesure, de l’expérience qu’ils accumulent dans leur confrontation quotidienne avec leur travail. Il critique fortement le management actuel qu’il épingle pour sa bureaucratie sur dimensionnée, basée sur le principe de la défiance à l’égard des salariés, qui contrôle sans cesse et ne donne aucun pouvoir, aucun sentiment de pouvoir aux salariés. Il dénonce un management intermédiaire qui n’a pas de réelle utilité mais pèse à la fois sur les finances et sur ses salariés qui ne se sentent pas en situation de faire leur travail par manque de marge de manœuvre.

Il faut donc libérer les salariés de cette bureaucratie et de ce management qui les rend malheureux, stressés, démotivés et donc peu efficaces. Le mal-être coûte cher. Il faut viser le bien être des salariés en leur donnant la possibilité de… mettre eux mêmes directement en œuvre la vision de l’entreprise donnée par son leader. Il faut donc des leaders charismatiques et des followers motivés.

Le nouveau modèle se base sur l’auto motivation, l’auto discipline, l’auto contrôle, l’auto management. L’entreprise ne ressemblera plus à une pyramide hiérarchisée mais sera plus horizontale avec des cercles qui s’entremêlent, où il y a aura des leaders d’équipes, de territoires et de zones à géométrie variable.

Le mouvement des entreprises libérées est intéressant car il offre une critique en règle de nombre de travers du management moderne et notamment du recours excessif à des protocoles, normes, règles, procédures, pensés abstraitement par des consultants à distance du travail concret. Mais il est intéressant également en ce qu’il donne lieu à une critique en règle portée par des consultants RH ou proches de ce milieu, qui mettent en évidence les dimensions problématiques de cette nouvelle orientation.

Ils évoquent un phénomène qui s’apparente aux logiques de secte, (tout le monde ne peut en être, il faut a priori être séduit par les règles du jeu), en ce qu’il demande aux salariés de s’identifier aux choix, orientations du leader et de se mobiliser de façon totale (en récupérant au passage certaines missions des DRH et des managers de proximité) et très intense avec des objectifs particulièrement exigeants. Par ailleurs, la question des rémunérations n’est pas considérée comme une question pertinente.

On comprend alors que plusieurs des entreprises nouvellement libérées atteignent des résultats financiers fort satisfaisants.

Ces avatars du management nous démontrent une fois de plus que le véritable problème, toujours occulté, au sein du salariat, est le lien de subordination qui place les salariés en situation d’assujettissement quelque soient les modalités de leur mise au travail. Nous assistons, que ce soit avec le management moderne ou les entreprises libérées, à des formes de plus en plus sophistiquées de subordination qui vont dans le même sens, celui de son individualisation, et personnalisation. Moyennant quoi, il redevient possible de réintroduire du collectif, mais un collectif particulier qui réunit des individus personnellement activés par les choix effectués par leur leader sans que ne soient véritablement mis en débat ni la finalité ni la qualité du travail.

Danièle Linhart
Directrice de recherche émérite au CNRS.
Membre du GTM_CRESPPA